20/07/2009

La Zone (1) : Six mois sous la lune grise



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Stalker
, film d'Andreï Tarkovski sur un scénario tiré par les frères Strougatski d'un de leurs propres livres, se déroule dans une Zone interdite - résultat d'une incompréhensible intrusion extraterrestre - où les lois de la physique ordinaire n'ont plus cours. Des pièges paranormaux y guettent les explorateurs clandestins qui ne s'y risquent que sous la conduite d'un guide, un Stalker. Le but du voyage est de parvenir à la Chambre des désirs, où tous les voeux seront exaucés. La Zone de Stalker est une métaphore qui convient bien, entre autres, aux années 69-71 : tout glissait sous nos pieds et nous cherchions des guides.

Nous en avons trouvé, d'ailleurs. Et évidemment nous n'avons vu Stalker qu'en 1979, plutôt tard pour déjouer tous les pièges.





Andreï Tarkovski - Stalker - Le transport et l'entrée dans la Zone
Mis en ligne par KippenhanFilms



Cela dit, en février 1969 la campagne alentour n'était pas verte.

A la descente du train
La neige crissait sous les bottes
Lorraine, campagne pâlotte
Secrets, frissons et chagrin.


On m'attendait au poste de garde, qui m'expédia chez le colonel. Ce dernier me fit part de son équanimité vis-à-vis du trublion que je me devais de ne plus être, puisque le service militaire n'était clairement pas une punition. Plutôt l'occasion de rencontrer d'autres jeunes et de m'exercer à défendre ce beau vieux pays de Napoléon IV (voir plus bas : le colonel avait raison parties I et II). Puis je passai à la tonte et à la fourniture.

Le treillis et puis la capote
Dans le sac tout un saint-frusquin
On ne dit pas des brodequins
Mais des rangers, c'est tout mon pote.



Gustave Caillebotte - Un soldat, ca 1881


On m'assigna un lit vide dans une chambrée de soixante et je posai mon casque lourd (lourd) sur le haut (haut) d'une armoire métallique (clique) - signe d'appropriation de mon territoire. L'avantage d'arriver par décision spéciale du ministre en-dehors du calendrier des incorporations bimestrielles, c'est que j'étais immédiatement repérable.

- Quest-ce-que tu fous là ? T'as vingt jours d'avance sur les bleus de la prochaine...
- Je suis le gauchiste étudiant incorporé à titre disciplinaire.


Au bout de quelques heures j'étais l'attraction et ils venaient me raconter le mai de leur caserne - les camions prêts à partir pour Paris, moteurs chauffés, les fusils dans les armoires pour ne pas perdre de temps à l'armurerie au cas où la troupe devrait embarquer au plus vite. Et les interrogations inévitables - si on nous avait dit de tirer, qu'est-ce qu'on aurait fait ?


Incidente : vers le milieu du XXIème siècle, des thésards faméliques mais chanceux pourront sans doute accéder aux archives militaires et retrouver des bribes de ce qui s'est vraiment passé dans les casernes française en mai-juin 1968. Ils diront à nos petits-enfants s'il y a réellement eu une mutinerie sur le porte-avions Clemenceau (1) et s'il y a eu d'autres comités de soldats que celui du 153ème RIMECA de Mutzig (2). IIs pourront vérifier à travers les rapports de la Sécurité Militaire si le soldat français interviewé à Baden-Baden par un reporter du Times était bien représentatif de l'état d'esprit de ses camarades - à la question de savoir s’il tirerait sur des grévistes, il avait répondu : "Jamais ! Je trouve leurs méthodes un peu rudes, mais je suis moi-même un fils de travailleur."


En attendant l'arrivée de la fournée suivante, on me mit dans le coin d'un bureau. J'y rédigeais à l'attention des tribunaux administratifs des mémoires et observations - le deuxième canonnier Chose contre Pierre Messmer, ministre des armées - que je remettais dûment à des vaguemestres dubitatifs. Ensuite, il ne me restait plus qu'à me plonger dans Balzac et Dickens, ces deux providences des enfermés. Je venais de finir Splendeurs et misères, et je commençais juste les Pickwick papers, quand ma classe arriva.

Le colonel avait raison (I)...

...quand je pense à tous ceux que je n'aurais pas rencontrés sans lui; il y avait...

