Sabrina Yang - Titre inconnu
Encore une intervention du Ministère des coïncidences : En complément de notre épisode 3, à propos du poème (et de la chanson) Bread and Roses vous pouvez écouter non pas une mais deux émissions mises en onde il y a deux jours par France Culture.
Les chats vous souhaitent donc, pour cette fin d'année, du pain (si possible avec quelque chose dessus) et des roses (si possible, pas en plastique) et, si vous êtes en grève, la satisfaction de toutes vos revendications. Si vous n'êtes pas en grève aussi, d'ailleurs.
John Sloan - Arch conspirators, 1917
L'histoire de l'art est parfois borgne. Quel intérêt y a-t-il à savoir que tel jour un tel a lu Du spirituel dans l'art avant de changer sa palette, sans s'interroger sur le fait qu'en même temps ses amis, sa famille et son peuple se faisaient hacher menu pour des motifs politiquement anecdotiques mais économiquement sérieux ?
Dans sa biographie de Duchamp (1), Bernard Marcadé fait un parallèle entre la Conspiration de l'Arche et les premières expériences Dadaïstes...
...au Cabaret Voltaire de Zurich.
De fait, Duchamp a admis qu'il avait reçu...
..."assez tôt, en 1917 je crois, ou fin 1916" (2).
En 16-17, la Suisse est un île, tout comme Greenwich Village.
La Suisse, une île dans une mer de sang, et le Village dans un tourbillon d'exaltation guerrière. Tout ce qui se tient à l'écart de la Grande Boucherie se réfugie, temporairement ou non, dans les Cantons de Berne ou de Zurich, ou de l'autre côté de l'océan : Romain Rolland, les participants de Zimmerwald et Kiental (3) ou encore, cas extrêmes au même moment, Lénine qui mange du chocolat suisse et se plonge dans Hegel à la Bibliothèque de Zurich...
...inspirant un romancier qui ne l'aimera pas du tout, ou encore Trotsky qui apprend à peindre au Centre Ferrer, près de New York (4).
Des îles d'où l'on émet, où l'on reçoit des émissions brouillées, des manifestes électriques, des sirènes tendues d'un continent à l'autre...
..."J'ai sympathisé avec le dadaïsme, qui n'était pas qu'une question d'art et de littérature" (5) Pas que, effectivement. Et je citerai une dernière fois Marcadé :
(et il n'y pas que l'histoire de l'art, l'histoire tout court est borgne, elle bégaie, elle titube comme un soldat amnésique, elle reparcourt les mêmes champs labourés d'obus et nous refabriquons les mêmes obus sans même pouvoir nous dire que cette fois ce sera la dernière, et trente ans plus tard Isidore Goldstein (dit Isidore Isou) refait Dada et vingt ans plus tard Debord refait encore Isou et Dada...
...et on pourrait continuer longtemps tout en refaisant la guerre).
Revenons à notre gravure. On est le 23 janvier 1917, à une quarantaine de jours de la déclaration de guerre par les États-Unis et de l'exposition des Independents. Vous avez remarqué que Sloan et Duchamp sont clairement à l'opposé l'un de l'autre, sans se faire face ni se regarder. Un moment de coexistence.
Le premier, Sloan, dont toute la peinture appartient à ce que Duchamp range sous la catégorie abhorrée de peinture rétinienne, et qui se trouve à un moment où sa carrière et son art prennent un tournant définitif - l'échec du réalisme social, qui ne correspond définitivement pas au goût du public.
Le second, Duchamp, qui se prépare à signer une déclaration de guerre, précisément, au goût du public.
Celui qui faisait avec, et celui qui faisait définitivement sans. Pas seulement avec le goût du public, mais aussi avec l'état du monde. Et d'une certaine façon, entre le réel, l'art et la guerre, l'état du monde et le goût du public, nous en sommes toujours là.
- Ce qui ne nous empêche pas de fêter Noël, le solstice, l'an nouveau, la saint-Glinglin et les épiphanies diverses, dit Mme Chat.
- Certes, et ne nous privons surtout pas des épiphanies, dit M. Chat.
(1) Bernard Marcadé, Marcel Duchamp, Flammarion éd. 2007 pp. 164-167.
(2) Entretiens avec Pierre Cabanne, également cité par Marcadé.
