06/03/2018

Duos : Fougeron


André Fougeron - Les coqueleux, de la série Le pays des mines, 1950
Huile sur toile
Tate Modern



L'histoire, et pas seulement l'histoire de l'art, a fait de Fougeron un oublié. Fougeron fut un temps le peintre officiel du PCF au nom du réalisme socialiste. Fougeron était le peintre à son créneau (1), tantôt encensé, tantôt vilipendé par par Aragon au fil des sinuosités du stalinisme français. Mais on peut tout aussi bien ne pas l'enfermer dans le jdanovisme et considérer Fougeron comme un peintre qui, comme tous les peintres, a évolué (2).

Né dans une famille ouvrière, apprenti-dessinateur, ouvrier métallurgiste puis chômeur, peintre formé aux cours du soir et militant des Maisons de la culture (3), Fougeron fait partie du groupe des Indélicats, avec Edouard Pignon. Il adhère au PCF en 1939 quand ce n'est pas vraiment à la mode. Actif dans la résistance communiste, il est l'imprimeur clandestin de Vaincre et des Lettres françaises. Il cofonde le Front National des Arts (4). En 1946, le montant du Prix National des Arts lui permet de faire le voyage d'Italie - d'où la rencontre avec Renato Guttuso, dont j'ai déjà parlé.

Jusque là il est surtout classé dans la suite de Matisse, et proche de Pignon ou de Jacques Villon. C'est le Parti - et Aragon - qui le transforment en champion du jdanovisme à la française, avec les Parisiennes au marché de 1947 - l'autre artiste-phare du PCF de l'époque étant Boris Taslitzky, lui aussi résistant, déporté ayant entre autres dessiné Buchenwald de l'intérieur

La grande période de Fougeron, qui dure de 47 à 54,  coïncide avec l'hégémonie d'Auguste Lecœur au sein du parti. Maurice Thorez, atteint d'hémiplégie, est soigné à Moscou. André Marty et Charle Tillon ont été purgés (mais Duclos reste aux aguets). Auguste Lecœur, l'homme du Nord au sein du parti, tient l'appareil d'une main de fer, et apparaît comme le dauphin désigné. C'est alors qu'intervient, à la mort de Staline, l'affaire du portrait (5). 




Le Staline jeune dessiné par Picasso, publié par Aragon en première page des Lettres françaises, soulève l'indignation des lecteurs communistes qui ne reconnaissent pas leur petit père. Une campagne se déclenche contre Aragon, probablement à l'initiative de Lecœur.  Fougeron y participe activement et Aragon lui gardera une rancune tenace. Une fois Lecœur écarté au retour de Thorez, Aragon, conforté à la direction de la politique culturelle du Parti, exécutera Fougeron à travers sa critique de...




André Fougeron - Civilisation atlantique, 1953
Huile sur toile
Tate Modern



Civilisation atlantique, présenté au Salon d'automne de 1953. L'œuvre était déjà bien éloignée du "réalisme socialiste" officiel...



André Fougeron - Civilisation atlantique, 1953, détail



...mais ce n'était pas là le premier souci d'Aragon : "Mais l'invraisemblable ici [...], c'est la peinture même, hâtive, grossière, méprisante, du haut d'une maîtrise que l'on croit posséder une fois pour toutes, la composition antiréaliste, sans perspective vraie, par énumération de symboles, sans lien, sans respect de la crédibilité [...]. Il faut dire halte-là à Fougeron" (6). Ironie de l'histoire, c'est au moment où Fougeron prend ses distances d'avec le réalisme socialiste qu'Aragon le condamne... au nom d'un réalisme socialiste que lui-même jettera bientôt aux orties.

En décembre de la même année, une série d'articles dans la Nouvelle Critique, la revue théorique du Parti, clôt ce "débat sur la peinture" en désavouant implicitement Fougeron.

Même si son pontificat est terminé, le peintre reste fidèle au parti. Sa peinture a déjà évolué, elle évoluera encore...





André Fougeron - Tableau cynégétique 
ou l'hallali de Gustave Courbet, 1976



...ayant de plus en plus recours aux effets de collage et de déconstruction...




André Fougeron - Sans titre mais pas sans mauvaises intentions, 1983
Huile sur toile
Musée d'art moderne de Saint-Etienne



...qui sont aussi ceux de ses cadets de la figuration narrative.

Les Coqueleux font partie d'une série de quarante tableaux et dessins produits lors d'un séjour de plusieurs mois dans le bassin minier, à l'invitation de la fédération CGT des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais et sous l'égide d'Auguste Lecœur.  Cette série - une des réussites de la période "réaliste socialiste" - comprend en particulier Les Juges, exposés à Beaubourg.

Le tableau est au fond Fougeron de la Tate Modern : huit œuvres, dont trois majeures (avec les Coqueleux, Civilisation atlantique et le Retour du marché) et deux en exposition permanente. Il est assez amusant de constater que les anglais, qui n'ont jamais renié le réalisme en peinture, exposent Fougeron mieux que nous.


Pour aller plus loin sur les sujets abordés ici, on peut se reporter en ligne à un intéressant article de Lucie Fougeron sur le réalisme socialiste français dans les arts plastiques. La monographie la plus récente est celle du catalogue de l'exposition à la Piscine de Roubaix en 2014 : André Fougeron : voilà qui fait problème vrai, aux éditions Gourcuff-Gradenigo. Une courte biographie également, ainsi que deux jolies huiles, à la galerie Ceysson & Bénétière.






(1) André Fougeron, "Le peintre à son créneau", La Nouvelle Critique. Revue du marxisme militant, n°1, décembre 1948, p. 96-98.

(2) Et pour comprendre que les frontières du "réalisme" étaient fluctuantes il faudrait tirer de l'ombre un pan oublié de l'histoire de la peinture française entre 45 et 60, l'époque où un critique de droite, Pierre Restany, lançait autour de Bernard Buffet un mouvement baptisé Nouveau réalisme, pour faire pièce à cette autre Nouveau Réalisme impulsé par le PCF. L'époque où Fernand Léger pouvait naviguer entre ces lignes ennemies, l'époque enfin où l'Europe ne faisait pas grande différence entre le Nouveau Réalisme... et le pop art.

(3) Les premières, celles des années 30 nées grâce à Vaillant-Couturier, Aragon et l'A.E.A.R.

(4) Le Front National de l'époque, faut-il le rappeler, est l'organisation de résistance du PCF. On peut lire ici en ligne un résumé de l'activité de Fougeron dans la Résistance.

(5) Sur cette affaire voir par exemple Lucie Fougeron Une "affaire" politique : le portrait de Staline par Picasso, Communisme, n°53/54, 1998.

(6) Louis Aragon - "Toutes les couleurs de l'Automne", Les Lettres françaises, 12-19 novembre 1953, en remerciant René Merle pour cette citation.

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