26/11/2007

L'hôtellerie de pensée, interlude intrusif

Cela fait un peu plus de quarante ans, mais je me souviens de ce mur, et qu'il était périlleux...

cliquer sur le mur pour le franchir

Mis en ligne par infiteam, quelles que soient leurs convictions politiques ces jeunes gens sont audacieux. Et, pour ce qui est du côté Panthéon...


cliquer sur le Panthéon pour s'y infiltrer

et merci aux Untergunther, pour l'horloge...

21/11/2007

The cat's meow : kana kapila, kili watch !



Kana Kapila, par The Cousins, groupe belge (1961-1967) par ailleurs responsable de l'immortel Kili Watch




(un futur sympathisant de l'UMP s'étant contenté de le reprendre en modifiant les paroles). Evidemment Kili Watch était déjà un chant scout, qui était lui-même auparavant un chant de guerre indien, qui lui-même....??

Clips mis en ligne par Thundernest (via PCL Linkdump) et par Draadnagel.

Fantômes à la rencontre

Ramon Novarro dans le Scaramouche de Rex Ingram (1924)

19/11/2007

Onetti, avant la fin



Juan Carlos Onetti (1909-1994), dans le film de Pablo Dotta "El Dirigible" (1994)
(mis en ligne par Phrayres)


"Et ils continuaient d'avancer, sans le savoir, à travers le vin de la première messe, la lutte pour le pain quotidien, l'ignorance et la stupidité.
Ils avançaient contents, distraits, presque sans douter; avec une belle innocence, détendus ou guindés, vers le puits final et le dernier mot. Sûrs d'eux-mêmes, banals, tranquilles, phraseurs, imbéciles.
Le puits les attendait sans véritable espoir ou intérêt. Ils marchaient allégrement, certains s'appuyant sur d'autres; quelques-uns demeuraient solitaires et souriants, en monologuant à voix basse. En général, ils confrontaient des plans et parlaient de l'avenir et de celui de leurs enfants, aussi des petites et grandes révolutions qu'ils portaient sous le bras dans des livres. L'un d'eux faisait de grands gestes avec les mains tandis que d'autres s'attardaient sur leurs souvenirs, leurs maîtresses et les fleurs fanées qui portaient le même nom."

Juan Carlos Onetti, Laissons parler le vent, ch. XXXI "le chemin II", traduction Claude Couffon.

18/11/2007

L'hôtellerie de pensée #2

Je mène des chevaux quarante
Et autant pour mes officiers,
Voire, par Dieu, plus de soixante,
Sans les bagages et sommiers.


Rentrée 1965. C'est la saison de Pierrot le fou.

De futurs ingénieur agronomes, blouse blanche et calot vert, marchent en canard chantant ce que leurs aînés estiment être obscène. Au-dessus des murs noirs de la cour des internes, qui attendra plusieurs années encore son ravalement, le ciel du soir est d'un bleu de myosotis. Nous gagnons par petits groupes l'étude des hypokhâgnes. Quand nos anciens d'une année débouleront pour le bizutage nous devrons grimper au-dessus des casiers, répondre servilement à des questions saugrenues et entonner le Carmen Varae.

A l'hôtellerie chaque prépa a son style dans l'humiliation selon l'image qu'elle veut donner de son caractère, nocturne et violent chez les cyrards, avec revue de détail et hommage au monument aux morts, fruste et braillard pour les agros, secret pour les chartistes - et comme ils sont les seuls à compter des externes féminines c'est le cérémonial sur lequel on fantasme le plus. Le bizutage khagnal est plutôt sans conviction, limité à une heure de lazzi et à l'apprentissage du vocabulaire et des onomatopées de base : on ne dit pas l'administration mais la shtrasse, on pschutte (pschhhh !!) ce qu'on admire, on bzutte (bzzzz !!) ce qu'on méprise, et on doit le respect (pschhhhh !!) aux carrés, aux cubes et au plus haut point à ces étranges créatures pensives, les bicas qui ont déjà échoué deux fois au khâl et sur lesquels l'hôtellerie, en bookmaker retors, veut bien parier une année de plus. Les bicas sont taiseux, souvent barbus, enveloppés de blouses couvertes d'hexamètres grecs. Tels ces bustes de faunes antiques peu à peu absorbés par le lierre ils se fondent dans la pénombre des thurnes malodorantes, parmi les piles de Que Sais-je et de Budés écornés. A la fin de l'année ils seront devenus presque transparents, prêts pour l'épiphanie normalienne ou la disparition dans les ténèbres extérieures d'une Sorbonne que l'on bzutte avec entrain.

Après le bizutage les cloutards viennent nous visiter. Ils préparent l'ENS de St Cloud, en ce temps-là bien en-dessous d'Ulm dans les hiérarchies angéliques, car sans grec ni latin. Ils ne bizutent pas, parlent un peu comme des êtres humains, ont l'air d'être assez généralement communistes et nous conseillent de ne pas nous laisser faire. Premier contact avec les bolcheviks et première impression favorable, ce sont les premiers dans cette ménagerie que nous voyons résister à la bêtise.


