25/01/2017

Une photo, une histoire, une veuve et un crocodile


Karl Bulla - Ilia Répine lit le journal annonçant la mort de Tolstoï, en présence de sa femme et de Korneï Tchoukovski, Kuokkala, Novembre 1910



Voilà la photo. Tolstoï vient de mourir, le 20 novembre 1910 (nouveau style). Répine en lit l'annonce dans Retsch (la Parole), le quotidien pétersbourgeois du parti constitutionnel-démocrate. Au-dessus de sa tête, un de ses nombreux portraits de l'écrivain.




Ilia Répine - Portrait de Léon Tolstoï et de Sophie Bers, son épouse, à Iasnaïa Poliana, 1907



Tout à droite de la photo, Korneï Tchoukovski - à côté de lui, son portrait par Répine...




Ilia Répine - Portrait de Korneï Tchoukovski, 1910



et au-dessus de sa tête, celui...




Ilia Répine - Portrait du peintre Isaac Brodski




...de Brodski qui, au cours de sa carrière, plutôt courte, peignit ceci,  ceci mais aussi cela.


La photo est prise (et un peu posée, vu la disposition des tableaux) à Kuokkala, en Finlande (aujourd'hui en Russie) tout près de Saint-Pétersbourg. Plus précisément aux Pénates, la datcha de Répine - une datcha sans aucun serviteur où les invités étaient accueillis par une pancarte "débrouillez-vous".

Tchoukovski était un habitué des Pénates, on l'y voit par exemple ici en 1915...







en compagnie de son second fils Boris et de Vladimir Maïakovski (à gauche). Et voici l'histoire.

On est en 1916 ou 17, Boris voyage en train avec son père. Boris est malade, Tchoukovski doit trouver un histoire pour le divertir. Il improvise le poème du Crocodile

Il était une fois
Un crocodile
Il marchait dans les rues
fumait des cigarettes
et parlait turc. -
Crocodile, crocodile,
Crocodilovitch !

Boris aime bien le poème; les autres enfants aussi puisque ce crocodile, quelques années plus tard...




Korneï Tchoukovski - Le crocodile, 1927
Illustrations de Nikolaï Remizov (Re-MI)
Source




bourré de nonsense à la russe...






...fait un joli succès : 500.000 exemplaires. Un classique instantané de la littérature enfantine.




Korneï Tchoukovski - Le crocodile, 1916-17, 1ère partie
Lu par Natalia Worrington
Mis en ligne par Stratnat



C'est alors qu'entre en scène la veuve.

Nadejda Kroupskaïa, veuve de Lénine (mort en 24) est alors à la tête de la Commission de la littérature pour enfants au GUS - CSEConseil Scientifique d'Etat au sein du commissariat du peuple à l'instruction. Elle lance une campagne de rectification des illustrés pour la jeunesse, en prenant pour cible le Crocodile, dans un article de la Pravda du 2 février 1928. Pour elle, le poème de Tchoukovski, c'est de "la fange bourgeoise": 

 "Au lieu de leur donner à entendre des faits sur la vie des crocodiles, on sert aux enfants un pur non-sens". 

Dans le même temps, un article de la Komsomolskïa Pravda pose en ces termes la question : "parler du gentil petit lièvre gris ou du plan quinquennal ? Contre une littérature pour enfants apolitique".


"On vient de m'apprendre qu'il y a un article de Kroupskaïa dans le journal. Pauvre de moi, vais-je de nouveau connaître la misère ?
J'écris ma réponse à Kroupskaïa, mais mes mains tremblent; je n'arrive pas à rester assis, il faut que je m'allonge."
Korneï Tchoukovski - Journal 1901-1929, entrée du 3 février 1928, p. 506
trad. Marc Weinstein, Fayard éd. 1997


Kroupskaïa était par elle-même assez butée, mais il se peut que d'autres l'aient poussée (1). De plus, ces attaques contre le Crocodile s'entremêlaient avec une campagne des critiques concurrents de Tchoukovski, qui menait de front ces deux activités, la littérature poétique pour enfants et les études littéraires, notamment sur Nekrassov.

Et Tchoukovski vécut ainsi, comme bien d'autres jusqu'au milieu des années 1950, se réfugiant dans la littérature pour enfants mais devant soumettre à la censure chaque conte et chaque poème, enfoui dans les besognes alimentaires, protégé au début par Gorki, protégeant ensuite, tant qu'il pouvait, les autres. Passant des compromis pour survivre (2). Mais revenons à notre histoire.

Dans cette lutte inégale il arrive que le nonsense revienne pervertir (ou détourner, ou distraire ?) le trop-plein de sens de l'idéologie. Le crocodile réapparaît dans Barmaleï (1925) une des aventures du Docteur Aïbolit (3). Barmaleï est un méchant ogre (4) qui surprend le bon docteur et les enfants qui l'accompagnent; il va les manger mais...



Léonid Amalric & Vladimir Polkovnikov - Barmaleï, 1941, d'après Korneï Tchoukovski
Mis en ligne par Kinograd



 ils sont sauvés par un crocodile qui avale Barmaleï. Le conte plaît tellement que l'on construit dans les années 1930 toute une série de Fontaines Barmaleï, sculptées par Roman Iodko, un des auteurs, après Ivan Shadr, de la série des Filles à l'aviron, dont les chats ont déjà parlé. Sur ces fontaines, des enfants font la ronde autour d'un gentil crocodile. La plus célèbre...



Roman Iodko - Fontaine Barmaleï, Stalingrad
photographiée le 23 Août 1942


...est celle qu'Emmanuel Evzérikhine a photographiée à Stalingrad en 1942, et dont on peut toujours voir, là-bas...





Fontaine Barmaleï
Musée de la bataille de Stalingrad
Source



...la réplique, sur une terre où sens et nonsense se côtoyèrent de si près.



Le portrait de Tchoukovski par Répine fait la couverture du premier volume du Journal :






















...un des témoignages les plus complets sur l'intelligentsia de l'époque, un voyage dans le ventre de la baleine, douze cents pages qui commencent avec Gorki et finissent avec Soljénitsyne.




Korneï Tchoukovski - Les meilleurs poèmes
Mis en ligne par Школа мам и пап




(1) Par Natan Vengrov, directeur du bureau central du CSE et directeur de la littérature enfantine et pour la jeunesse aux éditions d'état, cf. l'entrée du 26 mars 1928 du Journal de Tchoukovski.

(2) Ecrivant en 34, dans son journal, un éloge de Staline dont il ne pensait pas un mot, parce qu'il savait que ce journal pouvait être lu (et détruit) par le NKVD... Ami et défenseur de Pasternak mais signant la résolution de l'Union des écrivains qui le condamnait (reproduite par Iouri Annenkov, dans son Journal de mes rencontres, p. 608 de l'édition française).

(3) Inspiré du Dr Doolitlle de Hugh Lofting. Tchoukovski était anglophile et fin connaisseur de la littérature anglaise pour enfants. Il a notamment adapté en russe les Contes de ma mère l'Oye, mais à partir de leurs versions anglaises, les Mother Goose rhymes.

(4) Son nom lui aurait été donné par Mstislav Doboujinski, un jour qu'il se promenait, avec Tchoukovski dans la rue Barmaléiéva de Saint-Pétersbourg. Doboujinski demande d'où vient le nom de la rue, et Tchoukovski émet des hypothèses : un médecin anglais, un parfumeur nommé Bromley ? Pas du tout, répond Doboujinki, ce devait être un terrible brigand, Barmaleï - et il le dessine, avec des moustaches.



Aucun commentaire: