18/05/2009

Soixante-quatorze canons, une statue de Saint Louis, une paire de pantalons blancs et des difficultés avec l'aquarelle (le voyage de Meryon, #7)



Le Provence lors de la prise d'Alger

Meryon n'a pas suivi les conseils (1) que lui donnait le capitaine Cécille dans la diligence de Brest à Paris, il ne s'est pas joint à l'expédition de l'Aube pour la Nouvelle-Zélande sous les ordres de Lavaud - il est d'ailleurs probable que le tout jeune cadet de seconde classe, sans appui ni recommandation, avait peu de chance d'être choisi pour en faire partie. Prenant ses ordres au Ministère de la Marine, il apprend qu'il est affecté à bord de l'Alger, en rade de Toulon.

Les noms successifs de ce vaisseau de 4ème rang de 74 canons étaient un abrégé d'histoire contemporaine : mis sur cale sous l'empire en 1812 sous le nom de Kremlin au moment de la campagne de Russie, rebaptisé Provence lors de la première Restauration (probablement en l'honneur du comte de Provence, frère du roi et futur Charles X), il se transforme en Hercule pendant les Cent-Jours pour redevenir Provence au second retour des Bourbons. Il tenait son dernier nom du fait qu'il avait été le navire-amiral de Duperré au moment de la prise d'Alger en 1830.

L'Alger, accompagné du Neptune et de l'Amazone, appareille à la fin novembre 1839 avec Meryon à son bord, et accoste à la ville blanche en décembre. Les Français ne contrôlent encore que le tiers côtier du pays, en vertu du dernier accord signé avec l'émir Abd-el-Kader, le traité de Tafna. Mais Louis-Philippe vient juste de le rompre unilatéralement en envoyant son armée dans la chaîne des Bibans, aux Portes de fer...


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Adrien Dauzats - Le Passage des Portes de fer en Algérie, 18 octobre 1839

...cette troisième guerre contre l'émir durera huit ans - justement le convoi de l'Alger apporte des troupes fraîches.



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Jean-Charles Langlois - Djamaa el-jedid, La mosquée de la pêcherie, la batterie du Dey Hussein
et les décombres de la démolition de la place d'armes, 1832

Meryon visite la ville "...toutes les habitations sont basses, très blanches comme neige, rectangulaires, portant de petits trous comme fenêtres, les habitants ont pour la plupart de belles figures, des habillements à la turque, le teint basané, la démarche noble; le ciel d'un bleu magnifique contribue à donner à tout cela un aspect charmant; je ne saurais trop définir les sensations que j'ai éprouvées en arrivant au mouillage par un temps superbe, et montant tout à coup sur la dunette où mon poste de mouillage m'avait empêché d'accéder jusque-là. Le soir même j'eus la permission de m'y rendre avec quelques-uns de mes camarades" (2).

L'Alger est de retour à Toulon à la mi-Janvier. Le 17 février 1840 il fait voile pour le Levant via Athènes, Argos, Corinthe, Mycènes et l'île de Mélos : les marines anglaise et française surveillent les côtes de la Grèce nouvellement indépendante. Meryon dessine un peu, rêve devant le monument de Lysicrate...


Le monument de Lysicrate, Lippincott's Magazine, Février 1873

...et la Porte des lions.


Oulthwaite - La porte des lions à Mycènes, détail

A Smyrne le 3 avril, il est transféré sur le Montebello, vaisseau trois ponts de 120 canons, amiral La Susse. On le retrouve en octobre à Salamine, puis de retour à Toulon le 20 novembre. Il n'en repartira qu'en Juin 1841 pour Tunis - le Bey a concédé aux Français un bout de terrain à Carthage pour y ériger une chapelle et une statue de Saint Louis, mort en ces lieux au cours de la VIIIème croisade, et le Montebello doit participer aux cérémonies d'inauguration. Retour en fin septembre à Toulon, où il est nommé cadet de 1ère classe le 28 Janvier 1842.

Celui qui sera le plus grand artiste-graveur du XIXème siècle n'est encore qu'un officier de marine incertain de sa destinée. Il a vu Alger la blanche et le Parthénon, contracté un herpès génital, connu la gêne financière des jeunes militaires pauvres, au point de devoir mettre en gage la montre en or léguée par sa mère pour pouvoir s'acheter une paire de pantalons blancs (3).