...Mohammed dit Momo, pour qui l'armée était le ciel bleu et le soleil de la liberté. Il sortait par transport direct de la Centrale de Toul - une taule pas vraiment réputée pour ses excès de tendresse et qui donnerait deux ans plus tard, du 9 au 13 décembre 1971, le coup d'envoi des grandes révoltes de prisons (3). Quand on avait le blues on allait voir Momo, professeur de gaîté qui n'avait peur que d'une seule chose au monde - la relègue, qui ne disparut pour de bon qu'en 1970...

...ce margis-chef (4) ancien harki qui avait combattu en Algérie dans les commandos de chasse. Un taiseux, mais ses yeux parlaient pour lui...

...G., qui le jour de l'incorporation avait gentiment annoncé que quoi qu'il en coûte il resterait tel quel - pas rasé, chemise ouverte, sourire et cigarette aux lèvres, guitare à la main. Barman de son état, il s'était accroché à son instrument jusqu'à ce qu'on le jette à l'infirmerie d'abord et au gnouf ensuite - avant de le réformer P4. Il était parti sous les vivats de ceux qui auraient bien aimé avoir son courage...

...A. et B., les deux métallos cégétistes de Renault-Billancourt.
B. en plus d'être communiste était kabyle, ce qui faisait beaucoup pour l'armée de l'époque. En général quand il pleuvait c'était d'abord sur lui - ça nous rapprochait...

...le petit ouvrier pâtissier qui n'avait pas dépassé le premier exercice de tir.
Au cri "feu" il était resté figé, le doigt sur la détente de son MAS 49/56.




Le fusil semi-automatique MAS 49 modifié 56 de 7,5 mm, arme standard de l'armée française à partir de la guerre d'Algérie.


- Pourquoi t'as pas tiré bon dieu ?


Tout pâle, il avait tourné la tête

- Mais comme ça, ça peut tuer des gens ?
- Tire, nom de dieu !
- ...
- Tu va tirer oui ou merde ?
- Non, j'veux pas tuer des gens.


Au bout de trois minutes le chef l'avait sorti du pas de tir. Conduit à l'infirmerie, et réformé P4. Il faut être fou, pour ne vouloir tuer personne...

...le surprenant maréchal des logis.
Un beau matin le margis de semaine nous fait le coup de l'inspection inopinée. Fait ouvrir son armoire à B., un des métallos, farfouille et en sort le dernier numéro de Rouge.




Un ange passe dans la chambrée des bleus, un très gros ange aux allures de poulet cuit : on n'a déjà pas le droit de faire entrer un journal quelconque, alors un canard gauchiste ça peut aller chercher dans les deux mois de trou, facile. Le margis lit attentivement la première page et dit : "suivez-moi". J'accompagne B., nous n'en menons pas large. Surprise, on ne va pas à la semaine ou chez le capitaine mais dans la chambre du sous-off qui referme soigneusement la porte derrière nous, ouvre à clef le tiroir de son bureau et en sort le




Programme de transition
de l'oncle Léon, en nous disant tout joyeux "Regardez, moi aussi !" Nous finissons par comprendre que nous étions face au dernier auditeur d'un cercle d'études marxiste formé dans la caserne par un militant de l'O.C.I. quelque deux ans plus tôt : le trou, ce n'était pas pour cette fois. Je crois aussi qu'on a un peu déçu le margis quand il a réalisé que ni B. ni moi nous n'étions lambertistes...

...le jeune soldat juif que nous avions retrouvé à temps sous son lit, les veines ouvertes, et qui s'en était sorti. Réformé P4...


Le colonel avait raison (II)...

...ou comment j'ai appris à défendre le vieux pays.


Cet hiver-là Richard Anthony faisait un carton à six heures du mat dans les casernes. La journée du soldat commence par le bruit des rangers du margis de semaine dans l'escalier. La porte s'ouvre...

- ...bout là-dedans !


En fonction de l'individu et de son humeur - il a en principe veillé toute la nuit à attendre que l'armée rouge attaque - cet ordre s'accompagne ou non de coups de pieds dans les montants des lits superposés. C'est alors que les transistors se mettent en marche...




Richard Anthony - Le sirop-typhon, 1969
Mis en ligne par Alain Caumartin



Garder ce rythme en s'habillant, puis pour le petit cross de décrassage dans la nuit à -6°, lit au carré, inspections diverses et mise en tenue avant le petit déjeuner - le café au lait est meilleur sans lait. Ensuite on se met à l'entretien et/ou la mise en marche du joyau du régiment - sa raison d'être...



