08/03/2014

Les ancêtres : un long raisonnement qui ne fait pas un pli


Djenati Souad dans la pièce de Kateb Yacine Les ancêtres redoublent de férocité
Via (©) El Watan



Et l'autre soir, tard, Cousine a téléphoné du Village

- Tu sais, dis, les ancêtres...

de sa voix que nul n'a jamais pu interrompre

- Tu sais ce qu'ils leur ont fait ?

Elle qui taille encore ses vignes à quatre-vingts ans, qui est la dernière à veiller sur le cimetière, à nettoyer les tombes, elle qui garde la clef de l'église où presque plus personne ne va...

- Dis, tu sais, les ancêtres...

...qui s'occupe de tous les chats perdus, qui ne dort pas la nuit, la nuit elle la passe dans le cimetière...

- Dis, tu sais...

et c'était comme quand ils me parlaient, les ancêtres


Di notte, un paese

Il più lieto del crocchio, quel bambino
che se ne stacca ad ali tese e stride,
ebbro, torno torno alla piazza del borgo...
Saranno sì e no quattro persone che s'avvedono della sua letizia.
Parlano giù nel buio. Parlano nelle vie, nelle rivendite.
Seguono sotto la lanterna un lungo ragionamento che non fa una grinza.



La nuit, un village

Le plus joyeux du groupe, cet enfant
qui s'en détache, ailes tendues, et pousse des cris,
ivre, tout autour de la place...
Ils sont peut-être trois ou quatre à s'apercevoir de sa joie.
Ils parlent en bas dans le noir. Ils parlent dans les rues, dans les cafés.
Ils suivent sous la lanterne un long raisonnement qui ne fait pas un pli.


Anche io
Ieu tamben 
Moi aussi

j'ai couru les nuits d'été dans ce Village et quand nous nous arrêtions c'était pour écouter cette infinie conversation - de balcon en balcon histoires et répliques faisant tout le tour du village les anciens à leur banc les familles à leur fenêtre serpentant le long des rues l'interminable commentaire de ce qui s'est passé aujourd'hui hier la semaine dernière et les siècles des siècles

en patois et en espagnol et en français un petit peu

(en patois, comme dit Cousine 

Je parle patois moi, pas occitan comme je le lui ai dit à l'autre - quand tu étais petit tu te moquais de tes tantes et de tes grand-mères, qu'elles parlaient patois, et maintenant tu vas à Toulouse pour l'apprendre ?

Je te le dis, moi

tu parleras peut être un jour occitan, comme à la télévision

mais jamais, tu m'entends, jamais tu ne parleras patois.


L'infini bavardage des ancêtres. 


È la storia, la storia millenaria
di gioie e di tribolazioni, fonda
quanto è fondo lo sgocciolo e il rimbalzo
dei secoli nei secoli, che usa
parole, di continuo le corrompe
e le rinnova da corrotte sante
sulle labbra di non importa chi,
fossi anche io che segno queste note
trattenendo il respiro, ad ora tarda.




C'est l'histoire, l'histoire millénaire
de joies et de tribulations, profonde
comme profond est l'égouttement, profond le rebondissement
des siècles dans les siècles, histoire qui use
les mots, sans cesse les corrompt
et de corrompus les fait renaître saints
sur les lèvres de n'importe qui,
fût-ce moi-même qui consigne ces notes
en retenant mon souffle, tard dans la nuit.


Mario Luzi - Di notte, un paese / La nuit, un village
du recueil  Dal fondo delle campagne / Du fond des campagnes, 1965
trad. Philippe Renard &  Bernard Simeone, éd. Flammarion 1985



Car ils insistent, ils s'acharnent les ancêtres, ils se relèvent la nuit pour aller piétiner et danser dans les vignes et ils sont gigantesques et je les vois de tout en bas comme quand j'étais gosse et que je courais et ils vous prennent par la main

Hé, petit...

Avec leurs prénoms d'il y a presque deux siècles - les Joseph, les Elie, Marius, Samson - et les femmes, les Maria, les Augusta, et ce fourgon de Philomènes -




- c'était la sainte patronne du Village, Philomène, avec sa châsse qu'on portait en procession, même que quand le pape a dit que ce n'était pas une sainte mais un adjectif et qu'on l'a rayée du calendrier, Cousine a engueulé l'évêque

et alors, nos grand-mères et nos tantes, toutes des Philomènes, elles n'existent pas ?

Car ils s'accrochent, les ancêtres, de tous leurs doigts au sarments de leurs vignes, ils se hissent, ils s'obstinent à raconter leurs histoires

Hé, petit...

