14/11/2016

Une semaine de lecture (7) : Méditations sur deux cadavres


 François Hollande au colloque "la gauche et le pouvoir" organisé par le think tank Terra Nova et la Fondation Jean Jaurès, théâtre du Rond-Point, 3 mai 2016.




La matière propre de l'art politique, c'est la double perspective, toujours instable, des conditions réelles d'équilibre social et des mouvements d'imagination collective. Jamais l'imagination collective, ni celle des foules populaires, ni celle des dîners en smoking, ne porte sur les facteurs réellement décisifs de la situation sociale donnée ; toujours ou elle s'égare, ou retarde, ou avance. Un homme politique doit avant tout se soustraire à son influence, et la considérer froidement du dehors comme un courant à employer en qualité de force motrice. Si des scrupules légitimes lui défendent de provoquer des mouvements d'opinion artificiellement et à coups de mensonges, comme on fait dans les Etats totalitaires et même dans les autres, aucun scrupule ne peut l'empêcher d'utiliser des mouvements d'opinion qu'il est impuissant à rectifier. Il ne peut les utiliser qu'en les transposant. Un torrent ne fait rien, sinon creuser un lit, charrier de la terre, parfois inonder ; qu'on y place une turbine, qu'on relie la turbine à un tour automatique, et le torrent fera tomber des petites vis d'une précision miraculeuse. Mais la vis ne ressemble nullement au torrent. Elle peut sembler un résultat insignifiant au regard de ce formidable fracas ; mais quelques-unes de ces petites vis placées dans une grosse machine pourront permettre de soulever des rochers qui résistaient à l'élan du torrent. Il peut arriver qu'un grand mouvement d'opinion permette d'accomplir une réforme en apparence sans rapport avec lui, et toute petite, mais qui serait impossible sans lui. Réciproquement il peut arriver que faute d'une toute petite réforme un grand mouvement d'opinion se brise et passe comme un rêve.




 Simone Weil au moment où elle s'engage dans la colonne Durruti pendant la guerre civile espagnole, 1936



Pour prendre un exemple parmi bien d'autres, au mois de juin 1936, parce que les usines étaient occupées et que les bourgeois tremblaient au seul mot de soviet, il était facile d'établir la carte d'identité fiscale (1) et toutes les mesures propres à réprimer les fraudes et l'évasion des capitaux, bref d'imposer jusqu'à un certain point le civisme en matière financière. Mais ce n'était pas encore indispensable, et l'occupation des usines accaparait l'attention du gouvernement comme celle des multitudes ouvrières et bourgeoises. Quand ces mesures sont apparues comme la dernière ressource, le moment de les imposer était passé. Il fallait prévoir. Il fallait profiter du moment où le champ d'action du gouvernement était plus large qu'il ne pouvait jamais l'être par la suite pour faire passer au moins toutes les mesures sur lesquelles avaient trébuché les gouvernements de gauche précédents, et quelques autres encore. C'est là que se reconnaît la différence entre l'homme politique et l'amateur de politique. L'action méthodique, dans tous les domaines, consiste à prendre une mesure non au moment où elle doit être efficace, mais au moment où elle est possible en vue de celui où elle sera efficace. Ceux qui ne savent pas ruser ainsi avec le temps, leurs bonnes intentions sont de la nature de celles qui pavent l'enfer. 

Parmi tous les phénomènes singuliers de notre époque, il en est un digne d'étonnement et de méditation ; c'est la social-démocratie. Quelles différences n'y a-t-il pas entre les divers pays européens, entre les divers moments critiques de l'histoire récente, entre les diverses situations ! Cependant, presque partout, la social-démocratie s'est montrée identique à elle-même, parée des mêmes vertus, rongée des mêmes faiblesses. Toujours les mêmes excellentes intentions qui pavent si bien l'enfer, l'enfer des camps de concentration. Léon Blum est un homme d'une intelligence raffinée, d'une grande culture ; il aime Stendhal, il a sans doute lu et relu la Chartreuse de Parme ; il lui manque cependant cette pointe de cynisme indispensable à la clairvoyance. On peut tout trouver dans les rangs de la social-démocratie, sauf des esprits véritablement libres. La doctrine est cependant souple, sujette à autant d'interprétations et modifications qu'on voudra ; mais il n'est jamais bon d'avoir derrière soi une doctrine, surtout quand elle enferme le dogme du progrès, la confiance inébranlable dans l'histoire et dans les masses. Marx n'est pas un bon auteur pour former le jugement ; Machiavel vaut infiniment mieux.

Simone Weil - Méditations sur un cadavre, projet d'article non publié (juin ou juillet 1937)
Œuvres complètes T. II, Ecrits historiques et politiques, Vol. 3, Vers la guerre (1937-1940)
Gallimard éd., 1989, pp. 76-77.
Version en ligne ici.



(1) La carte d'identité fiscale, aujourd'hui oubliée, était instituée par la loi du 23 décembre 1933 qui disposait que "nul ne pourra percevoir d'intérêts, revenus ou autres produits de valeurs mobilières sans présenter à l'établissement payeur une carte d'identité". Les établissements payeurs devaient remettre chaque année un relevé des cartes d'identité et des sommes versées correspondantes sous peine d'une amende de 1.000 à 10.000 francs de l'époque par contravention. Instituée pour empêcher la dissimulation fiscale des revenus mobiliers, cette carte n'entra jamais vraiment en application, tant durant la législature issue du second cartel des gauches, qui l'avait votée, que sous le Front Populaire qui l'abandonna finalement, cela sous la pression de la haute administration fiscale de l'époque venant en relais des intérêts menacés. Sur ces épisodes on peut trouver quelques détails supplémentaires ici ou .




A propos du séjour de Simone Weil dans la colonne Durruti, on peut lire quelques compléments utiles ici.



Remarque : Simone Weil a écrit ces pages à la suite de la démission du gouvernement Blum le 22 juin 1937 - le gouvernement de Juin 36 n'est plus, ainsi commence son article. C'est de ce cadavre qu'il s'agit, et tout particulièrement des mesures financières - dévaluation et contrôle des changes - qu'il n'a pas su prendre au plus tôt et qui lui ont manqué pour durer. Pourquoi faire le parallèle avec notre pauvre actualité - conséquence, elle, non pas de l'hésitation mais de l'entêtement que notre propre cadavre en sursis a mis à se fourrer dans une impasse ?

Ce serait évidemment verser dans la galéjade que de supposer que le gouvernement actuel de la France s'inspire de la doctrine de Marx, ou d'ailleurs de quelque doctrine que ce soit à part celle, déjà largement discréditée, d'Arthur Laffer et ses émules. De même, il faudrait manquer singulièrement du sens de la perspective pour mettre François Hollande à la hauteur de Léon Blum, au motif que le premier est plus près de nous - au vrai, seul le titre de l'article de Simone Weil s'applique pleinement à notre situation.  

C'est pourtant utile de le rappeler : pour faire des réformes mieux vaut s'appuyer sur les forces disponibles, non les contrebattre ou les mépriser - encore faut-il vouloir faire les réformes pour lesquelles on vous a mandaté, et non leur exact contraire.

Il n'empêche aussi que ce qui est énoncé ici résonne dans les mémoires. L'on peut imaginer que si, chez des leaders peu clairvoyants, les excellentes intentions pavaient si bien l'enfer, celles qui sont loin d'être excellentes risquent de le paver aussi pour nos actuels amateurs de politique.


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