Le lendemain nous rentrons dans la cage à écureuil. Son fonctionnement est simple, les barreaux de la cage sont des thèmes latins, des versions grecques, des dissertations de philosophie, des exposés d'histoire. La roue ne sert à rien de particulier, juste à sélectionner les écureuils. A la fin de l'année, la moitié d'entre eux, réputés les plus lents ou les plus rétifs, seront jetés dehors : à la Sorbonne, Bzzzzzzzz !! Il faut se mettre au petit latin et au petit grec : deux par deux, en plus des versions obligatoires, choisir un Budé et décrypter sans dictionnaire en cachant la traduction de la page de droite. Et aux morceaux choisis, au survol, aux Que sais-je et autres concentrés, il faut savoir dire tout sur tout en trois parties sans rien savoir à fond, pas le temps de lire les oeuvres, surtout pas lire les oeuvres du début à la fin, malheureux écureuils, nous perdrions du temps.

Et il y a nos maîtres. Agrégés de lettres classiques, Pschhhh ! Mâles quasi-sexagénaires, au faîte de leur carrière, régnant sans discussion sur les jurys de concours, fins dissecteurs de l'aoriste moyen déponent et du discours indirect chez Thucydide. Mais aussi le prof d'anglais à qui je dois John Donne et William Blake - et S...

S... Christique, immobile, émacié, monocorde, passionnant. Debout au bord de la plate-forme de bois, légèrement surélevée, qui tient lieu de chaire et qui supporte le bureau du prof, il décortique les Recherches Logiques de Husserl sur lesquelles il est en train de terminer sa thèse; on ne comprend pas tout; on entend les mouches voler; on assiste au miracle : quelqu'un qui pense vraiment et qui nous parle comme si nous étions ses égaux. Est-ce de parler devant quarante garçons de notre âge ? A certains moments, on le voit tellement souffrir que nous cessons de respirer, puis il esquisse un sourire de Greco. Ce jour-là, je prends deux décisions, l'une que je ne respecterai pas, je ferai de la philo toute ma vie, et l'autre à laquelle je me tiendrai scrupuleusement - je ne serai jamais prof. J'aurais trop peur de souffrir moins bien que S.

Quand nous sortons de cours, nous croisons les autres prépas, avec leurs calots fétiches - rouge et bleu roi pour les cyrards, rose et bleu tendre pour les chartistes, vert pour les agros, il y a même un calot khâgnal, bleu sombre si je me souviens bien, qui n'est plus porté que par quelques bicas. Pour savoir qui est qui il faut croiser le port du calot avec les familles politiques, au nombre de quatre : l'extrême-droite, les chrétiens de gauche, les communistes et le silence. Pour les cyrards le classement est vite fait, les chartistes se partageant entre extrême-droite et silencieux. Chez les littéraires, j'ai déjà dit que les cloutards étaient bolchos, notre génération de khâgne est, pour ceux qui l'ouvrent, majoritairement tala de gauche, avec un poignée d'UEC (Union des Etudiants Communistes, la filiale du PCF, je me demande si ça existe encore) et quelques rares droitiers extrêmes. Ce n'est pas un jeu gratuit, en 66 la guerre d'Algérie n'est finie que depuis quatre ans et les cognes sont encore fréquentes au Quartier Latin entre les bolchos et les fafs qui, certains jours, passent à l'attaque vers midi à la porte de la cour des externes - alors, c'est la bataille rangée.

En ce qui concerne les talas, on va aux réunions de la JEC, même ceux que la messe intéresse moins - en fait, à l'époque, comme quelques autres autour de moi je ne pourrais plus croire au mieux qu'à un Dieu faible, le Dieu de Dietrich Bonhöffer, au pire au Dieu absent, retiré, extravasé de Simone Weil, Isaac Luria ou Hans Jonas, le seul Dieu qui reste après Auschwitz, Hiroshima et les quelque vingt ans de combats d'arrière-garde coloniale qu'en ce temps-là vient de mener notre beau pays. En 1966 la JEC de base est assez loin à gauche, suite à de mauvais souvenirs, mais en cours de normalisation par la hiérarchie épiscopale; quand on en fait partie on s'inscrit bien entendu à l'UNEF, où on rencontre ceux de l'UEC. En deux ou trois mois nos deux petits groupes fusionnent, et comme les bolcheviks ne se convertiront pas à la vraie foi, c'est nous qui adhérons à leur boutique au grand désarroi de nos aumôniers, et sous l'oeil méfiant des politruks.

Pauvres de nous, les écureuils, rentrant au soir tombé dans notre étude et ouvrant nos casiers (en ce temps-là il faut attendre d'être cube pour avoir une thurne à deux ou trois, avec la liberté de laisser allumé pour travailler jusqu'à pas d'heure) pour en extraire une tranche de Kant (Comment s'orienter dans la pensée, un devoir à faire pour S.) et une bonne platée de l'indirect Thucydide, à traduire pour le lendemain, sans compter l'exposé sur le gouvernement Villèle et la réaction absolutiste à partir de 1820, tu parles d'un sujet enthousiasmant. Quand nous visitons par hasard nos camarades externes, rejetons de la bonne bourgeoisie rive gauche, nous admirons à la dérobée ces immenses appartements, ces vastes bibliothèques. Il n'est pas besoin d'avoir lu tout ce qu'alors Bourdieu n'a pas encore écrit pour comprendre que l'égalité entre écureuils est tout ce qu'il y a de formelle, mais même si nous, fils méritants et internés de la petite bourgeoisie de province, nous doutons bien que nous sommes les faire-valoir de la comédie méritocratique qui verra de toute façon 90% de la khâgne rester sur le carreau, il en faudrait bien plus pour nous décourager - à nous donc le Gaffiot, le Bailly, le sucre et les fruits secs, ce soir encore nous pourrons
dire: Aujourd'hui
Nous avons travaillé!


