08/11/2007

Tu chériras la mer, ou l'histoire de celui qui n'était pas le fils du Dey d'Alger (le voyage de Meryon #3)

Les fenêtres du 7, rue Rameau, de nos jours

C'est au 7 rue Rameau que Meryon le fils passe ses premiers jours. Sa mère Pierre-Narcisse Chaspoux s'y est installée, son autre enfant Fanny Lowther et la propre mère de Pierre-Narcisse composant le reste de la maisonnée. L'immeuble donne sur l'emplacement de l'Opéra où elle dansait six ou sept ans plus tôt, et qui a été démoli après l'assassinat du Duc de Berry en 1820.

Déclaré à sa naissance sous le nom de Charles Chaspoux, l'enfant est envoyé en nourrice et ne revient à Paris qu'au début de 1823. Ils habitent alors 9, rue du Faubourg-Montmartre, puis barrière de Clichy, et finalement près de l'Etoile, au 6 passage de Clichy - 1 rue de Monceau du Roule.

Pour faire vivre le quatuor, Pierre-Narcisse ne doit pas avoir beaucoup d'autres ressources que les pensions que lui versent, chacun de son côté, les pères des deux enfants. L'argent est compté, il faut payer en outre la mise en pension de Fanny, puis celle de Charles à la pension Savary de Passy. Lord Lowther n'en a pas augmenté pour autant son versement, mais il est possible que C.L. Meryon l'ait fait de son côté à la demande de Pierre-Narcisse (1).

Elle rend scrupuleusement compte aux pères des progrès de leurs enfants, taisant ce qu'il faut taire - Meryon connaît l'existence de Fanny, mais Lowther doit ignorer celle de Charles - et jouant de l'exemple de l'un pour aiguillonner l'autre - Lowther est venu visiter Fanny à Paris, pourquoi Meryon ne ferait-il pas de même ? Elle fait baptiser Charles selon le rite anglican, à l'Oratoire, par le chapelain de l'ambassade de grande-Bretagne, pour qu'il ait la même confession que sa demi-soeur. Quelquefois elle se rebiffe, par exemple quand Meryon lui reproche d'avoir élevé Charles à la française "...je ne pouvais pas l'élever à la chinoise, puisque j'étais à Paris" (2).

Comment le drame s'est-il noué entre les deux Meryon ? On ne peut dire qu'il n'y ait eu aucun lien, aucune rencontre entre eux. Sa mère lui fait écrire des lettres à son "cher papa", lui transmet les cadeaux de son père, notamment en 1832 son portrait en costume oriental, qui fascine son fils, et on le comprend.

Charles Lewis Meryon en costume oriental, frontispice du 3ème volume des
Travels of Lady Hester Stanhope, forming the completion of her
memoirs narrated by her physician, publiés en 1846.

"Cher papa, je te remercie beaucoup de ton portrait, que tu m'as donné. Je trouve qu'il te ressemble beaucoup. Je l'ai placé au-dessus de mon lit au milieu de mes couronnes" (les couronnes de laurier des distributions de prix de l'époque) "Le cher portrait, mon ami, a produit l'effet, et plus, que j'en attendais. Pensant qu'il ne vous reconnaîtrait pas, je voulais lui dire que c'était le portrait du Dey d'Alger que j'avais acheté parce que je trouvais cette tête belle : mais aussitôt qu'il l'a vue il est devenu si rouge..." (3)

En 1824 Meryon vient à Paris, voit pour la première fois son fils et le reconnaît officiellement à la mairie. En 1828, il revient et voit par deux fois Pierre Narcisse et Charles. Mais en même temps, on sait par les lettres de Pierre-Narcisse qu'après ces dernières rencontres Charles se plaint de son absence :
"- l'aimes-tu ou ne l'aimes-tu pas ? - je l'aime beaucoup, maman, mais c'est lui qui ne m'aime pas... s'il m'aimait, il resterait pour me voir" (4).

Puis en 1834 c'est Charles qui vient à presque treize ans passer un an auprès de son père et de sa famille, à Marseille puis à Nice et en Italie - Pise, Gênes, tout un hiver à Florence puis un mois à Livourne avant de revenir à Marseille par la mer. Il y voit donc Eliza - Mrs Meryon - et ses deux enfants dont l'une est sa demi-soeur. Malgré les demandes de Pierre-Narcisse, Meryon le père n'avait visiblement pas instruit Charles de sa situation réelle dans cette famille - en clair, celle du bâtard en visite. On peut penser avec Collins qu'Eliza devait être dans la confidence, mais pas les deux autres enfants. Ce noeud de relations cachées dut suffisamment perturber le jeune Charles pour qu'il se produise au moins un incident grave entre lui et John, le fils d'Eliza d'un précédent mariage. Pourtant, il semble que cette période restera pour Charles un de ses meilleurs souvenirs - c'est même probablement sur les quais de Marseille qu'il prend la décision de devenir marin.

Mais c'est la dernière fois que les deux Meryon, père et fils, se rencontrent.

Rentré à Paris, Meryon le fils se passionne pour tout ce qui est bateaux et, ce qui est nouveau pour lui, pour le dessin de paysage - un des talents attendus des officiers de marine de l'époque. Il prépare le concours de l'école navale, et le réussit, 47ème sur 68 en Octobre 1837. Succès qui marque le début de son malheur : c'est en effet à presque 17 ans, au moment de préciser son identité pour son enregistrement à l'école, que Charles Meryon prend réellement conscience qu'il n'est qu'un fils naturel, en changeant officiellement de nom. Jusque là, bien que reconnu par son père en 1824, il était désigné dans les documents d'état civil comme Charles Chaspoux, et le plus souvent connu en public comme "Charles Gentil", du nom de scène de sa mère. Fin 1836 Pierre-Narcisse écrit au docteur et lui demande l'autorisation, pour son fils, de porter le nom de Meryon (5). Pour lui, regarder cette vérité en face sera dévastateur. Sa bâtardise - selon la façon de penser de l'époque - son besoin de reconnaissance le hanteront jusqu'à la fin et peu à peu contribueront à le détruire.

Il part pour Brest où l'école navale vient d'être réorganisée; les élèves suivent leurs cours et sont logés sur le vaisseau l'Orion, à l'ancre dans la rade. Il y restera vingt-deux mois.

(1) Roger Collins, Charles Meryon, a life, Garton & Co, Devizes, 1999, p. 18.

(2) lettre du 1/9/1834, citée par Collins, p. 9.

(3) lettres citées toutes deux par Jean Ducros Charles Meryon, officier de marine, peintre-graveur 1821-1868, Musée de la marine, Paris, 1968, cat. n°301.

(4) lettre de P.-N. Chaspoux à C.L. Meryon du 18 Août 1828, citée par Ducros, cat. n°297.

(5) Collins, p. 23.

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