22/04/2011

Le bar du coin : Grant Wood, encore

Grant Wood - Sentimental ballad, 1940
New Britain Museum of American Art
Via yourFAVORITEmartian, licence CC



En 1940, Walter Wanger, coproducteur du film The long voyage home (Les hommes de la mer en français) eut l'idée de faire venir sur le tournage neuf peintres américains  reconnus, en majorité de l'école dite régionaliste  - Thomas Hart Benton, Grant Wood, George Biddle, Luis Quintanilla, James Chapin, Robert Philipp, Raphael Soyer, George Schreiber et Edward Fiene. Chacun peignit une scène plus ou moins tirée du film. Ici donc, celle de Grant Wood (1).

Le film est de John Ford, inspiré d'une quadrilogie d'Eugene O'Neill qui avait situé son histoire au cours de la première guerre mondiale. Ford l'a transposée dans la seconde, le film se place dans le courant hollywoodien de mobilisation anti-nazie. L'équipage d'un cargo fait le voyage depuis les Antilles jusqu'à l'Angleterre, en passant par Baltimore, emportant une cargaison de TNT en pleine guerre, tempêtes, hantise des sous-marins et des attaques aériennes, trahisons, engagements forcés. Thème récurrent chez  l'auteur, l'errance ou la fuite à plusieurs se combinent avec la recherche d'un foyer perdu - chaque film de Ford, ou presque, peut se voir comme une Odyssée.

Ford lui-même était coproducteur, à travers sa société Argosy Pictures,  ce qui lui permit d'avoir une grande liberté artistique. La photographie expressionniste de Gregg Toland, l'utilisation de la profondeur de champ, le pessimisme du scénario annoncent le Film Noir un an avant le Faucon Maltais. Ajouté au propos interventionniste alors minoritaire dans l'opinion, cela suffisait pour classer le film comme highbrow (intello). Il est possible que le battage publicitaire mené par Wanger autour de ses peintres ait eu pour but d'y remédier en rendant le film plus populaire (2).

Vers la fin se situe la scène de bar assez librement interprétée par Grant Wood. Il a portraituré les sept acteurs qui incarnent les marins du SS Glencairn. Le grand type en bleu avec la cravate rouge, c'est John Wayne.




John Ford - The long voyage home, 1940 : au bar de Fat Joe / un engagement forcé (Shangaiing)
Mis en ligne par cmlloyd1969


Wayne joue un matelot suédois et n'a pas beaucoup de texte, mais il remplit tout le film. Un jour, Robert Parrish demanda comment un cinéaste avait pu tirer de Wayne des prestations d'acteur comme celles de Stagecoach et The long voyage home. Ford répondit "compte les fois où Wayne parle. C'est la réponse. Ne le laisse pas parler à moins qu'il ait quelque chose d'absolument nécessaire à dire" (3).




John Ford - The long voyage home, 1940 : une façon de quitter Baltimore
Mis en ligne par marciamarciamar



Il existe une photo (4) de Ford avec cinq des artistes rameutés par Wanger sur le tournage. Cliché d'un croisement de trajectoires, rencontre sans lendemain de la Peinture Réaliste Américaine et du Grand Cinéma Epique, en cette climatérique année 40. Moins de deux ans plus tard Grant Wood mourra dans l'Iowa et au même moment un élève de Hart Benton nommé Jackson Pollock va s'intéresser à la façon de peindre des Indiens Navajos - ce qui, entre autres circonstances, va amener la peinture américaine assez loin du Grand Réalisme. 

Quant à John Ford, il va persévérer dans l'épique, jusqu'à  devoir retourner comme un gant le mythe américain, et retrouver la veine noire de The long voyage home sur le chemin qui va de The Searchers à Cheyenne Autumn. Les Indiens, encore eux.