Charles Meryon, Collège Henri IV ou Lycée Napoléon, avec ses dépendances et constructions voisines, eau-forte et pointe sèche, 1864, quatrième état, détail : le cloître et, au fond, la cour des internes. Au fond de cette cour les quatre fenêtres représentées par Meryon dans la partie droite du rez-de-chaussée correspondent aux études des internes d'hypokhâgne et de khâgne au milieu des années 1960.

Loger nous faudra par quartiers,
Si les hôtels sont trop petits ;
Toutefois, pour une vêprée,
En gré prendrai, soit mieux ou pis,
L'hôtellerie de Pensée.


Travailler, certes, mais où et quand ? Les internes des hypokhâgnes se répartissent grosso modo en trois groupes. Les touristes, mis là d'autorité par leurs parents (tu seras khâgneux, mon fils) se foutent royalement des résultats et n'attendent que la fin de l'année pour passer en fac et avoir leur chambre. Dans l'étude, la nuit tombée, ils jouent aux cartes en entonnant des paillardes comme dans toute salle de garde qui se respecte. Les dilettantes de leur côté sortent les guitares de leur cachette et chantent Brassens, Ferré ou, pour les plus évolués, Dylan. Oui, Dylan.

Dans le boucan qui en résulte, difficile de retrouver son petit grec pour la troisième catégorie, les sérieux, les polars, auxquels je tente encore de m'agréger. Sans compter qu'à dix heures tapantes un surgé vient siffler l'extinction des feux et expédier ce petit monde au dortoir, Thucydide ou pas. Comme des générations avant nous, nous partons donc chaque soir, Bailly sous le bras, à la découverte d'un abri clandestin dans l'hôtellerie nocturne.

Il faut emprunter des clés à des profs compatissants, esquiver les surgés, amadouer les veilleurs de nuit, mais petit à petit nous balisons les corridors du labyrinthe. Les plus hardis passeront les rites initiatiques, monter de nuit en haut de la tour et y hisser un drapeau noir, explorer les sous-sols

"Lycée Napoléon - coupe du réfectoire, de la cuisine, des caves, des catacombes"

à la recherche du souterrain mythique, creusé lors de la révolution, qui aurait permis aux babouvistes du Panthéon de passer dans les caves de l'hôtellerie...

Nous avons fini par nous approprier clandestinement une salle du deuxième étage. Là, une fois expédiés les travaux urgents, nos studieuses soirées sombrent au fil des heures dans la folie douce, chacun cultivant l'utile marotte qui l'empêchera de sombrer dans le désespoir. Tel fouit dans Milton et tel autre chez Dante, le plus savant d'entre nous est seul assez hardi pour creuser le sanscrit. Inferno, Paradise lost, voire les arbres séphirotiques auxquels nous initia, un jour, un camarade hébraïsant. Et moi, qu'est-ce que je pouvais bien faire quand j'en avais assez de patauger dans Hegel ? Dans le brouillard qui me reste en mémoire, je me souviens d'avoir appris par coeur, par goût de l'inutile, les poèmes qui jamais, jamais ne pourraient faire un sujet pour le Khâl, Queneau, par exemple, les sonnets du Chien à la Mandoline - un soir que je les lisais en étude, un surgé attiré par la couverture de ce joli petit livre jaune qui venait de paraître était venu carrément m'engueuler "vous n'êtes pas ici pour lire de la poésie mais pour faire du latin et du grec" pauvres de nous...

Enfants qui déchiffrez dans l'ambre des agathes
Des entrailles le miel des lapins étendues
Sur l'étal du marchand avec leurs quatre pattes
Pour qu'ils ne courent pas deux ensemble cousues...
Enfants qui dans la nuit apercevez la hune
De bateaux sinistrés recouverts par la dune
Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous

ou Morhange
Mon bel enfant en habit de fumée
Vous ne m'avez pas dit si je peux me tourner

Vraiment peu de chance de sortir au Khâl même aujourd'hui, la Berceuse à Auschwitz...

ou Desnos, The night of loveless nights :

Jamais l'aube à grands cri bleuissant les lavoirs
l'aube, savon trempé dans l'eau des fleuves noirs
L'aube ne moussera sur cette nuit livide
Ni sur nos doigts tremblants ni sur nos verres vides...
Nuit des nuits sans amour étrangleuse du rêve
Nuit de sang nuit de feu nuit de guerre sans trêve
Nuit de chemin perdu parmi les escaliers...

Et quand de cette nuit le veilleur vient nous chasser, nous remontons vers les dortoirs. Regardez nous passer, les pauvres écureuils, procession falote chargée de dictionnaires, heureux malgré tout
Nous avons travaillé !
traversant le grand hall et remontant l'escalier des prophètes, puis celui des bibliothèques - depuis longtemps alors dortoirs et vestiaires, redevenus bibliothèques vers 1990 à l'occasion d'une restauration qui a transformé nos vieux casernements en bunker classieux, oblitérant au passage la perspective magique qui découvrait jusqu'à la coupole et aux légions d'anges qui se détachent de ses piliers. Regardez nous monter sans bruit pendant que les anges génovéfains s'éveillent et prennent leur envol à la recherche de leurs livres perdus, pépiant doucement dans leurs langages, le grec simplet des évangiles ou le syriaque bimillénaire qui fut le patois du Galiléen. Regardez-nous entrer dans le dortoir des hypokhâgnes où quelques polars sont encore éveillés, Gaffiots et Budés ouverts sous les draps à la lueur des lampes de poche, et cela fait comme un paysage de tentes doucement éclairées, nocturne et pastoral.