...l'obusier de 105 automoteur MK61 sur châssis AMX13
que l'on peut acheter ici en kit et assembler selon le mode d'emploi.




Elégant et robuste, ses 16,5 tonnes sur 2x5 roues, poulies de tension et barbotins avant pouvaient transporter cinq, voire six hommes d'équipage jusqu'à des 60 km/h - à cette vitesse les casques lourds étaient pratiques pour vomir dedans. Aujourd'hui ces machins fonctionnent avec quatre hommes mais à l'époque on ne manquait pas de gamins appelés à s'entasser dans la breloquante casserole - en plus du chef de char, un pilote à l'avant, artificier, pointeur, chargeur, tireur, et les obus qui vous basculaient sur la gueule dans les cahots, les douilles récupérées qui valdinguaient dans les jambes. Un char ce n'est jamais qu'une machine, juste un peu plus dangereuse pour ceux qui sont devant que pour ceux qu'on met à l'intérieur. Essentiellement de la graisse à mettre et à enlever, longuement.


Au bout d'un mois de classes, on pouvait sortir en ville. Enfin, la ville...


La permission du soir, après la soupe
Les canonniers s'en vont, seuls ou par deux
Vagues, le coeur serré, dans le soir bleu
Ce ne sont plus des enfants - c'est la Troupe.

Mais

Puisque les filles ici n'aiment pas l'uniforme
Contentons-nous de jouer aux tarots
Dans la chambrée - et crions-le bien haut :
Plus que Quatre-cent dix ! Puis la jouissance, énorme !

Après l'appel, l'inspection à la loupe
Ils vont grimper en riant dans leurs lits
Et puis ils vont pleurer - mais à bas bruit :
Ce ne sont plus des enfants, c'est la Troupe.


L'ennui porte à la rimaille - on marche au pas, on compose dans sa tête des poèmes de pacotille, des espèces de Vieux Coppées militaires - j'essaie de m'en souvenir. On s'ennuie encore, on tourne en rangs dans la cour, on défile en gueulant ces espèces de vieux chants scouts ou légionnaires...



Mis en ligne par Armée Française


...on ne chantait pas dans la brume grise, on préférait sous la lune grise, ça m'est resté. Et on montait des gardes, des quinze jours d'affilée à surveiller des dépôts de munitions perdus au fin fond des Vosges, seul dans un mirador à attendre que d'improbables cons viennent chiper des obus. Lectures conseillées Céline, le Voyage, et Darien, le Journal du voleur - très bien, Darien, sous l'uniforme...

L'ennui - et de temps en temps quelques brimades, faire des pompes en criant



Brigitte Bardot est une belle femme mais j'suis trop con pour la baiser !!


et nous nous disions que cette formule obsessionnelle devait être plus qu'un fantasme, un mot de passe peut-être, protégeant un savoir ésotérique, la quintessence d'une philosophie - le grand secret un peu honteux de l'armée française...


Il y avait un peu de formation théorique : qu'est-ce qu'un obus, qu'est-ce que l'ennemi, comment identifier un char soviétique...

Comment se protéger en cas d'explosion nucléaire... je me souviens de la fin du chapitre : "à défaut, se réfugier sous une table solide".

A l'époque, le service faisait dix-huit mois, la première permission au bout de deux mois à la fin des classes, et puis tout de suite le chapelet des jours à décompter en hurlant :
- Trois cents !
- Deux cent vingt huit !!
- Cent douze !!!
Et juste après, le Père Cent qui se fêtait en humiliant les bleus...
Enfin à partir de Soixante les libérables se traînaient, avinés, débraillés, intouchables, comme des pièces d'usinage dix fois réembouties et recabossées, prêts à tout pourvu qu'on les laisse filer - libéraaaab !!!

Vinrent les beaux jours, les manoeuvres à Mourmelon et à Suippes, à tirer les coups de canon qu'il fallait bien de temps en temps. Je me souviens, on était là quatre ou cinq à bouffer des rations de combat, celles où il y avait parfois une petite bouteille de rhum, léger mais suffisant.




