Exposition "Nancy Cunard - Negro Anthology"
Musée du quai Branly, 4 mars - 18 mai 2014
C'est l'histoire d'un jeune New-yorkais nommé Lawrence Gellert, né en Hongrie en 1898 dans une famille juive convertie au catholicisme et émigrée en 1906. Au milieu des années 20 du XXème siècle - disons à partir de 1924 (1) - il parcourait les deux Carolines et la Géorgie (2), collectant et enregistrant des chants traditionnels noirs (Negro, Noir, comme on disait avant le Black Power) sur des disques de zinc, à l'aide d'un appareil qu'il avait confectionné à partir d'un phonographe de salon à main et qu'il avait installé sur une Velie...
...transformée pour transporter le dispositif. Le machin sur roue fut (paraît-il) baptisée Larry's Nigger Hoo Doo Shack on Wheels. Le phono bricolé fut remplacé dans les années 30 par un enregistreur électrique Presto.
Avec le Presto il pouvait, comme le firent aussi John et Alan Lomax, enregistrer des chants de chain gangs.
Selon les dires de Larry Gellert, il avait inventé un procédé pour enregistrer discrètement les chain gang songs, en attachant son micro dans un arbre au bout d'un fil d'une trentaine de mètres, et en se cachant.
Il revenait à New York de ces campagnes de collectes et publiait les chants - dans Music Vanguard, l'éphémère revue de Charles Seeger, musicologue de gauche dont j'ai déjà un peu parlé ici et père de Pete Seeger - mais surtout dans New Masses, le magazine culturel-révolutionnaire édité par Mike Gold dans la ligne d'un Proletkult soviétique qui aurait assimilé la littérature ouvrière yiddisch du Nouveau Continent. C'était l'époque glorieuse du Communist Party USA (CPUSA pour les intimes), celle du Popular Front et, dans le domaine artistique, de ce qu'on a appelé le Cultural Front (3). C'est sur le terreau du Cultural Front musical que des artistes comme Woody Guthrie, Leadbelly, Sonny Terry & Brownie McGhee ou encore Josh White on pu se développer un peu plus tard, au début des années quarante.
...transformée pour transporter le dispositif. Le machin sur roue fut (paraît-il) baptisée Larry's Nigger Hoo Doo Shack on Wheels. Le phono bricolé fut remplacé dans les années 30 par un enregistreur électrique Presto.
Lawrence Gellert enregistrant des soldats pendant la seconde guerre mondiale
Avec le Presto il pouvait, comme le firent aussi John et Alan Lomax, enregistrer des chants de chain gangs.
Lightning - Long John
Chain Gang song (chant de bagnards) traditionnel
en forme Call & Response
Chain Gang song (chant de bagnards) traditionnel
en forme Call & Response
Mis en ligne par abanks47
Transcription par George Cleanington
Le chant original fut enregistré par John et Alan Lomax à la ferme-prison de l'état du Texas à Darrington, en 1934. On peut en trouver une autre version plus courte là.
Il s'agit peut-être ici encore d'un enregistrement Lomax.
Lightning est le nom du bagnard qui chante la partie leader du Call & Response
Transcription par George Cleanington
Le chant original fut enregistré par John et Alan Lomax à la ferme-prison de l'état du Texas à Darrington, en 1934. On peut en trouver une autre version plus courte là.
Il s'agit peut-être ici encore d'un enregistrement Lomax.
Lightning est le nom du bagnard qui chante la partie leader du Call & Response
Long John, Long John he's long gone long gone. Well if I had listened - to what Rosie said, - I could been at home - in Rosie's bed. - But I wouldn't listen, - got to running around.- First thing I know - I was jail-house bound. - Well I got in jail- (with my mouth closed now?) - Well now I'm in the Pen - and I can't get out. - CHORUS - Well what John made - is a pair of shoes - were the funniest shoes - that was ever seen - had a heel in front - and a heel behind, - and they didn't know where - that the boy was flying.- - CHORUS - Give me 2-3 minutes,- let me catch my wind - and in 2-3 minutes - I'm gone again. - CHORUS. Gonna call this Summer, - ain't gonna call no more,- if I call next Summer, - I'll be in Baltimore. - CHORUS. - like the lord said - in chapter 14 - if a man lives - and he's in between.- Long John he's long gone X2 - like a turkey to the corn.- through the tall corn - Long John Marble eyed John - well he's long gone - like a tender footed dope - With his long coat on, - he's a skipping through the corn - CHORUS.- - When you go to jail, - what the captain said, - if you gonna work, - gonna treat you pretty well, - but if you don't work, - gonna give you plenty hell.- CHORUS - well if we don't starve - well you read old John - stop at chapter 16 - what the real John said - If you boys roll - I'm stopping on down - with my wheat and cane? - lord they're in my hand - gonna kill every weed - ever in this land - I'm a long gone - What did John say - in chapter 14 - if a man die - he can live again -
Il revenait à New York de ces campagnes de collectes et publiait les chants - dans Music Vanguard, l'éphémère revue de Charles Seeger, musicologue de gauche dont j'ai déjà un peu parlé ici et père de Pete Seeger - mais surtout dans New Masses, le magazine culturel-révolutionnaire édité par Mike Gold dans la ligne d'un Proletkult soviétique qui aurait assimilé la littérature ouvrière yiddisch du Nouveau Continent. C'était l'époque glorieuse du Communist Party USA (CPUSA pour les intimes), celle du Popular Front et, dans le domaine artistique, de ce qu'on a appelé le Cultural Front (3). C'est sur le terreau du Cultural Front musical que des artistes comme Woody Guthrie, Leadbelly, Sonny Terry & Brownie McGhee ou encore Josh White on pu se développer un peu plus tard, au début des années quarante.
