08/06/2010

Le Cygne et le Papillon

 Le Parisien - Hauts-de-Seine matin, 3 juin 2010


 Ile Seguin vue de l'amont, état en 2005


Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L’immense majesté de vos douleurs de veuve,

 
 


 La Seine le long de l'Ile Seguin, 2010



Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.




 Nouveau jardin de l'Ile Seguin, ouvert au public le 6 juin 2010

 
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel) ;

Je ne vois qu’en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,





 Billancourt - Nouveau quartier du trapèze Renault, Tour Horizon (Ateliers Jean Nouvel) 
en construction - au fond, les tours General Electric, vides et en cours de rénovation

 
Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.




Billancourt - Place Nationale, porte conservée des Usines Renault - derrière, le terrain vague



Là s'étalait jadis une ménagerie;




 Billancourt - Nouveau quartier du trapèze Renault, à gauche immeuble Aurelium


Là je vis, un matin, à l’heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s’éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,






Association des Anciens Travailleurs de Renault Billancourt Ile Seguin
Mis en ligne par demaintv



Un cygne qui s’était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec




 Nouveau jardin de l'île Seguin, inauguré le 6 juin 2010 par un lâcher de papillons - papillon sur ciment



Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :
«Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?»
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,





 Billancourt - Nouveau quartier du trapèze Renault, immeuble La Factory

  

Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s’il adressait des reproches à Dieu !





 Billancourt, rue Yves-Kermen - Panneaux d'information et immeuble La Factory



Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.




Billancourt, Place Nationale - petit marché et rendez-vous quotidien des anciens travailleurs
 

Aussi devant ce Louvre une image m’opprime :
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d’un désir sans trêve ! 







                                                    et puis à vous,
Andromaque, des bras d’un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ;
Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !




 Billancourt, Rue Yves-Kermen - panneaux commémoratifs

 

Je pense à la négresse, amaigrie et phthisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ;





Billancourt - Terrains vagues et constructions sur le trapèze Renault
  


À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs
Et tettent la Douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !





 Nouveau jardin de l'Ile Seguin



Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !





 Nouveau jardin de l'Ile Seguin - extrémité aval



Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor !


Charles Baudelaire - Le Cygne

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