30/09/2014

Poésie illustrée : Sentinelle


Martin Drolling - Marceline Desbordes-Valmore
Via petrusplancius



Le Luxembourg

À Béranger.

Jardin si beau devenu sombre,
Tes fleurs attristent ma raison,
Qui, semblable au ramier dans l'ombre,
S'abat au toit de ta prison.
Mais à rêver j'ai passé l'heure ;
Vous qui nous épiez d'en bas,
Ce n'est qu'un pauvre oiseau qui pleure :
Sentinelle ! Ne tirez pas !

Au pied des barreaux formidables
Qui voilent des parents perdus,
Comme en des songes lamentables,
De longs sanglots sont entendus.
Grâce aux sanglots qui bravent l'heure !
Vous qu'ils ont irrité là-bas,
Ce n'est qu'un faible enfant qui pleure :
Sentinelle ! Ne tirez pas !

Partout les lampes sont éteintes,
Les bruits des verroux et des fers
Sont étouffés comme les plaintes
De ces silencieux enfers.
Plus morne et plus lente que l'heure,
A genoux, qui donc est là-bas ?
Ce n'est qu'une femme qui pleure :
Sentinelle ! Ne tirez pas !

Sous l'oeil rouge du réverbère,
Quel est cet objet palpitant,
Près du guichet mordant la terre,
D'âme et de pitié haletant,
Sourd au cri de l'homme et de l'heure ? ...
Vous qui le menacez d'en bas,
Ce n'est qu'un pauvre chien qui pleure :
Sentinelle ! Ne tirez pas !

Paix ! Voici qu'on ouvre une porte :
C'est la mort traînant ses couleurs,
Et l'humble bière qu'on emporte,
Brise en passant de pâles fleurs.
Quand du rebelle a frappé l'heure,
Qui donc ose bénir tout bas ?
Ce n'est qu'un vieux prêtre qui pleure :
Sentinelle ! Ne tirez pas !


Le palais du Luxembourg (ou plus exactement le Petit Luxembourg attenant) était habité, à la fin du XVIIIème siècle, par le comte de Provence, futur Louis XVIII, qui émigra en 1791. Deux ans plus tard, la Convention installa en ces lieux la Maison Nationale de Sûreté, plus connue sous le nom de prison du Luxembourg. Aristocrates et Girondins y séjournèrent - avant d'être guillotinés pour nombre d'entre eux. Danton, Hébert, Camille Desmoulins y logèrent - et David, après Thermidor. L'installation du Directoire au palais - suivi du Sénat napoléonien, de la Chambre des Pairs et de notre Sénat actuel - n'empêcha pas la prison de perdurer tout à côté :



Ambroise Tardieu - Plan de Paris en 1839, détail : Le Luxembourg et la prison de la Cour des Pairs, dite prison du Luxembourg


Elle y était encore sous Louis-Philippe. Prison de la Cour des Pairs, elle avait une préférence pour les régicides et les révolutionnaires. Fieschi y logea jusqu'à son exécution, ainsi que Barbès après l'insurrection de 1839 - c'est probablement à cette occasion que Desbordes-Valmore tenta d'intercéder pour lui, le rebelle, auprès de la reine Marie-Amélie et du député Martin du Nord.

En ces jours ou l'extrême-droite, signe des temps, fait une entrée remarquée dans ce palais où se concocta le 18 Brumaire et où se succèdent quiètement depuis deux siècles les assemblées les plus réactionnaires de France, il n'est pas inutile de rappeler que ces lieux furent aussi et tout naturellement l'antichambre de l'échafaud.





Marceline Desbordes-Valmore, comédienne et poétesse qui passa une partie de sa vie à intervenir pour les prisonniers, fut la première à réintroduire (longtemps après Ronsard et avant Verlaine ou Rimbaud) l'hendécasyllabe dans le vers français, ainsi dans La fileuse et l'enfant et  Rêve intermittent d'une nuit triste. A ceux qui veulent lire Desbordes-Valmore, il est conseillé de commencer par ses dernières poésies. Et puis, on aime ou pas la façon dont c'est chanté, mais ça se chante encore...


Béranger, dédicataire du poème, fut condamné à la prison pour ses chansons, à deux reprises sous la Restauration.

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