Nous allons nous coucher en hâte, pendant que les anges tournent une dernière fois au-dessus des lits, frôlements d'ailes, froissements de simarres, essuyant au passage une larme ou apaisant un front fiévreux. L'un d'eux se perche au pied de mon lit et me jette avant de partir un regard méfiant - il sent que sous mes airs de bon élève je file un mauvais coton. Puis sous les tentes les lumières s'éteignent et les Gaffiots se ferment un à un avec un bruit sourd, suivi du gémissement rythmé des sommiers métalliques, pauvre moulin du plaisir solitaire Nuit des nuits sans amour, et des insultes marmonnées par ceux que les grincements réveillent.

Sans rancune, mon ange, je vais dormir en enfer - ce soir encore, le paradis joue à guichet fermé.
Et puis, j'ai toujours le transistor.

Domenico Beccafumi, Saint Michel chasse les anges rebelles, 1528, détail

11/11/2007

La musique d'hier soir



C'était Eric Bibb. Et c'était très bien.

ci-dessus : Eric Bibb,
Connected, mis en ligne par Telarc

08/11/2007

Cronopes dans Paris



Mis en ligne par contrakultura


Il y a de cela trente ans, peut-être plus, peut-être moins. Carol Dunlop et Julio Cortazar se promènent dans Paris.

Et pour en savoir plus sur les Cronopes, les Fameux et les Espérances, c'est ici en français, et en espagnol.

Tu chériras la mer, ou l'histoire de celui qui n'était pas le fils du Dey d'Alger (le voyage de Meryon #3)

Les fenêtres du 7, rue Rameau, de nos jours

C'est au 7 rue Rameau que Meryon le fils passe ses premiers jours. Sa mère Pierre-Narcisse Chaspoux s'y est installée, son autre enfant Fanny Lowther et la propre mère de Pierre-Narcisse composant le reste de la maisonnée. L'immeuble donne sur l'emplacement de l'Opéra où elle dansait six ou sept ans plus tôt, et qui a été démoli après l'assassinat du Duc de Berry en 1820.

Déclaré à sa naissance sous le nom de Charles Chaspoux, l'enfant est envoyé en nourrice et ne revient à Paris qu'au début de 1823. Ils habitent alors 9, rue du Faubourg-Montmartre, puis barrière de Clichy, et finalement près de l'Etoile, au 6 passage de Clichy - 1 rue de Monceau du Roule.

Pour faire vivre le quatuor, Pierre-Narcisse ne doit pas avoir beaucoup d'autres ressources que les pensions que lui versent, chacun de son côté, les pères des deux enfants. L'argent est compté, il faut payer en outre la mise en pension de Fanny, puis celle de Charles à la pension Savary de Passy. Lord Lowther n'en a pas augmenté pour autant son versement, mais il est possible que C.L. Meryon l'ait fait de son côté à la demande de Pierre-Narcisse (1).

Elle rend scrupuleusement compte aux pères des progrès de leurs enfants, taisant ce qu'il faut taire - Meryon connaît l'existence de Fanny, mais Lowther doit ignorer celle de Charles - et jouant de l'exemple de l'un pour aiguillonner l'autre - Lowther est venu visiter Fanny à Paris, pourquoi Meryon ne ferait-il pas de même ? Elle fait baptiser Charles selon le rite anglican, à l'Oratoire, par le chapelain de l'ambassade de grande-Bretagne, pour qu'il ait la même confession que sa demi-soeur. Quelquefois elle se rebiffe, par exemple quand Meryon lui reproche d'avoir élevé Charles à la française "...je ne pouvais pas l'élever à la chinoise, puisque j'étais à Paris" (2).

Comment le drame s'est-il noué entre les deux Meryon ? On ne peut dire qu'il n'y ait eu aucun lien, aucune rencontre entre eux. Sa mère lui fait écrire des lettres à son "cher papa", lui transmet les cadeaux de son père, notamment en 1832 son portrait en costume oriental, qui fascine son fils, et on le comprend.

Charles Lewis Meryon en costume oriental, frontispice du 3ème volume des
Travels of Lady Hester Stanhope, forming the completion of her
memoirs narrated by her physician, publiés en 1846.

"Cher papa, je te remercie beaucoup de ton portrait, que tu m'as donné. Je trouve qu'il te ressemble beaucoup. Je l'ai placé au-dessus de mon lit au milieu de mes couronnes" (les couronnes de laurier des distributions de prix de l'époque) "Le cher portrait, mon ami, a produit l'effet, et plus, que j'en attendais. Pensant qu'il ne vous reconnaîtrait pas, je voulais lui dire que c'était le portrait du Dey d'Alger que j'avais acheté parce que je trouvais cette tête belle : mais aussitôt qu'il l'a vue il est devenu si rouge..." (3)

En 1824 Meryon vient à Paris, voit pour la première fois son fils et le reconnaît officiellement à la mairie. En 1828, il revient et voit par deux fois Pierre Narcisse et Charles. Mais en même temps, on sait par les lettres de Pierre-Narcisse qu'après ces dernières rencontres Charles se plaint de son absence :
"- l'aimes-tu ou ne l'aimes-tu pas ? - je l'aime beaucoup, maman, mais c'est lui qui ne m'aime pas... s'il m'aimait, il resterait pour me voir" (4).

