24/01/2013

Les poissons du Chari


Marius Cazeneuve - Marius Cazeneuve s'introduisant dans la cité interdite (de Tombouctou)
Huile sur carton 
Musée du vieux Toulouse


Décembre 1972. Base aérienne 123 d'Orléans-Bricy, Loiret, France. C'est le soir et on se caille. On vient de toucher de jolis uniformes bleus. D'ailleurs on est des bleus. Je viens d'entamer la seconde partie de mon service militaire. On est entassés dans la salle de conférence. Un capitaine monte sur l'estrade. Il vient nous offrir, dit-il, des opportunités.

A l'époque, l'armée française se divise en deux grandes catégories : les engagés, qui vont se faire tuer là où on leur dit, et les appelés, qui ne peuvent être expédiés hors de la métropole (et de la zone d'occupation en Allemagne) que s'ils sont volontaires. Les appelés, c'est nous. Et voilà, le Vieux Pays a besoin de nous, dit le capitaine. Je veux des volontaires. Une sorte de volonté au carré - très militaire, ça.

Attentisme dans la salle.

Et quand je vais vous dire pour où, reprend le capitaine, vous verrez qu'il va y avoir des veinards.

Des volontaires pour le Tchad et pour Mururoa.

Bref rappel : L'armée française s'est battue au Tchad contre le FROLINAT de 1969 à 71. En 72 l'intervention est en principe terminée mais l'assistance technique prend le relais. La base aérienne de N'Djaména a besoin de bras. Et concernant Mururoa, on en est à l'époque au trentième tir nucléaire d'essai en aérien sur le site - le dernier aura lieu en septembre 1974, et suivront les essais souterrains.

Alors ? dit le capitaine.

Manque d'enthousiasme évident dans l'assistance. On se caille et on a faim.

Pourtant, reprend le capitaine, N'Djaména c'est très chouette et (entre autres arguments, j'en passe) le Chari est très poissonneux.

Je me souviens très nettement de cette phrase : Le Chari est très poissonneux.

Et il continue sur les lagons polynésiens. Poissonneux aussi, probablement. Dans la salle on se regarde, entre Basques et Bretons : il n'est pas bon notre poisson ? Au final, aucun bras ne se lève.

Bon, réfléchissez, vous pouvez toujours venir me voir, conclut le capitaine. Et on est allés bouffer; c'était pas bon, d'ailleurs.

De retour dans la chambrée, ça discute sec. Certains sont quand même tentés, il faut comprendre : le soleil et la mer versus l'hiver orléanais... J'essaie de placer mon argumentaire : le Tchad aux Tchadiens (ce qui est plus compliqué que ça n'en a l'air) et la Polynésie aux... C'est alors que la porte s'ouvre et que le miracle s'accomplit.

Un des média les plus puissants du monde, plus fort que le web, twitter et le télégraphe : Radio-bidasse. Les anciens paraissent qu'est-ce-qu'ils vous ont dit ?

Et ils nous expliquent. Pour les lagons-et-vahinés, il y a un gars qui en vient, des lagons, et qui raconte les essais. Les soldats et marins sur le pont des bateaux, les bateaux autour du point zéro, parfois pas très, très loin. On leur dit de se protéger les yeux au moment de l'éclair.

Et puis Bricy, c'est le nœud du transport aérien militaire, la base des Transall. Tout passe par là. Parfois, quand un Transall s'ouvre, ce sont des cercueils qui descendent. Les derniers temps, ils venaient du Tchad (1). Les appelés, ce sont des manutentionnaires - rien n'échappe à l'œil des manutentionnaires.

Cela donnait à penser. Et il n'y eut pas de volontaires à la 72 2/C.

Bon, j'en viens là où je voulais en venir, ou plutôt j'y reviens. Il n'était pas con, ce pitaine. A un moment de son développement (on se bat, on est au Tibesti, on fait la mission qu'on nous donne, mais vous de toute façon vous ne risquerez rien, vous êtes des manutentionnaires à N'Djaména, etc...) il s'arrête et il dit un truc qui nous met sur le cul

On se bat contre ces gens-là, mais il paraît que c'est plutôt eux les gentils, mais bon, allez comprendre...



Huile sur toile
Madrid, Museo del Prado


Allez comprendre. En 72, on se battait contre Hissène Habré, ennemi de la France, puis ami de la France contre Kadhafi, cet autre ennemi puis ami de la France, contre qui in fine ladite s'est retrouvée tout à côté d'Al-Qaïda. Allez comprendre. Logique impeccable de militaire : si je comprenais, je ne me battrais pas. Si on se met à comprendre, il n'y a pas réellement d'ennemi, il n'y a que des intérêts en jeu.

Jeunes gens, Frères humains qui après nous vivez... qui par hasard et malencontre partiriez pour les guerres de Françafrique, que pourrait-on vous dire ? Radio-bidasse n'existe plus, du moins sous cette forme - vous êtes tous maintenant des professionnels. Etudiez l'histoire, surtout celle qu'on vous cache, celle des tenants et des aboutissants. La longue histoire des guerres de Françafrique, par exemple celle-ci mais il y en a eu bien d'autres. Etudiez la géographie, intéressez-vous aux vraies raisons de l'appauvrissement du Mali, ou aux richesses très spéciales du Niger - évitez de vous moquer des allemands sous prétexte qu'ils préfèrent investir dans des éoliennes chez eux plutôt que dans l'achat de drones pour surveiller des mines d'uranium à 200 kilomètres du djihad. Ah, et à propos évitez de porter des foulards de Ghost dans Call of Duty, c'est exactement ce qu'Al-Qaïda veut vous voir faire.

Si je comprenais, je ne me battrais pas. Eh bien, comprenez. Que dans les guerres de Françafrique, qui durent depuis plus de deux siècles, il n'y a ni bons ni méchants, ni vainqueurs ni vaincus, pas de gagnants.

Que des perdants.



(1) Bien sûr, radio-bidasse était une chambre d'écho : étaient-ils tellement récents, ces cercueils ? Etait-ce un souvenir de l'embuscade de 1970 ? D'une opex plus discrète ? Il n'y en a pas eu ? Vraiment ?

1 commentaire:

Patricia a dit…

Quelle belle narration, tout comme l'article de 2009 ! Quels souvenirs, M. Chat !