27/05/2008

Le Buffet (1) : Le soleil dans la bibliothèque


1967 - c'est l'année de La Chinoise.

Elle m'a toujours fait penser à un buffet, la vieille Sorbonne - un vieux buffet Louis-XIII rénové XIXème, avec ses moulures, ses corniches et ses clochetons décoratifs. Tout y sentait la cire et le vieux bois chauffé - un peu le moisi aussi, il faut bien dire. Entrer par le porche de la cour, tourner tout de suite à gauche, grimper l'escalier C au bout de la colonnade, s'arrêter au premier étage, là où même la poussière est pensive. C'était avant les vigiles, avant la découpe en Universités numérotées, avant les UER et les UFR, avant tout. C'était la philo du Buffet, pour un an encore.

On s'asseyait dans une salle, et dans un silence vaguement médusé on écoutait des voix qui semblaient déjà venir d'un autre siècle. Comme le dit Lindenberg (1) "la Sorbonne des sixties est encore telle qu'elle était dans les années 1930...les professeurs aussi sont d'époque"...

...Jean Wahl, révoqué en 1940 parce que juif, puis envoyé à Drancy pour le remercier d'avoir au cours des années 20 réintroduit Hegel et Kierkegaard (2) dans la philosophie française, évadé avant qu'on le fourre dans un convoi et redevenu via New-York professeur au Buffet, Jean Wahl que certains non-initiés prenaient pour un clochard égaré quand il s'asseyait sur un banc entre deux cours...

...Jean Grenier, qui était déjà trente ans plus tôt le prof d'Albert Camus, et qui monologuait comme dans un rêve éveillé, salle Cavaillès devant un public clairsemé - Grenier qui avait vécu, lui, en taoïste les années de guerre, les consacrant à recueillir ces confessions et ces murmures qui composent le sidérant Sous l'occupation (3)...


Edouard Toudouze - Etudiant du Moyen-âge, étude pour les décors de la Sorbonne


...Jankélévitch qui philosophait comme Charlie Parker jouait du saxophone, en sautant quelques accords, devant un public pour le coup pas clairsemé du tout - Janké pour les habitués, révoqué lui aussi en 40, résistant, de retour au Buffet dix ans plus tard, abritant autour de lui les quelques assistants gauchisants ou atypiques qui résistaient au conformisme ambiant...


...conformisme qui faisait les inépuisables fonds de tiroir du Buffet, Platon-Leibniz-et-Kant, chantournés et polis (4) puis, comme le bois des amphis, cirés, salis et recirés, détaillés au millimètre sous les fresques de Puvis de Chavanne qu'un soleil languissant peinait à éclairer à travers les carreaux voilés d'une poussière décennale. De temps en temps, sardonique, Raymond Aron poussait une porte, déboulant de l'étage supérieur, celui de la sociologie - il avait de super-beaux costards et une lueur dans l'oeil qui disait "je vous aurai tous, vous verrez, à la longue".

Mais foin des tentations, on persévérait dans la quête du Vrai, du Beau et du Bien - on cherchait la pépite, traquant au fond de sépulcraux cagibis le cours intéressant, celui où Claude Tresmontant prophétisait (5) devant trois pelés, ou celui de Heinz Wisman, le seul à l'époque à s'intéresser à Walter Benjamin et aux Francfortois. Wisman régulièrement ostracisé d'ailleurs, et qui vient encore ces mois-ci de perdre la précieuse collection qu'il éditait.

Surtout, une fois qu'on avait bien fureté et qu'on avait compris l'inanité de la chose - cette émouvante pile de vieux mouchoirs parfumés à la pensée pâlie - on allait à Sainte-Geneviève s'enfoncer comme des mules dans les textes eux-mêmes. Et ce fut une année solitaire et sudieuse, la seule que j'aie connue à ce point, délaissant peu à peu les amis et la politique. Sainte-Ginette était alors moins bondée qu'aujourd'hui et le soir, sous les lampes d'opaline, les paupières lourdes d'avoir foui dans Gueroult...




...ou dans Kierkegaard...


...on relevait la tête vers le ciel mauve, à travers les baies - avec cette vague angoisse : où menait ce chemin qu'on suivait dans les livres ?

Au bout de quelques mois je remontai l'escalier C et frappai à la seconde porte du 1er étage à gauche. Sur une table il y avait une dizaine de petits papiers pliés en quatre. J'en choisis un...