(3) Sans compter les exilés de l'intérieur comme Jeanne Halbwachs.
(4) Voir épisode 5.
(5) Dorothy Norman, Marchel Duchamp se souvient, L'Échoppe éd. Paris 2006, cité par Bernard Marcadé, op. cit.
Le 6 janvier, à Paris le Conseil de réforme a déclaré Marcel Duchamp inapte au service pour souffle au cœur. Il échappera à la grande boucherie, mais pas à l'opprobre muet qui frappe ceux qui, comme lui, arborent une parfaite santé extérieure loin des champs de bataille. Par ailleurs pacifiste et antimilitariste, il décide de partir. Il s'expliquera d'ailleurs, réglant au passage quelques comptes avec les cubistes :
Duchamp débarque du Rochambeau à New York, le 15 juin 1915. Il découvre qu'il y est célèbre depuis que son...
...a été exposé à l'Armory Show (1) deux ans plus tôt.
À la fin de l'été 1915, à l'occasion d'un partie de tennis, il rencontre pour la première fois Man Ray, qui suit alors les cours gratuits de Robert Henri et George Bellows au Centre Ferrer (2). Probablement le premier lien, indirect, avec les peintres amis de John Sloan. On retrouvera souvent Bellows dans les divers cercles de fêtards qui entourent Duchamp - mais pas Sloan.
Man Ray, lui aussi antimilitariste, avait dessiné pour Mother Earth, la revue d'Emma Goldman, les couvertures des numéros d'Août...
...et Septembre 1914.
Duchamp installe son atelier dans le Lincoln Arcade Building, qui était devenu, sur Lincoln Square, une annexe de la bohème de Greenwich Village.
Il donne l'impression de se dégeler en arrivant à New York, quittant la serre chaude parisienne et ses méchancetés de panier de crabes. Il goûte la gentillesse américaine, se met facilement à l'alcool, apprécie ces jeunes femmes qui s'assemblent autour de lui
En octobre 1916, il déménage pour le 33 West 67th Street, deux étages en-dessous de chez ses amis les Arensberg, qui paient les loyer en échange de la Mariée que Duchamp leur a promise, une fois qu'elle serait terminée...
Il donne des cours de français (2$ de l'heure) à des jeunes américaines riches, leur inculquant à leur insu l'argot le plus salace - elles choqueront par la suite les garçons de café parisiens. Il trouve un travail peu fatigant à la J. Pierpont Morgan Library, à 100$ par mois. Mais il vient de refuser 10.000$ par an, offerts par Alfred Knœdler contre l'exclusivité de son œuvre (3). Et il travaille toujours à la Mariée, qu'il ne terminera qu'en 23.
Mais souvent cela le fatigue, alors il range les panneaux de verre contre un mur et passe à d'autres jeux.
Ce sont les années des ready-made.
Déjà, à paris Duchamp avait assemblé ou signé des objets aujourd'hui considérés comme des ready-made. Mais l'expression - et le concept - apparaissent à New York, dans une lettre de Duchamp à sa sœur, le 15 janvier 1916. Et le premier ready-made officiel, c'est...
...soit la pelle à neige états-unienne standard modèle 1915, que Duchamp va chercher dans une quincaillerie à l'angle de Columbus et de la 60ème rue. Il grave, sur une mince feuille de métal fixée sur le manche, le titre "In advance of the broken arm" et sa signature. Et il la suspend au plafond de son atelier - imitant la méthode de rangement d'un Turc qui lui avait loué un logement.
Le ready-made est une rupture avec l'art et le goût (qu'il soit bon ou mauvais, le camp ou le kitsch ce n'est vraiment pas la tasse de thé de Duchamp). Avec l'art séparé, sédimenté par des générations d'esthètes, fussent-ils cubistes, et avec le goût, même s'il est élitiste comme celui des bibelots de Gertrude Stein (5). C'est même, dans l'instant, une rupture violente :
Et, justement, je ne m'étends pas sur les interprétations du ready-made (on peut y passer plusieurs vies). Ce qui m'intéresse ici est l'inscription, l'apparition du ready-made dans un moment historique, à la fois politique et artistique (et pour l'essentiel je m'interroge là-dessus à partir d'un gravure, cf. l'épisode 1). Donc, je m'intéresse à l'iconoclasme de Duchamp. L'iconoclasme, c'est un rapport entre la violence et les images.
