10/01/2017

Une semaine Annenkov (6) : nous n’avons pas encore résolu le problème du bonheur d’une façon tout à fait précise


Iouri Annenkov - Portrait d'Evguéni Zamiatine, 1921
Via The Charnel-House




En 1920, Evgueni Zamiatine fut circuler le manuscrit d'un livre. Ce livre fut publié en Russie soixante-huit ans plus tard.



Les Tables... Collés sur le mur de ma chambre, leurs chiffres pourpres sur fond or me regardent d’un air à la fois sévère et tendre. Ils me rappellent malgré moi ce qu’autrefois on appelait l’« icône » et me donnent envie de composer des vers, ou des prières, ce qui revient au même. Ah ! que ne suis-je poète pour vous chanter comme vous le méritez, ô Tables, cœur et pouls de l’État Unique !

Nous tous, et peut-être vous aussi, avons lu, étant enfants, à l’école, le plus grand de tous les monuments littéraires anciens parvenus jusqu’à nous: l’« Indicateur des Chemins de Fer ». Mettez-le à côté des Tables et vous aurez le graphite et le diamant. Tous deux sont constitués de la même matière, de carbone, mais comme le diamant est transparent et éternel ! Comme il brille ! Quel est celui qui ne perd la respiration en parcourant les pages de l’« Indicateur » ? Eh bien, les Tables des Heures, elles, ont fait de chacun de nous un héros épique à six roues d’acier. Tous les matins, avec une exactitude de machines, à la même heure et à la même minute, nous, des millions, nous nous levons comme un seul numéro. À la même heure et à la même minute, nous, des millions à la fois, nous commençons notre travail et le finissons avec le même ensemble. Fondus en un seul corps aux millions de mains, nous portons la cuiller à la bouche à la seconde fixée par les Tables ; tous, au même instant, nous allons nous promener, nous nous rendons à l’auditorium, à la salle des exercices de Taylor, nous nous abandonnons au sommeil...

Je serai franc : nous n’avons pas encore résolu le problème du bonheur d’une façon tout à fait précise. Deux fois par jour, aux heures fixées par les Tables, de seize à dix-sept heures et de vingt et une à vingt-deux heures, notre puissant et unique organisme se divise en cellules séparées. Ce sont les Heures Personnelles. À ces heures, certains ont baissé sagement les rideaux de leurs chambres, d’autres parcourent posément le boulevard en marchant au rythme des cuivres, d’autres encore sont assis à leur table, comme moi actuellement.

On me traitera peut-être d’idéaliste et de fantaisiste, mais j’ai la conviction profonde que, tôt ou tard, nous trouverons place aussi pour ces heures dans le tableau général, et qu’un jour, les 86 400 secondes entreront dans les Tables des Heures.

J’ai eu l’occasion de lire et d’entendre beaucoup d’histoires incroyables sur les temps où les hommes vivaient encore en liberté, c’est-à-dire dans un état inorganisé et sauvage. Ce qui m’a toujours paru le plus invraisemblable est ceci : comment le gouvernement d’alors, tout primitif qu’il ait été, a-t-il pu permettre aux gens de vivre sans une règle analogue à nos Tables, sans promenades obligatoires, sans avoir fixé d’heures exactes pour les repos ! On se levait et on se couchait quand l’envie vous en prenait, et quelques historiens prétendent même que les rues étaient éclairées toute la nuit et que toute la nuit on y circulait.

Evguéni Zamiatine - Мы / Nous autres, 1920, Note 3
Trad. française par B. Cauvet-Duhamel
Source




C''est de Nous autres, on le sait, que George Orwell  s'est inspiré pour écrire 1984 - il a même emprunté à Zamiatine une bonne partie de la trame de son roman. Nous autres, écrit en 20, est traduit en anglais en 24, et cette même année la publication du roman en Russie est interdite. La traduction tchèque paraît en 27, et immédiatement après  une revue pragoise en publie en russe des extraits - traduits du tchèque (1)... C'est à la suite de cette publication, mais deux ans plus tard, que Zamiatine est attaqué et exclu en 29 de la direction de l'Union des écrivains, qui condamne publiquement son roman. Il ne peut désormais plus publier que des traductions. Il écrit à Staline pour demander d'être autorisé à émigrer. Gorki le soutient. Il peut enfin quitter l'URSS en 31.

Zamiatine, en-dehors de sa propre production, a joué un rôle, à travers son activité de formation littéraire à la Maison de Arts de Pétrograd, dans la formation du groupe des Frères de Sérapion.

Et, il faut le rappeler, Zamiatine était un bolchevik d'avant la révolution, plusieurs fois condamné et exilé sous le tsarisme. Il s'était ensuite rapproché de l'aile gauche des socialistes-révolutionnaires. En 1919, les S-R de gauche deviennent la cible des persécutions. Zamiatine est interrogé : "Regrettez-vous d’avoir quitté et souhaitez-vous réintégrer le Parti bolchevique ?", Réponse : "Non".

D'abord réfugié à Berlin, Evguéni Zamiatine est mort à Paris en 1937.

On trouvera ici (en français) et là (en anglais) deux biographies. 



(1) D'après ce que dit Zamiatine dans sa lettre à la Literatournaïa Gazeta du 7 octobre 1929, reproduite par Annenkov, Souvenirs de mes rencontres, pp. 322-326. L'intérêt de ces Souvenirs tient aussi au fait qu'ils reproduisent intégralement des documents d'époque aujourd'hui oubliés, et le plus souvent non traduits du russe.

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