...et je sortis vingt minutes plus tard sans aucun souvenir de ce que j'avais bien pu dire, si ce n'est que j'avais réussi, mais quoi exactement ?




"Mais quoi ! ne mesurons-nous pas le silence ? Ne disons-nous pas : Ce silence a autant de durée que cette parole ? Et notre pensée ne se représente-t-elle pas alors la durée du son, comme s’il régnait encore ; et cet espace ne lui sert-il pas de mesure pour calculer l’étendue silencieuse ?..




...Ainsi, la voix et les lèvres muettes, nous récitons intérieurement des poèmes, des vers, des discours, quels qu’en soient le mouvement et les proportions ; et nous apprécions la durée, le rapport successif des mots, des syllabes, comme si notre bouche en articulait le son. Je veux soutenir le ton de ma voix, la durée préméditée de mes paroles est un espace, déjà franchi en silence, et confié à la garde de ma mémoire...




...Je commence, ma voix résonne jusqu’à ce qu’elle arrive au but déterminé. Que dis-je ? elle a résonné, et résonnera. Ce qui s’est écoulé d’elle, son évanoui ; le reste, son futur. Et la durée s’accomplit par l’action présente de l’esprit, poussant l’avenir au passé, qui grossit du déchet de l’avenir, jusqu’au moment où, l’avenir étant épuisé, tout n’est plus que passé." Saint Augustin, Confessions XI, XXVII-36, traduction de Moreau.

Les jours rallongeaient; le soir, le soleil s'attardait aux baies de la bibliothèque. Je n'avais jamais vécu d'année plus solitaire que celle-là, ni de solitude qui me fût moins pesante. En cette fin d'Avril, en ce début de Mai je vivais comme dans un rêve; l'étreinte des derniers examens se relâchait. Il se peut que Le temps ait été au programme, je m'hypnotisais dans le fameux chapitre XI des Confessions, celui qui se lit comme un long poème.

photographie d'origine par jimi yang sous CreativeCommons

"Ainsi, le présent est sans étendue. Où donc est le temps que nous puissions appeler long ? Est-ce l’avenir ! Non : car il ne peut être long sans être. Nous disons donc : Il sera long. Mais quand le sera-t-il ? Non sans doute tant qu’il sera avenir, n’étant pas encore, pour être long. Que s’il ne doit être long qu’au moment où, de futur, il commencera d’être ce qu’il n’est pas encore, c’est-à-dire présent, ayant un être, et de quoi être long, n’oublions pas que le présent nous a crié à haute voix : Non, je ne saurais être long." Saint Augustin, Confessions XI, XV-20.

C'était en vérité un bref moment, plus court que je ne le pensais même. Chaque jour en sortant de Sainte-Geneviève je rentrais chez moi par le même chemin, la rue Cujas vers le métro Odéon. Ce soir-là une rumeur allait et venait, enflant vers le boulevard, et puis des explosions. De la journée je n'étais pas passé à la Sorbonne et j'ignorais donc tout de ce qui se tramait. Je me sentais léger comme on l'est au sortir d'une longue journée de bibliothèque, je glissais,
poussant l'avenir au passé en traversant la rue Saint-Jacques. Arrivé boulevard Saint-Michel je vis trois garçons s'enfuir vers la Seine puis immédiatement, venant du côté que je ne regardais pas, il y eut une charge de police, et je basculai pour dix ans dans un présent perpétuel.




Léo Ferré chante Le buffet d'Arthur Rimbaud - mis en ligne par bisonravi1987




(1) Daniel Lindenberg, Choses vues, une éducation politique autour de Mai 68, Bartillat éd., pp. 33-34.

(2) A sa manière certes, voir ce qu'en dit Hélène Politis, Kierkegaard en France au XXème siècle : archéologie d'une réception, éd. Kimé, pp.114-123.

(3) Auparavant il avait publié en 1938 L'essai sur l'esprit d'orthodoxie, inventaire élégant de toutes les apories du marxisme dogmatique.

(4) par exemple par ces fabuleux techniciens, les Alquié et les Belaval aujourd'hui un peu oubliés sauf, comme ici, dans les notes de bas de page.

(5) Avec le même enthousiasme, au sens étymologique, qu'il a mis un peu plus tard à réécrire les Evangiles.

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