Et pour cela il faut en passer par ce fameux épisode de Fountain.
On connaît l'histoire, mais je vais la répéter.
Dans le prospectus introductif de la première exposition, Duchamp fait partie du Comité (au titre de l'accrochage) et Walter Arensberg, son grand ami, est Managing Director. Sloan, qui est souvent présenté comme un fondateur, n'est pas mentionné. Il expose deux tableaux. En revanche, il sera président de la Société de 1918 jusqu'à sa mort en 51.
Duchamp, qui n'a pas oublié que son Nu descendant un escalier n°2 avait été refusé aux Indépedants français de 1912, décide de tester les états-uniens. Il fait proposer, par une amie, le ready-made
...soit un urinoir de porcelaine qu'il vient d'acheter dans une boutique de plomberie de la 118ème rue, J.L. Mott Iron Works. Il le signe du nom de R. Mutt, composé d'après le nom du magasin et la bande dessinée Mutt and Jeff.
L'objet est refusé par Bellows ("La décence, ça existe ! crie-t-il à Arensberg) qui convoque une réunion extraordinaire du bureau. Un vote a lieu, emporté par les tenants de la censure, ce qui était contraire au règlement de la Société. Duchamp et Arensberg démissionnent immédiatement du Comité. Comme il n'était pas possible de refuser une œuvre, Fountain est cachée derrière une cloison. Duchamp viendra la récupérer quelques jours plus tard, aidé de Man Ray. Il la fait photographier par Alfred Stieglitz...
L'urinoir resta un temps accroché au plafond chez Duchamp, puis disparut. Le ready-made fut réactivé une première fois en 1950 puis à trois reprises.
En m'excusant de la longueur de ce rappel pour ceux qui connaissent déjà tout ça, j'en viens à quelques points de détail souvent laissés de côté et qui relèvent pour le moins de ce que Duchamp a appelé le Ministère des Coïncidences.
1) La grande période des ready-made (1915-23) correspond à la période de la première guerre mondiale et de ses suites immédiates.
2) Le 6 avril 1917, les États-Unis...
...déclarent la guerre à l'Allemagne. Le 8 avril Duchamp fait parvenir Fountain aux Independents et c'est le 10 que l'exposition ouvre ses portes.
3) Le tableau devant lequel Stieglitz a photographié Fountain est The Warriors / Les Guerriers (1913) du peintre expressioniste Marsden Hartley :
On explique généralement que Stieglitz a choisi The Warriors comme fond parce que la figure centrale correspondait à la forme de l'urinoir. Certes, mais est-ce la seule raison, ou le hasard objectif (des guerriers, une déclaration de guerre, une provocation, un urinoir...) a-t-il là encore joué un de ses tours ?
4) On sait que Duchamp avait très mal ressenti l'engagement d'un bonne part des artistes cubistes et d'avant-garde sur le front (Apollinaire, Braque, Derain, Gleizes, La Fresnaye, Léger, Marcoussis, Metzinger, et ses deux frères). Un symbole de ce ralliement est le rôle que les artistes, dont les cubistes, ont joué dans le développement du camouflage militaire (6). Et comment ne pas voir que l'après-guerre artistique, ce n'est pas seulement dada et le surréalisme, c'est surtout ce backlash intellectuel qu'est le Retour à l'ordre - où nombre des mêmes artistes on joué leur partition.
Le grand Art, le Goût et l'Esthétique ont du mal avec la guerre industrielle, la Grande Boucherie et l'Extermination. Ce qui est particulièrement clair depuis Auschwitz et Hiroshima l'était déjà en fait depuis 1914 (7). Chez Duchamp la critique de l'image date bien sûr d'avant 1914, quand il visite le Salon de l'aviation et qu'il dit à Brancusi c'est fini la peinture, qui fera mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ?
Et oui, la machine avait déjà gagné. Mais le coup de force iconoclaste consiste à signer la production de la machine - retour de l'artiste après désacralisation de l'Art. Et ce retour date des années 15 à 17, il a à voir avec la guerre à l'horizon, qui force à faire quelque chose, fût-ce quelque chose d'absurde et d'entièrement négateur, plutôt que de camoufler des canons - quelque chose comme prendre cette pelle à neige, là...