Puis en 1834 c'est Charles qui vient à presque treize ans passer un an auprès de son père et de sa famille, à Marseille puis à Nice et en Italie - Pise, Gênes, tout un hiver à Florence puis un mois à Livourne avant de revenir à Marseille par la mer. Il y voit donc Eliza - Mrs Meryon - et ses deux enfants dont l'une est sa demi-soeur. Malgré les demandes de Pierre-Narcisse, Meryon le père n'avait visiblement pas instruit Charles de sa situation réelle dans cette famille - en clair, celle du bâtard en visite. On peut penser avec Collins qu'Eliza devait être dans la confidence, mais pas les deux autres enfants. Ce noeud de relations cachées dut suffisamment perturber le jeune Charles pour qu'il se produise au moins un incident grave entre lui et John, le fils d'Eliza d'un précédent mariage. Pourtant, il semble que cette période restera pour Charles un de ses meilleurs souvenirs - c'est même probablement sur les quais de Marseille qu'il prend la décision de devenir marin.

Mais c'est la dernière fois que les deux Meryon, père et fils, se rencontrent.

Rentré à Paris, Meryon le fils se passionne pour tout ce qui est bateaux et, ce qui est nouveau pour lui, pour le dessin de paysage - un des talents attendus des officiers de marine de l'époque. Il prépare le concours de l'école navale, et le réussit, 47ème sur 68 en Octobre 1837. Succès qui marque le début de son malheur : c'est en effet à presque 17 ans, au moment de préciser son identité pour son enregistrement à l'école, que Charles Meryon prend réellement conscience qu'il n'est qu'un fils naturel, en changeant officiellement de nom. Jusque là, bien que reconnu par son père en 1824, il était désigné dans les documents d'état civil comme Charles Chaspoux, et le plus souvent connu en public comme "Charles Gentil", du nom de scène de sa mère. Fin 1836 Pierre-Narcisse écrit au docteur et lui demande l'autorisation, pour son fils, de porter le nom de Meryon (5). Pour lui, regarder cette vérité en face sera dévastateur. Sa bâtardise - selon la façon de penser de l'époque - son besoin de reconnaissance le hanteront jusqu'à la fin et peu à peu contribueront à le détruire.

Il part pour Brest où l'école navale vient d'être réorganisée; les élèves suivent leurs cours et sont logés sur le vaisseau l'Orion, à l'ancre dans la rade. Il y restera vingt-deux mois.

(1) Roger Collins, Charles Meryon, a life, Garton & Co, Devizes, 1999, p. 18.

(2) lettre du 1/9/1834, citée par Collins, p. 9.

(3) lettres citées toutes deux par Jean Ducros Charles Meryon, officier de marine, peintre-graveur 1821-1868, Musée de la marine, Paris, 1968, cat. n°301.

(4) lettre de P.-N. Chaspoux à C.L. Meryon du 18 Août 1828, citée par Ducros, cat. n°297.

(5) Collins, p. 23.

24/10/2007

Transports en commun : le tramway fantôme



Mitchell & Kenyon, encore : un tram, Belfast, 1901
Mis en ligne par UlstersHistoryTM.
On peut rester dubitatif sur ses options politiques, mais certes pas sur son sens du montage vidéo/son, voir son
Block H Loyalist Vs Nationalist Game.

21/10/2007

Chambre d'enfant : Vincent

cliquer sur Vincent pour l'animer



Par Tim Burton, 1982
via MeFi



16/10/2007

L'histoire du Médecin et de la Danseuse (le voyage de Meryon #2)

Edgar Degas, Musiciens à l'orchestre

Charles Lewis Meryon naît en 1783 à Rye (Sussex) dans une vieille famille huguenote émigrée en Angleterre à la révocation de l'édit de Nantes, les Mérignan, dont le nom était progressivement devenu Merian puis Meryon. Il obtient son Master of Arts degree à Oxford, puis étudie la médecine à St Thomas Hospital, où il est l'élève de Henry Cline. Avant la fin de ses études, il tombe amoureux d'une jeune fille de 18 ans, une Elizabeth qu'il épouse peut-être (1) et dont il a une fille, Lucy Elizabeth, en Décembre 1809. Mais la mère meurt peu de jours après l'accouchement et Meryon doit confier sa fille à une nourrice, puis à sa soeur Sarah et à son beau-frère.