John Ford - The Searchers/La prisonnière du désert, 1956
John Wayne dans le rôle d'Ethan Edwards


La légende dorée du cinéaste veut que les Navajos lui aient donné le nom personnel de Natani Nez, Grand Chef ou Grand Soldat. Par un hasard objectif, c'est au moment de finir les extérieurs de Cheyenne Autumn, son dernier grand film, qu'il apprend l'assassinat de Jack Kennedy. C'est un Ford épuisé, dépressif et shooté au stéroïdes qui revêt un treillis militaire, fait donner la sonnerie aux morts et mettre en berne le drapeau avant de plier bagage et repartir pour Hollywood (5). Il meurt neuf ans plus tard.

Le tableau de Grant Wood n'a pas de mal à se détacher des autres toiles de la série commandée par Wanger, assez moyennes dans l'ensemble. Wood a su capter la profonde mélancolie du film de Ford. Et cette mélancolie est double. 

D'abord, le destin de ces marins qui n'arriveront jamais à mettre définitivement pied à terre. Remarquez qu'on peut y lire, en élargissant un peu, une métaphore du salariat : un bateau c'est une usine, comme le notait C.L.R. James à propos du Pequod et de Melville. 

Ensuite la période, lugubre : les années 38-40, tournant final du New Deal/Popular Front aux Etats-Unis - la seconde récession de 38, la préparation de l'économie de guerre, les espérances déçues. Et, en perspective, la construction de la pyramide capitaliste d'état, dans sa version occidentale et corporate - ce que nous avons pris l'habitude d'appeler, probablement par antiphrase, les Trente Glorieuses. Comparez The Grapes of Wrath et The long voyage home, deux films tournés par Ford à quelques mois d'écart. Le final optimiste des Raisins de la colère, probablement imposé par Zanuck :  le discours de Ma Joad, "nous irons toujours de l'avant, Pa, parce que nous sommes le peuple". Et la clôture des Hommes de la mer : un homme...




John Ford - The long voyage home, 1940 : séquence de fin
Mis en ligne par marciamarciamar



...est embarqué de force sur un bateau pourri dont on apprend immédiatement après qu'il a sombré corps et biens, torpillé. Le naufrage est en première page d'un journal que lit un marin sur un navire qui quitte lui aussi le port - on assiste à l'arrivée de l'équipage, les compagnons du disparu - là aussi l'un d'entre eux est amené de force. Pour que ses camarades n'apprennent pas la nouvelle, le marin jette le journal à la mer - il flotte un moment à la surface - une ombre s'étend sur le navire et fait tout disparaître - Fin. 

Grant Wood est un peintre mal compris, victime du succès d'American Gothic. La part méconnue de son œuvre, plutôt ironique, se trouve dans des scènes de genre comme The Appraisal, (précédemment), Shrine quartet, Sultry night, Good influence, Honorary Degree, Study for adolescence ou, bien plus célèbre, les Daughters of Revolution, portrait satirique des Vertueuses Dames de sa ville de Cedar Rapids.




The Long voyage home n'est pas disponible sur support DVD en France. En revanche on peut le trouver ici (zone 1 à ma connaissance).

(1) On peut voir les productions de certains des autres peintres sur cette page  chez Ned Scott.

(2) C'est la thèse d'Erika Doss dans son livre Benton, Pollock and the politics of modernism, University of Chicago, 1991, pp. 240-252. Mais comme elle le note, tous ces efforts ne font que souligner le hiatus entre la peinture optimiste de l'American Scene et la noirceur radicale du scénario comme de la réalisation. De toute façon, le film n'obtint un succès qu'auprès de la critique (huit fois nominé aux Oscars, aucune récompense).

(3) Cité par Joseph McBride, A la recherche de John Ford, éd. Institut Lumière-Actes Sud, 2007 p. 434, trad. Jean-Pierre Coursodon.

(4) Sur le site que le fils de Luis Quintanilla a consacré à son père. Quatre autres peintres sont absents de la photographie.

(5) Joseph McBride, op. cit. p. 882.

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