La suite (et fin) au prochain numéro.
(1) Voir l'épisode 6.
(2) Voir l'épisode 5.
(3) "J'ai senti le danger tout de suite", Marcel Duchamp dans les Entretiens avec Pierre Cabanne, Belfond éd. 1967.
(4) Comme on sait, le verre de l'original du musée de Philadelphie est fêlé. À propos de la Mariée, je conseille vivement aux amateurs d'art, de science-fiction et d'arrière-salles de bouquinistes le livre de Jean Clair, Marcel Duchamp ou le grand fictif, Essai de mythanalyse du grand verre, Galilée éd. 1975, évidemment épuisé, sur l'influence qu'a eue sur Duchamp le livre de Gaston de Pawlowsky, Voyage au pays de la 4ème dimension. Ceux qui hésiteraient à casser leur tirelire en trouveront un résumé ici.
(5) Voir les souvenirs d'Arensberg sur Duchamp, retranscrits par Molly Nesbit et Naomi Sawelson-Gorse, Concept de rien : Nouvelles Notes de Marcel Duchamp et Walter Conrad Arensberg, in Étant donné n°1, 1998.
(6) Ce rapprochement a été contesté en France, notamment par Patrick Pecatte. Il l'est moins du côté anglo-saxon, par exemple pour ce que les Dazzled Ships doivent au vorticiste Edward Wadsworth.
(7) Lire, par exemple, le livre de Philippe Dagen, Le silence des peintres, Fayard éd. 1996.
Je me souviens très bien du moment où j'ai découvert que Washington Square existait (enfin, peut-être), c'était à la devanture de la principale librairie Montargoise :
Ça ne m'avait pas vraiment laissé un souvenir indélébile - bien loin de
qui m'avaient vraiment marqué, un peu plus tard.
Et l'Arche ? Eh bien la première fois (1) que je l'ai vue, c'était un an plus tard, dans la devanture du disquaire, à côté de la librairie. Oui, c'est générationnel. Mais d'avant la génération X.
Ce qui me permet de vous proposer cet intermède :
Une vie racontée, c'est une coupe pratiquée dans l'espace et dans le temps. Une distance dans laquelle on peut réduire la focale. se concentrer sur certaines années d'une biographie. Mais c'est toujours une coupe, dans l'espace et dans le temps - et dans la mémoire.
John Sloan - Memory, 1906
Les débuts à Philadelphie : Le maître, c'est Robert Henri, à Philadelphie. Le groupe, ce sont les autres philadelphiens proches de Henri, William Glackens, George Luks, Everett Shinn, qui formeront le noyau des Eight. La carrière c'est celle des jeunes artistes qui ne sont pas riches, les petits boulots de vendeur de livres et d'estampes, puis, surtout, dessinateur pendant des années dans les journaux...
...et quelques cours du soir pour le dessin et la gravure, puis on espère exposer un peu, puis vendre. C'est comme cela que ça marche. Exception : pour Sloan, cela n'a pas vraiment marché.
1904 : John Sloan et sa femme, Anna Maria Wall, dite Dolly, arrivent à New York, venant de Philadelphie. Ils s'installent à Chelsea.
Sloan avait essayé une première fois de s'installer et de vivre de son art à new York, en 1898, et y avait échoué, obligé de revenir à Philadelphie travailler comme illustrateur à la Philadelphia Press. Parmi les membres de son cercle artistique (les Huit, "The Eight", élargis ensuite à ce qu'on appela l'Aschan School) Sloan fut un des derniers à parvenir à s'établir à New York, et fut toujours celui que vendait le moins bien (à l'âge de 50 ans, il n'avait vendu que huit tableaux).
1908 : Le 3 février, première exposition des Eight, Sloan présente Easter Eve, Hairdresser’s Window, Sixth Avenue and Thirtieth Street, Movies, Five Cents et Election Night, sa production de 1906 et 1907 qui rompt complètement, y compris avec ce que présentaient les autres exposants. Le public voit pour la première fois la rue de New York vivante sur les cimaises, mais le public n'achète pas : il a déjà ça dans la rue, ce qu'il cherche c'est autre chose, une réalité artistique, une réalité sublimée.
1912 : Les Sloan déménagent dans Greenwich Village, Perry Street. Lui installe son studio au 11ème étage du Varitype Building, un immeuble de type Flatiron, au coin de la 6ème Avenue et de Cornelia Street...