Meryon lui-même prend froid et tombe lui aussi gravement malade; c'est alors qu'il reçoit la visite du fils de Henry Cline, qui sait par son père que lady Hester Stanhope recherche un médecin pour l'accompagner dans un long voyage en Orient. Cline les met en contact, ils dînent ensemble et font affaire. Lady Hester a un médecin, même s'il n'a pas tout à fait fini ses études, et il accepte de n'être que maigrement rémunéré (2). Meryon de son côté pourra se refaire une santé dans des pays chauds, se relever de son deuil et rêver de grandeur nobiliaire. Il est probablement amoureux de cette femme de sept ans plus âgée, et ne sera pas payé de retour - dès leur arrivée à Malte il la verra tomber dans les bras de Michael Bruce. Dans ses lettres, lady Hester pouvait avoir la dent dure, elle y décrit son docteur comme un être triste, lent, qui était bête et fat ("fop and fool") avant qu'elle le guérisse de ces vilains défauts; elle lui reconnaît une qualité : son honnêteté (3)... Pourtant l'étrange association de l'aventurière et de son médecin- factotum-biographe durera pendant près de trente ans, le temps pour Meryon de quatre voyages au Levant, dont le premier devait durer sept ans.

C'est donc en 1817 qu'il revient pour la première fois et s'installe à Londres pour terminer ses études de médecine. Il loge au 10 Warwick Street dans une pension où il fait la connaissance de Pierre-Narcisse Chaspoux, sa voisine. Malgré deux prénoms masculins il s'agit bien d'une danseuse de ballet. Née en 1791, elle fait partie dès seize ans du corps de ballet de l'Opéra de Paris sous le nom de scène de Narcisse Gentil. Mais elle tombe malade et, autour de 1815, on la retrouve à Londres avec là aussi des engagements au ballet du London Opera. Elle apparaît dans les témoignages comme une jeune femme sensible et cultivée, qui se désignera comme artiste lyrique sur l'acte de naissance de son fils. Pourtant ce dernier dira plus tard plus brutalement que si la mère de Pierre-Narcisse l'a emmenée à Londres, c'était "pour la vendre". Toujours est-il qu'elle donne naissance en Juin 1818 à une petite Frances (dite Fanny) fille de Lord Lowther, ministre richissime, gros et laid, proche du Prince Régent (le futur George IV) et grand amateur d'Opéra ainsi que de danseuses.

The Voluptuary, caricature du Prince Régent par James Gillray. Son embonpoint lui valait le surnom de Prince of Whales.

Lowther se borne à reconnaître Fanny, qui est baptisée à St James, Westminster, et à faire selon l'usage une petite pension à sa mère. On n'épouse pas les danseuses, et Pierre-Narcisse reprend des contrats de ballet. Meryon s'est occupé d'elle pendant ses couches, et chez la danseuse la reconnaissance est devenue de l'amour. Lui repart en Suisse recruter pour le compte de lady Hester un valet et trois femmes de chambre qu'il accompagne au Liban; elle lui écrit des lettres passionnées. On sait qu'il est revenu en 1821 puisque c'est cette année-là qu'il devient membre du Royal College of Physicians et, surtout, que naît le 23 Novembre à Paris le fils de Charles Lewis Meryon et Pierre-Narcisse Chaspoux, revenue en France pour accoucher.

Selon certaines sources, c'est Lowther qui, prenant ombrage de la liaison de Pierre-Narcisse avec Meryon, l'aurait menacée de couper sa pension si elle ne quittait pas l'Angleterre. De son côté Meryon est d'accord pour subvenir à l'entretien de son fils. Pour cela il lui faut gagner sa vie, il se tourne à nouveau vers Hester Stanhope mais dans l'attente de sa réponse il doit se mettre au service de Sir Gilbert Heathcote, cinquième baronet du nom et membre du Parlement - toujours la coterie du prince régent - avec lequel il part pour Florence où il séjourne jusqu'en 1822.

Félix Bracquemond, Essai naturaliste : un homme suit une femme qui monte dans l'escalier

Meryon et Pierre-Narcisse ne se reverront plus que deux ou trois fois brièvement, en 1824 puis 1828, même s'ils échangent une correspondance régulière. Il lui verse sa pension, dont on sait que certaines années elle sera de six cents francs par an. Des lettres qu'elle lui envoie et qu'il archive soigneusement il ressort qu'elle l'aime toujours, se plaint de son éloignement, puis de sa progressive froideur. Il est tombé amoureux en Angleterre d'une veuve, Eliza Gardiner, qu'il l'épouse en Février 1823. Ils auront une fille et il adoptera le fils qu'elle a eu de son premier mariage. Mais il cache cette union à Pierre-Narcisse jusqu'à ce qu'elle l'apprenne d'un ami commun en 1831. Elle lui écrit alors qu'elle est libérée, qu'elle sent qu'elle va être plus heureuse qu'elle ne l'a été de longtemps - "j'ai toujours pensé qu'il y avait quelque chose de très étrange dans votre conduite à mon égard". En Août 1836 elle brûle toutes les lettres qu'elle a reçues de lui - et elle le lui écrit.

(à suivre)

(1) Charles Meryon, le fils, fait allusion à ce mariage dans une lettre à son père de 1862, seule trace de ce mariage; cf. Collins, Charles Meryon, a life, p. 7 et aussi Lorna Gibb, biographe de lady Hester Stanhope : Lady Hester, queen of the East, Faber & Faber, 2005, p. 32, n. 25.

(2) Gibb, p. 33.

(3) lettre d'Hester Stanhope citée par Collins, p. 6.

Sur la vie et l'oeuvre de Meryon, les sources citées sont les suivantes :

Collins : La principale et la plus fiable est évidemment la biographie de Roger Collins, Charles Meryon, a life, Garton & Co, Devizes, 1999. Collins corrige certaines erreurs des autres biographies, par exemple la légende selon laquelle Pierre-Narcisse Chaspoux serait morte folle, ou la fille que l'on a inventée à Charles Lewis Meryon et Hester Stanhope.