Des journalistes proclamèrent que les Protest Songs recueillis par Gellert constituaient un genre à part, qu'il était visiblement le seul à avoir découvert - des chants plus politiques et combatifs que le reste du folklore noir, mais qui cadraient avec la conception que le CPUSA pouvait avoir d'un folklore prolétarien.
Ils étaient aussi en harmonie avec la production graphique d'Hugo Gellert, frère de Lawrence et dessinateur influent de New Masses - mais aussi du New-Yorker. La vision qu'avait Hugo Gellert de la classe ouvrière...
Hugo Gellert - The working day
...était celle d'un prolétariat viril et salvateur, sûr de sa force et devant prochainement triompher d'une bourgeoisie décadente.
Hugo Gellert - Illustration pour Karl Marx, Le Capital : L'accumulation primitive, 1933
Lithographie
(Réalisme socialiste ? A la mode de Jdanov et du fameux discours de 1934 sur les ingénieurs des âmes ? Ce serait un un peu trop facile et rapide, ce type d'imagerie vient de plus loin, au moins d'aussi loin que du Démolisseur de Signac...)
Cette conception du rôle de l'artiste donna lieu a un débat fort intéressant dans les cercles de New Masses et du John Reed club, entre Hugo Gellert et Louis Lozowick, artiste dont j'ai déjà parlé. En gros, Gellert voulait peindre la classe ouvrière telle qu'elle aurait dû être et Lozowick, telle qu'elle était.
Louis Lozowick - Thanksgiving dinner, 1938
Revenons à nos chansons. Les protest songs noirs collectés par Gellert furent donc publiés en 1936 par l'American Music League, une organisation du Cultural Front.
Ce mince volume, qui fut un succès aujourd'hui oublié, est actuellement présenté dans un petit coin de l'exposition Nancy Cunard - Negro Anthology au quai Branly. Il contenait des chansons comme celle-ci :
Negro songs of protest
Dessin de couverture par Hugo Gellert
Via Confetta
You take mah labor
An' steal mah time
Give me ol' dish pan
An' a lousy dime
'Cause I'm a nigger, dat's why
White man, white man
Sit in de shade
Heah in de hot sun
I sweat wid his spade
'Cause I'm a nigger, dat's why
I feel it comin', Cap'n
Goin' see you in Goddamn
Take mah pick an' shovel
Bury you in Debbil's lan'
'Cause I'm a nigger dat's why
Negro Songs of Protest donna lieu - donne toujours lieu - à un débat chez les folkloristes. En effet la tonalité du protest song ne correspond pas à celle de l'immense majorité du folklore noir de l'époque, qui est plutôt une plainte teintée d'humour, ou un désespoir à double-sens - bref ce qui fait le fond même du blues. Car le bleu nuit n'est pas le noir, mais pas le rouge non plus.
On accusa Gellert d'avoir contrefait ses protest songs. La querelle fut envenimée par sa concurrence avec les Lomax (4) et par le refus que Gellert opposait à toute demande d'identification de ses sources, au motif que les nommer serait les exposer à la répression.
On accusa Gellert d'avoir contrefait ses protest songs. La querelle fut envenimée par sa concurrence avec les Lomax (4) et par le refus que Gellert opposait à toute demande d'identification de ses sources, au motif que les nommer serait les exposer à la répression.