"...Je commence à avoir des effets un peu usés, et à bord du bâtiment où je suis maintenant l'Amiral est d'une grande sévérité pour la tenue. Tu conçois ensuite qu'à la mer nous sommes formellement exposés à perdre beaucoup d'effets. C'est ainsi que je perdis une de mes casquettes en prenant le bas-ris au grand hunier. Il ventait tellement fort que ma casquette fut enlevée presqu'horizontalement à une distance très grande...ensuite, étant obligés de monter dans les haubans mes souliers disparaissent fort vite. Il en est de même de nos habits qui descendent souvent remplis du suif qu'ils ont ramassé au mât de hune. Pour plaire à l'amiral La Susse, il faut d'abord être très bien habillé, autrement il vous regarde d'un assez mauvais oeil. Jusqu'à présent, je n'ai pas encore eu le temps de lui plaire ou de lui déplaire mais je vais faire tout mon possible pour être vu avantageusement par lui car c'est un homme qui tourmente beaucoup ceux qui ne lui plaisent pas..." (4)

Surtout, il s'est mis à dessiner en Grèce et à Alger. Passe-temps assez courant chez les officiers de marine de l'époque, formés au relevé cartographique; mais Meryon décide d'approfondir. Est-ce vraiment pendant son escale à Salamine que l'idée lui est venue ?

"Depuis ma sortie de l'Ecole navale, jusqu'à mon séjour dernier à Athènes, j'avais complètement abandonné le dessin; mais là ainsi qu'à Napoli di Romani mes anciens goûts se sont réveillés de leurs langueurs trop prolongées et maintenant je suis possédé d'une joie intérieure très grande, en songeant qu'à Toulon j'aurai peut-être le bonheur de pouvoir cultiver cet art, dont les attraits me paraissent plus grands que jamais... Vers la fin de mon séjour à Salamine... je n'avais plus le sou, de sorte que je fus obligé de rester à bord : je manquais de choses nécessaires; eh bien certes si j'avais eu une trentaine de francs à ma disposition, je crois réellement que j'aurai (sic) préféré aller cinq ou six fois sur les hauteurs du Parthénon, exercer mon faible crayon, plutôt que d'employer cet argent à acheter des souliers dont j'avais certes grand besoin, puisqu'au moment où je t'écris je n'en ai plus qu'une paire que je suis obligé de bien faire noircir tous les matins afin de cacher les trous qui n'y manquent pas" (5).

Pendant l'hiver de 1840 il prend des leçons de dessin au sépia chez Vincent Courdouan, peintre, pastelliste et aquarelliste toulonnais de renom, ami d'Horace Vernet et futur félibre, plusieurs fois récompensé pour ses envois au Salon de Paris.


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Vincent Courdouan - Combat du Romulus, médaille de 2ème classe au Salon de 1848.


Et l'hiver suivant il décide de passer à l'aquarelle, mais s'aperçoit vite qu'il a "un défaut inné dans la vue qui me fait confondre certaines couleurs quand elles sont très étendues d'eau", découverte dont les conséquences ne seront pas minces : Meryon est daltonien. Il n'en persévère pas moins, avec une logique bien à lui, "j'espère cependant que l'habitude et la pratique feront disparaître ce vice" (6).

(1) voir la fin de l'épisode 5.

(2) Lettre à son père Charles Lewis Meryon, rade de Toulon à bord l'Alger, 20 janvier 1840, citée par Ducros, Charles Meryon officier de marine peintre-graveur, catalogue du Musée de la Marine, Les presses artisitiques, 1968, cat. n°332.

(3) Toutes choses que nous savons par la correspondance qu'il échange avec son père, cf. par exemple Roger Collins, Charles Meryon, a life, Garton & Co, Devizes, 1999, pp. 34-37.

(4) Lettre à Charles Lewis Meryon, citée par Ducros, op. cit. cat. n°338.

(5) Lettre à Charles Lewis Meryon, 12 novembre 1840, citée par Ducros, op. cit. cat. n°339.

(6) Lettre à Charles Lewis Meryon, 9 novembre 1841, citée par Collins, op. cit. p. 38.

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