Geffroy : Gustave Geffroy Charles Meryon, H. Floury éditeur, Paris 1926.

Ducros : Jean Ducros Charles Meryon, officier de marine, peintre-graveur 1821-1868, Musée de la marine, Paris, 1968 (particulièrement sur le voyage de circumnavigation de Meryon et son séjour en Nouvelle-Zélande).

Jouve : la meilleure introduction à Meryon en français reste l'article de Pierre-Jean Jouve, Le quartier de Meryon, republié dans son recueil Tombeau de Baudelaire, Editions du Seuil, 1958. Malheureusement cette étude n'est pas incluse dans la réédition du Tombeau par Fata Morgana, 2006.

Les lettres écrites à Charles Lewis Meryon par Pierre-Narcisse Chaspoux et son fils sont conservées au British Museum, B.M. Ms. Dept.

01/10/2007

Auprès de mon arbre

L'arbre de la High School de Jena, Louisiane, à l'ombre duquel seuls les élèves blancs avaient le droit de s'abriter. Et l'année dernière, quand les noirs se mirent à réclamer leur droit à l'ombre, ils trouvèrent trois noeuds coulants suspendus aux branches. On sait ce qui s'ensuivit. Mychal Bell, libéré sous caution, pourra réécouter Strange fruit par Billie Holiday


Southern trees bear strange fruit,
Blood on the leaves and blood at the root,

Black bodies swinging in the southern breeze,

Strange fruit hanging from the poplar trees.


Pastoral scene of the gallant south,

The bulging eyes and the twisted mouth,

Scent of magnolias, sweet and fresh,

Then the sudden smell of burning flesh.


Here is fruit for the crows to pluck,

For the rain to gather, for the wind to suck,

For the sun to rot, for the trees to drop,

Here is a strange and bitter crop.

et, concernant la justice du bon vieux Sud, réviser Furry Lewis, Judge Harsh blues


Good morning judge, what may be my fine?
Good morning judge, what may be my fine?
Good morning judge, what may be my fine?
Fifty dollars eleven twenty-nine (1)

They arrest me for murder and I ain't never harmed a man
Arrest me for murder and I ain't never harmed a man
Arrest me for forgery and I can't even sign my name

Arrest me for murder and I ain't hurt a man
Arrest me for murder and I ain't harmed a man
Arrest Furry for forgery and he can't even sign his name

Some got six months, some got a solid year
Some got six months, some got a solid year
But me and my partner we got lifetime here

If I just had-a known I was goin' to get so long
If I just had-a known I was goin' to get so long
Boy if I just had-a known I was goin' to get so long
Some Western country would have been my home

Western country would have been my home
Western country would have been my home

I know my baby she don't know I'm here
I know my baby she don't know I'm here
Boy my baby she don't know I'm here
If she do she sure don't feel my care
(1) "eleven twenty-nine", 11.29, ça veut dire un an de prison.

Les séquences de film avec Gregory Peck viennent de To kill a mockingbird, un superbe classique antiraciste de 1962, comme quoi ces bons Louisianais nous ramènent assez loin en arrière. Allez, pour se consoler, mais toujours du bon vieux temps, Big Bill Broonzy dans l'instrumental Hey Hey


et aussi dans une cave de Saint-Germain...


...et pour ceux que les coups de soleil démangeraient encore, faute d'ombre, voici Lightnin' Hopkins, Chérie, gratte-moi le dos - Baby, scratch my back...


Ah, et puis l'arbre a été coupé. Des fois que, non mais.

Pour en savoir plus : ici et .

26/09/2007

L'hôtellerie de pensée #1


En la forêt de Longue Attente
Chevauchant par divers sentiers
M'en vais, cette année présente,
Au voyage de Desiriers.

Rentrée 1964. C'est la saison du
Désert rouge.


L'hôtellerie nous ouvre ses portes, à moi et à mes coreligionnaires, internes provinciaux. Nous avons déposé notre paquetage et enfilé nos blouses. Sous l'oeil d'un pion maussade nous attendons la vraie rentrée, celle des externes. Une odeur de goudron chaud emplit la salle d'étude - dehors, sous un soleil de plomb, on refait la cour du Méridien.

Un peu plus tôt, le proviseur (on le surnommait Adonis) m'a exhorté à ne pas faire de prosélytisme. Je peux bien venir de chez les curés du château, ici nous sommes en terre laïque, d'ailleurs dans sa magnanimité l'hôtellerie n'ouvre-t-elle pas ses bras aussi largement aux fils de Maurice Thorez (qui vient de mourir deux mois plus tôt) qu'à ceux du comte de Paris (qui se porte comme un charme) ? Révélation : je ne fais que changer de cléricature, le premier souci de ce cet homme comme de mes pères abbés, c'est de préserver ses ouailles de l'évangile d'en face.