Il y a trois versions chez les commentateurs des recueils Gellert - celle de Steven Garabedian : Gellert est un héros, l'Alan Lomax du prolétariat noir - celle des révisionnistes qui pensent que Gellert a fortement édité, voire réécrit tout ou partie des protest songs - et celle plus nuancée de Bruce Conforth dans son livre African American Folksong and American Cultural Politics - The Lawrence Gellert Story. Pour Conforth, qui a le mérite d'avoir étudié en détail la collection, une grande partie du matériel réuni dans les Negro songs of protest n'a pas vraiment un caractère révolutionnaire ou revendicatif. Il s'agit de chants traditionnels, work songs ou complaintes dont on retrouve les variantes dans bien d'autres collections. Une faible minorité des chants du recueil sont plus précisément politiques, et ce sont ceux dont on peut penser, toujours selon Conforth, qu'ils ont subi soit un travail d'édition, soit des influences directes dans leur composition. Et c'est à la présentation, au packaging du recueil qu'on devrait donc l'illusion de la découverte d'un genre musical à part.
Mais, toujours d'après Conforth, la polémique sur les protest songs est l'arbre qui cache la forêt de la part non publiée de la collection Gellert, beaucoup plus diverse et d'une importance méconnue, plus de deux cents disques contenant dans certains cas les plus anciennes versions orales de thèmes très répandus, y compris de nombreux blues commerciaux et de spirituals.
C'est une curieuse histoire que celle du lore (5) : ceux qui l'enregistrent pour la première fois sur leurs modernes machines sont dans la position de Christophe Colomb - ils découvrent et nomment ce qui n'avait nul besoin d'être découvert et nommé puisque cela existait avant eux pour d'autres hommes déjà là. En même temps, ces découvreurs sont des médiums inévitables : sans eux, le lore ne nous parvient pas - la seule histoire du lore, c'est celle de ses trahisons, de ses captations, de ses appropriations. Dans ses notes d'enregistrement, Larry Gellert n'utilise pas le terme protest song, et il est très probable que ses premières campagnes de collecte n'avaient aucune signification politique. Celle-ci lui vint par la suite, de son frère Hugo et du milieu radical New-yorkais. C'est pourtant à travers ce prisme déformant que New Masses, le même milieu New-yorkais et, à travers eux, une bonne partie du public blanc de l'époque prirent pour la première fois contact avec le folklore noir (6).
Mais c'était déjà trop tard pour Larry Gellert : les Lomax avaient déjà publié leur anthologie American Ballads and Folk Songs (1934) et c'est eux et eux seuls qui deviendraient les grands intermédiaires, les papes du folk - certes avec leur propre idéologie, celle d'un folklore enfin pur, ramené à l'origine, systématiquement dépouillé de toute autre influence - du jazz, par exemple.
Larry Gellert passera le reste de sa vie à essayer de publier sa collections de chants, n'y parviendra qu'au goutte à goutte dans quelques revues, essuiera les refus, pourra croire un bref moment son heure revenue lors du folk revival des années 60 mais finira semi-clochard hantant MacDougal street, vivant dans un trou à rats de Greenwich Village pour finalement disparaître sans laisser d'autre trace qu'un avis de recherche de Missing Person affiché par le New York Police Department. Ainsi finissent les médiums, ainsi deviennent-ils des fantômes - il en reste ces minces feuillets, dans une vitrine, à Paris.
Mais, toujours d'après Conforth, la polémique sur les protest songs est l'arbre qui cache la forêt de la part non publiée de la collection Gellert, beaucoup plus diverse et d'une importance méconnue, plus de deux cents disques contenant dans certains cas les plus anciennes versions orales de thèmes très répandus, y compris de nombreux blues commerciaux et de spirituals.
C'est une curieuse histoire que celle du lore (5) : ceux qui l'enregistrent pour la première fois sur leurs modernes machines sont dans la position de Christophe Colomb - ils découvrent et nomment ce qui n'avait nul besoin d'être découvert et nommé puisque cela existait avant eux pour d'autres hommes déjà là. En même temps, ces découvreurs sont des médiums inévitables : sans eux, le lore ne nous parvient pas - la seule histoire du lore, c'est celle de ses trahisons, de ses captations, de ses appropriations. Dans ses notes d'enregistrement, Larry Gellert n'utilise pas le terme protest song, et il est très probable que ses premières campagnes de collecte n'avaient aucune signification politique. Celle-ci lui vint par la suite, de son frère Hugo et du milieu radical New-yorkais. C'est pourtant à travers ce prisme déformant que New Masses, le même milieu New-yorkais et, à travers eux, une bonne partie du public blanc de l'époque prirent pour la première fois contact avec le folklore noir (6).
Mais c'était déjà trop tard pour Larry Gellert : les Lomax avaient déjà publié leur anthologie American Ballads and Folk Songs (1934) et c'est eux et eux seuls qui deviendraient les grands intermédiaires, les papes du folk - certes avec leur propre idéologie, celle d'un folklore enfin pur, ramené à l'origine, systématiquement dépouillé de toute autre influence - du jazz, par exemple.
