22/03/2015

Les lilas flamboyants du dimanche de la vie, et les poèmes écrits sur des murs de prison


Claude Monet - Lilas au soleil, 1873 
Huile sur toile
Musée Pouchkine, Moscou


Импрессионизм

Художник нам изобразил

Глубокий обморок сирени
И красок звучные ступени
На холст как струпья положил.

Он понял масла густоту, -

Его запекшееся лето
Лиловым мозгом разогрето,
Расширенное в духоту.

А тень-то, тень все лиловей,

Свисток иль хлыст как спичка тухнет.
Ты скажешь: повара на кухне
Готовят жирных голубей.

Угадывается качель,

Недомалеваны вуали,
И в этом сумрачном развале
Уже хозяйничает шмель.




Camille Pissaro - Place du Théâtre-Français, printemps, 1898 
Huile sur toile 
Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg




Camille Pissaro - Boulevard Montmartre à Paris, 1897
Huile sur toile 
Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg




Impressionisme

Ce qu'il nous peint tout d'abord,
C'est la syncope des lilas,
Et comme des squames il posa 
les couleurs aux degrés sonores.

De l'huile il comprit l'épaisseur :
Son été croûteux se réchauffe
Avec de la cervelle mauve
Et s'élargit dans la touffeur.

Et l'ombre, toujours plus violette !
Sifflet ou fouet : un feu languit.
Des pigeons gras, aurait-on dit,
Qu'au four les cuisiniers apprêtent.

On devine une balançoire,
Des voilages peints à moitié,
Et dans la ruine ensoleillée
Un bourdon s'affaire au hasard.


Ossip Mandelstam, 23 mai 1932
Traduction française d'Henri Abril
in Ossip Mandelsam - Les poèmes de Moscou (1930-1934) Circé éd. 2009




A cette date, les trois tableaux qui inspirent - surtout le premier - le poème étaient exposés au Musée de l'Art occidental moderne de Moscou. Les toiles impressionnistes sont également évoquées dans un chapitre du Voyage en Arménie (1), dernier livre publié du vivant de Mandelstam, qu'il finit d'écrire à la même époque que ce poème. 

Depuis janvier 32, Mandelstam habite avec Nadejda une chambre humide de 10 m2 ("avec le robinet d'eau potable dans des cabinets putrides") à la Maison des écrivains, 2 rue de Tver. Pourtant, il lui aura encore fallu le soutien de Boukharine pour l'obtenir. Il reçoit une maigre pension de 200 roubles "pour sa contribution à la littérature russe du passé". Cela fait deux ans que Maïakovski s'est suicidé; la persécution des artistes et écrivains est à l'ordre du jour : le 23 avril 32, un décret du parti dissout toutes leurs organisations pour les fondre d'autorité dans l'Union des écrivains soviétiques. Dans un an et demi, Mandelstam écrira l'épigramme sur Staline, encore six mois et la Guépéou frappera à sa porte (2). Quand il écrit Impressionisme il lui reste un peu plus de six ans avant de mourir de faim, de froid et d'épuisement dans un camp de la Kolyma.

Plus tard, Nadejda Mandelstam put recueillir les souvenirs de ceux des zeks qui l'avaient côtoyé. Elle raconte qu'un jour, quelqu'un avait raconté à Mandelstam "que dans l'une des cellules des condamnés à mort de la prison de Lefortovo, des vers d'un de ses poèmes avaient été griffonnés sur le mur :

Est-ce que j'existe réellement
Et la mort viendra-t-elle vraiment ?

En apprenant cela, Mandelstam était devenu plus gai et plus calme pendant quelques jours" (3).



(1) "ces lilas flambaient sur la paroi d'un buisson..." (brouillons du Voyage en Arménie, trad. d'Henri Abril dans ses notes). C'est de ces flammes et de ces ombres que naît la métaphore des pigeons gras - sur les difficultés de traduction de cette image, voir la fin de cet article.

(2) Comme on sait, peu après l'arrestation de Mandelstam Staline passa un coup de fil à Pasternak. Bien des années plus tard, Sergueï Tchoudakov en fit un poème.

(3) Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir, Souvenirs, traduit du russe par Maya Minoustchine, Gallimard éd. 1972, p. 485 de l'édition Tel, 2012. 




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