Adonis serait-il rassuré de savoir que je suis pour l'heure plongé dans Samuel Butler, Ainsi va toute chair, signe d'une foi religieuse pour le moins vacillante ? L'odeur de naphte se mêle à celle de l'étude, papier moisi et boiserie chaude, sur ce fond de dilemmes victoriens. L'heure venue le pion nous libère et nous dînons au réf (1) presque désert de spaghettis froids à la sauce rémoulade - nous apprendrons vite que c'est l'ordinaire des dimanches soirs et jours de repos des cuisiniers. Puis nous montons au dortoir où s'alignent nos trente lits, dont celui du pion de nuit dans sa cage à rideaux. J'emporte Butler et ma lampe de poche - j'en suis au chapitre 10, Theobald Pontifex va à la découverte des femmes, sujet intéressant - ainsi que mon transistor, qu'il faut bien cacher sous les draps, pour ceux qui aiment le Jazz.


cliquer pour agrandir
Charles Meryon - Collège Henri IV ou Lycée Napoléon, avec ses dépendances et constructions voisines, eau-forte et pointe sèche, 1864, quatrième état, détail.

Devant sont allés mes fourriers
Pour appareiller mon logis
En la cité de Destinée ;
Et pour mon coeur et moi ont pris
L'hôtellerie de Pensée.

Le lendemain, première classe de philo de ma vie, premier sujet de dissertation, "commentez cette définition d'Alain : la politesse, c'est suivre la mode". Commence un mois de cours sur le behaviorisme et le chien de Pavlov. Décidément, l'année sera rude.

Nous n'avons pas, de loin, autant de fourriers que le duc Charles. Ne comptent pour rien la petite armée des pions souffreteux, ni le peloton de surgés (le Grand Escogriffe, la Vache Noire et le Petit Bossu) tout ce monde n'est là que pour nous pomper le peu de liberté qui reste. Notre viatique du matin et du soir, notre foyer paléolithique, notre ultime ressource à nous autres internes c'est le casier. Métallique, individuel, scellé en rangs superposés aux murs de l'étude, le casier est notre autel domestique, nous y honorons nos dieux lares, cripures et budés. Toutes nos possessions, livres, cahiers et bibelots devant tenir dans ces 40x50x40 centimètres généreusement concédés par l'hôtellerie, le casier est la marque visible de notre voeu de pauvreté tant matérielle qu'intellectuelle. Les externes ont des bibliothèques, des discussions de café et puis encore, qu'en savons-nous, tout Paris à leur disposition, peut-être même des filles. Nous, nous avons le casier, notre secrète richesse. Certains y stockent des bananes, d'autres des noix, l'alcool est aux risques et périls d'une fouille toujours possible, un camarade vietnamien y range prudemment son nuoc-mam (2). Pourtant, médité, mûri, porté à un niveau quasi-transcendantal, le casier devient une ascèse. Je vais choisir la traduction Barni de la Cri(tique de la raison )pure, elle est déconseillée mais les deux tomes sur papier-cul de chez Gibert font 8 millimètres de moins que la Tremesaygues-Pacaud des PUF; si je jette mes bouquins de maths j'aurai juste assez de place pour caser Salinger et Dos Passos. J'ai survécu avec Salinger et Dos Passos cette année-là. Je dois la vie au hobo de l'an premier du siècle, et à Esmé, avec amour et abjection.

Mais quand après la fin des cours vient le soir charmant, ami du criminel
II vient comme un complice, à pas de loup ...

O soir, aimable soir, désiré par celui

Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui
Nous avons travaillé!
alors nous fermons notre casier suivant la tradition de l'une des deux écoles - au choix, cadenas à clef, ou à combinaison - et nous pouvons sortir une heure (signer la feuille à la loge, au départ comme au retour). On tourne à droite, achat d'une demi-baguette - ce qu'on peut avoir faim quand on a seize ans - et première halte au café des Quatre sergents de la Rochelle, qui en ce temps-là existe encore au coin de la Mouffe et de la rue Clovis. Puis direction la Chope de la Contrescarpe. En 1964, il suffit de descendre un peu la Mouffe et on n'est déjà plus du tout chez les riches, là le Paris de Yonnet et Giraud a encore de beaux restes, voilà bien un luxe que les élèves d'aujourd'hui n'ont plus. Si on tourne à gauche on va vers Maubert où la cloche tient encore bon son morceau de pavé. Et puis Gibert, les PUF pour les bouquins obligatoires qu'il va falloir serrer dans le foutu casier. On revient, on a le coeur serré devant le ciel mauve et doré de la rue Soufflot le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcôve,
Et l'homme impatient se change en bête fauve
- alors ce soir, mon ange, nous troquerons encore notre jeunesse contre le pain mou du réf' et le Gaffiot de l'étude d'après-dîner ? Puis on revient, à l'hôtellerie.

Et encore je me souviens de ce Samedi 19 Décembre, nous sommes consignés dans le dortoir pour un chahut quelconque, et on entend des voix sur la place du Panthéon.
(à suivre...)


(1) dans la base Mnémosyne du musée de l'E.N. il faut recliquer sur la vignette pour l'agrandir.
(2) A propos du casier, sujet inépuisable, les amateurs de littérature policière pourront aussi lire H4 blues de Jean-Bernard Pouy.

11/09/2007

Le greffe : Botero

Fernando Botero : Le chat de la Rambla del Raval, Barcelone

Comme tous les chats, il a ses caprices; il a déjà déménagé deux fois.

19/08/2007

Le greffe : Edward Lear

CC was Papa's gray Cat,
Who caught a squeaky Mouse;
She pulled him by his twirly tail
All about the house.

Edward Lear, Nonsense Alphabet