Larry Gellert passera le reste de sa vie à essayer de publier sa collections de chants, n'y parviendra qu'au goutte à goutte dans quelques revues, essuiera les refus, pourra croire un bref moment son heure revenue lors du folk revival des années 60 mais finira semi-clochard hantant MacDougal street, vivant dans un trou à rats de Greenwich Village pour finalement disparaître sans laisser d'autre trace qu'un avis de recherche de Missing Person affiché par le New York Police Department. Ainsi finissent les médiums, ainsi deviennent-ils des fantômes - il en reste ces minces feuillets, dans une vitrine, à Paris.
(1) Bruce Conforth, dans son livre sur Gellert, a précisément daté ces premiers enregistrements, de la fin 1924 ou du début 1925. Cela fait de Gellert le premier à avoir effectué sur disque des enregistrements de terrain de folksongs afro-américains. John et Alan Lomax ne commenceront que dans les années 30.
(2) Et plus tard, dans les années 30, l'Alabama et le Mississippi.
(2) Et plus tard, dans les années 30, l'Alabama et le Mississippi.
(3) Pour comprendre les rapports compliqués, souvent contradictoires, ente le Cultural Front et le CPUSA, lire Michael Denning, The Cultural Front, Verso, 1997. Sur New Masses, voir en particulier pp. 201-204.
(4) John Lomax et son fils Alan Lomax, tous deux musicologues. Alan Lomax et Lawrence Gellert se trouvaient en concurrence dans le même champ, celui de l'ethnomusicologie politiquement radicale sous l'influence du CPUSA.
(5) J'emploie ce mot anglais pour éviter les nuances dépréciatives du folklore en français, ainsi que toutes les confusions que charrie le terme folk.
(6) Ce qui explique au passage que quand Nancy Cunard voulait apprendre quelque chose sur la protestation dans le folklore noir, elle allait voir Larry Gellert.
Petit rappel biblio- et webographique :
J'ai déjà cité:
- sur le Cultural Front le livre de Michael Denning, lourde et passionnante somme où on voit défiler John Dos Passos, Orson Welles, Josh White, Duke Ellington et même ces scénaristes de Disney qui étaient plus radicaux qu'on ne le pense...
- sur Larry Gellert le livre de Bruce Conforth, qu'on peut se procurer sous forme électronique et d'où je tire la majeure partie de mes informations.
Il existe un pendant graphique à cette histoire, documenté chez Andrew Hemingway, Artists on the Left, American Artists and the Communist Movement, 1926-1956 et, en ce qui concerne les graveurs - très importants aux Etats-Unis - le livre d'Helen Langa Radical Art, Printmaking and the Left in 1930's New York.
Je ne voudrais pas donner l'impression de diminuer l'art d'Hugo Gellert. On trouvera ici et également là ses illustrations pour le Capital, et sur cette page un émouvant rappel de ses derniers moments.
Et, s'agissant de MacDougal street, on peut lire le livre de Dave Van Ronk ou, pourquoi pas, voir le beau film que les Coen en ont tiré - vous savez, il y a un chat, et même plusieurs, dedans :
(5) J'emploie ce mot anglais pour éviter les nuances dépréciatives du folklore en français, ainsi que toutes les confusions que charrie le terme folk.
(6) Ce qui explique au passage que quand Nancy Cunard voulait apprendre quelque chose sur la protestation dans le folklore noir, elle allait voir Larry Gellert.
Petit rappel biblio- et webographique :
J'ai déjà cité:
- sur le Cultural Front le livre de Michael Denning, lourde et passionnante somme où on voit défiler John Dos Passos, Orson Welles, Josh White, Duke Ellington et même ces scénaristes de Disney qui étaient plus radicaux qu'on ne le pense...
- sur Larry Gellert le livre de Bruce Conforth, qu'on peut se procurer sous forme électronique et d'où je tire la majeure partie de mes informations.
Il existe un pendant graphique à cette histoire, documenté chez Andrew Hemingway, Artists on the Left, American Artists and the Communist Movement, 1926-1956 et, en ce qui concerne les graveurs - très importants aux Etats-Unis - le livre d'Helen Langa Radical Art, Printmaking and the Left in 1930's New York.
Je ne voudrais pas donner l'impression de diminuer l'art d'Hugo Gellert. On trouvera ici et également là ses illustrations pour le Capital, et sur cette page un émouvant rappel de ses derniers moments.
Et, s'agissant de MacDougal street, on peut lire le livre de Dave Van Ronk ou, pourquoi pas, voir le beau film que les Coen en ont tiré - vous savez, il y a un chat, et même plusieurs, dedans :
Joel & Ethan Coen - Inside Llewyn Davis, 2013
Mis en ligne par Rolling Stone
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