Henri Rousseau dit le Douanier - Les artilleurs, ca 1893


Comme dans la chanson, le vent de Juin berçait les arbres. Plus haut, les obus des 155 positionnés derrière nous passaient au-dessus de nos têtes avec ce long bruit de faux qu'on n'entend jamais au cinéma. Quelqu'un dit comme de juste "on n'est pas bien, là ?" et un autre alluma un transistor : Louis-Philippe II succédait à Napoléon IV.




15 juin 1969 - Election de Georges Pompidou
Mis en ligne par British Pathé



Je me souviens : cinq semaines plus tard, il y a quarante ans de cela, nous étions revenus de manoeuvre, on avait une fois de plus battu les rouges à plate couture. On était tous au foyer à consommer ce qu'il y avait de plus alcoolisé, des fruits au sirop dégueulasses et du savarin bourratif, en regardant l'humanité faire un grand pas à la télé...




NASA - Neil Armstrong descend de l'échelle
Mis en ligne par internaaze



...à ce moment-là quelqu'un a dit "eux ils sont sur la lune, mais ils seront revenus avant nous". Trois cent soixante au jus et des poussières qu'on avait à passer, sous notre lune grise à nous.

Et puis finalement non. Les tribunaux administratifs avaient entre-temps jugé qu'on ne pouvait pas annuler rétroactivement la décision d'accorder un sursis d'incorporation d'un an (5). Après le TA la question était celle de l'appel, suspensif bien entendu. Il faut croire que le départ de Napoléon IV avait enhardi les autorités compétentes au point qu'elles décidèrent de ne pas se ridiculiser une nouvelle fois devant le Conseil d'Etat.

Par un bel après-midi d'été j'eus ma seconde entrevue avec le colonel.

- Deuxième canonnier, on me dit que si vous voulez vous pouvez regagner tout de suite la vie civile, mais vous allez rester avec nous, hein ?

- Mon colonel, je crains que non, hélas...

- Eh bien dans ce cas d'ici deux heures je ne veux plus vous voir dans ma caserne.


Une évasion, même légale, étant toujours une fête collective les copains de chambrée m'aidèrent à boucler mes affaires en un temps record et je quittai sous le soleil d'Août l'ombre portée de la lune grise.




(1) Et plusieurs marins "perdus à la mer", selon un numéro d'Action paru en mai 1968.

(2) Qui publia un tract intitulé "Nous ne tirerons pas sur nos frères ouvriers" : "comme tous les conscrits, nous sommes confinés dans les casernes. On se prépare à nous faire intervenir comme force répressive. Les jeunes et les travailleurs doivent savoir que les soldats du contingent ne tireront jamais sur les travailleurs. Nous sommes absolument opposés à l’encerclement militaire des usines. […] Nous devons fraterniser. Soldats du contingent, formez vos comités !"

(3) La grande vague de révoltes fit suite à la circulaire du 12 novembre 1971 de René Pleven par laquelle ce bon chrétien ministre de la justice supprimait à titre disciplinaire les colis de Noël. Les prisons de Nîmes, de Nancy et bien d'autres suivirent Toul. Voir par exemple Philippe Artières, La prison en procès, les mutins de Nancy (1972), Revue Vingtième siècle, 2001 n°70 pp. 55-70. Edith Rose, psychiatre de la centrale de Toul, bouleversée par ce qu'elle avait vu (prisonniers mis pendant des jours en contention pieds et poings liés sur des lits, tentatives de suicides toutes les nuits, traitement par l'alternance mitard-piqûre de calmants...) en fit un rapport à l'inspecteur général de l'Administration Pénitentiaire. Elle écrivait : "je refuse d'admettre qu'un homme soit irrémédiablement fichu, comme le pensent beaucoup de gens à la centrale Ney de Toul, à l'âge de 20 ans. Je somme tous ceux qui me liront de ne pas rester indifférents et de s'engager". Elle fut révoquée de l'Administration Pénitentiaire. Michel Foucault lut son rapport, acheta avec des amis une page du Monde pour le publier et en fit le point de départ de son fameux Discours de Toul, qu'on peut lire ici par exemple, page 236.

(4) Dans l'artillerie comme dans la cavalerie il n'y a pas de sergent mais des maréchaux des logis, en abrégé margis, et donc un sergent-chef s'appelle un margis-chef.

(5) ce qui était évident depuis le début, avait laissé entendre le Commissaire du gouvernement lors du passage de mon recours au TA.

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