...tu veux que je te raconte la croisade des Albigeois - ça c'était le pépé et on apprenait ce que ça faisait d'être du mauvais côté d'une croisade

...et l'histoire du grand-oncle mutin de 1907, la crosse en l'air sur les Allées Paul-Riquet, et qui avait pris peur et qui ne savait pas à qui se rendre - il s'en allait tout seul dans la campagne, la nuit, avec son uniforme et son fusil


Fabien Bergès & Les Barbeaux - 1907
(Manifeste du Comité d'Argeliers - Qui nous sommes, in Le Tocsin, 21 Avril 1907)
Mis en ligne par Les Barbeaux


(c'était ma préférée celle-là, mais ils déroulent leurs légendes, les ancêtres - a-t-il seulement existé, ce grand-oncle, je n'ai jamais retrouvé son nom sur les listes du 17ème, et pourtant je le vois encore ce soldat inconnu de la désertion, dans les vignes et sous la lune, en pantalon garance - il était allé réveiller l'arrière grand-père qui était gendarme - midi rouge et midi blanc - et l'arrière-pépé l'avait remis aux autorités, direction la Tunisie.)






Nous écoutions en léchant nos estafilades, en soignant nos genoux en sang et nos premières peines de cœur...

Hé petit, ne pleure pas...

...Et l'arrière-pépé qui était pénitent blanc, est-ce que c'est le même que celui qui était gendarme, et qui avait trouvé cheval et uniforme, tout payé à la sortie de l'école, sans savoir d'où il venait, le cheval, et Mémé dit que c'était parce qu'il était bâtard de noble ? C'est des histoires, pépé ?

Hé, petit, es coma acò... (1)

Et Joseph, tu te souviens de Joseph qui parlait si fort qu'on se bouchait les oreilles quand il racontait les histoires devant la cheminée et je crois que s'il était président de la coopérative c'était parce que personne ne pouvait le faire taire...

Et pendant ce temps les femmes, elles disaient les neuvaines pour les âmes du Purgatoire - les hommes à la coopé, les femmes à l'église, midi rouge, midi blanc...

La moitié des vignes du villages à Monsieur - Monsu - le grand propriétaire - l'autre moitié, à la poussière des petits - et à la coopé - midi rouge.

Et le phylloxera, hein, tu veux que je te raconte le phylloxera ?

Mais encore faut-il les avoir, les quelques hectares - simple ouvrier agricole ça c'est le dernier rang, midi blanc. Quand Mémé dit ouvrier, communiste ou espagnol, ça veut dire la même chose - du coup comme monsieur Curto, le maraîcher espagnol venu

de l'armée en déroute

a un grand chapeau de paille, pour moi les communistes sont des gens avec des grands chapeaux de paille et des fusils, qui défilent la nuit dans les vignes - je trouve ça romanesque et intéressant.

...Et la tante Philomène qui tenait une compta des âmes en partie double, d'un côté les péchés des voisins morts, de l'autre les neuvaines du Purgatoire et de temps en temps clac, celui-là il est sorti et une autre fois plouf, celle-là je la fais rester un petit peu. Es coma acò...

Je les aimais bien, les tantes, avec leur sagesse surréaliste


si tu bois ton café debout, tu deviendras fou

c'est beau, on dirait de l'artificiel

mais ils gueulent dans le noir, les ancêtres, ils voudraient sortir du Purgatoire... La coopé, depuis longtemps fermée et l'église quasiment aussi, le dernier coup d'éclat c'est quand le Christ est apparu il y a quarante ans, midi blanc, le Village s'est pris pour Lourdes, mais l'évêque y a mis le holà.

Et Cousine se promène la nuit dans le cimetière - je parle avec mes morts - et quand elle visite les tombes de la famille - tiens, je suis passée chez vous - Cousine, gardienne des chats et des fantômes, auditrice du peuple des défunts, Cousine a téléphoné tard l'autre soir

- Dis, tu sais ce qu'ils ont fait, avec les ancêtres ?

- Ils les ont déterrés, toutes les vieilles tombes, ils avaient bien mis une note mais on croyait qu'ils avertiraient

- Les ancêtres, tous, ils les ont jetés à la fosse

- Et les tombes aussi, ils les ont emmenées, on ne sait pas où...

- Elles étaient jolies pourtant, ces tombes...

- Pourquoi ils ont fait ça ?

- Dis ?

Hé, petit... Ne pleure pas...

Es coma acò...




(1) Es coma acò... c'est comme ça, faut-il le préciser, est le Mektoub languedocien.


1 commentaire:

Patricia a dit…

J'aime bien Yacine Kateb. J'aime bien aussi Mario Luzi et ce poème que vous avez choisi.
J'aime les vignes que mes grands-parents cultivèrent en Vénétie (Italie) puis, après l'exode, dans le Tarn-et-Garonne. J'aime les gens de la terre. Et dans le fourgon des Philomène, j'ai hérité de la sainte... qui m'a donné le jour... et qui s'appelle Santa Filomena. Enfin, j'aime bien votre article toujours aussi riche. Merci, M. Chat.