...et Washington Square est à un block de là, par West 4th Street. De son étage, au télescope, il peut saisir des sujets, aux fenêtres et sur les toits.
1913 : Sloan fait partie du comité d'organisation de l'Armory Show...
...et y expose deux toiles et cinq gravures. Pour lui comme pour bien d'autres, c'est le choc des avant-gardes européennes. Accessoirement, le premier contact avec Duchamp - par le seul biais du Nu descendant un escalier, plus gros scandale de l'exposition (Duchamp n'est pas à l'Armory Show, seul Picabia se trouve à New York).
1915 : Les Sloan s'installent au 88 Washington Place, là encore on est à un block de Washington Square.
1916 : Première exposition personnelle (mais il ne commence à vendre ses toiles qu'à partir de 1923). Sloan commence à enseigner à l'Art Students League. Il y restera 22 ans.
La même année, Sloan quitte The Masses et commence à s'éloigner du Socialist Party.
Ici, un arrêt dans l'espace et dans le temps.
Nous sommes à Washington Square - enfin, tout près. Plusieurs choses se passent. Le Lusitania est coulé en 1915. Les années 1915 et 1916 ont vu le rouleau compresseur du Preparedness Movement, avec les bellicistes du parti républicain, Theodore Roosevelt en tête, les pressions des grandes banques et de l'industrie lourde (J.P. Morgan, DuPont de Nemours qui fabrique la poudre (1), Bethlehem Steel qui fabrique les canons). Graduellement, des démocrates sont gagnés à l'idée et en 1916 le Sénat brise l'opposition de la Chambre des représentants au plan de réarmement naval et terrestre. La pression se fait forte contre les neutralistes, de grands intellectuels, comme John Dewey, se rangent en faveur de l'intervention. La fin des revues Seven Arts (par pression des financeurs) et The Masses (par censure) en 1917 sont des symptomes d'un backlash général, le First Red Scare (2) qui va frapper la gauche états-unienne, et dont les deux grands symboles sont l'emprisonnement d'Eugene Debs et la déportation d'Emma Goldman (3) en Russie, pour laquelle Sloan réalisa ce dessin symbolique...
...où le mot detail, inclus dans le titre, désigne la statue de la Liberté.
Ici encore, un arrêt.
Le style de Sloan commence à changer au cours de l'année 1915. Déjà, sa palette avait évolué en suivant les théories de Hardesty G. Maratta (4).
On peut comparer par exemple, les harmonies utilisées dans Cornelia Street de 1920 et Sunday, Women dying their hair de 1912 (voir plus haut dans ce post).
En même temps, les touches s'élargissent et on peut deviner l'impact de l'Armory Show à travers l'influence des post-impressionistes, ici plutôt les Fauves que les Nabis. Enfin, les thèmes et l'esprit mêmes des œuvres ont évolué. À l'origine, les influences majeures et avouées sont Courbet et Daumier et orientent donc vers un réalisme urbain et social. À partir des années 15-17 les personnages et la vie sociale de la rue s'éloignent, la vivacité et la critique cèdent la place à une mélancolie voilée, comme en
1917 :
De même, l'ambiance mélancolique du ciel de soleil couchant et de l'envol d'oiseaux sur le Varitype Building dans Cornelia Street (voir plus haut), ou l'atmosphère spleenétique de...
Ainsi, dans les années 16-17 Sloan vit une double crise, politique et artistique. Politiquement, c'est le backlash de la victoire des interventionnistes, et c'est la gauche radicale états-unienne qui reçoit le choc. Quatre grandes lois sont passées contre les mouvements anti-guerre : l'Espionage Act en 1917, le Sedition Act et l'Immigration Act of 1918 en 1918, le tout débouchant sur la première Terreur Rouge. C'était l'époque où l'assemblée de l'État de New York votait l'expulsion des élus socialistes et où des journaux publiaient en feuilleton les Protocoles des sages de Sion.
Greenwich Village et les intellectuels le ressentent directement, à travers les les Hearings (5) et les procès intentés à John Reed et à la revue The Masses - qui doit se saborder en 1917.
Autre face de ces événements : historiquement, les années 1916-17 sont aussi celle d'un tournant mondial : à partir du 6 avril 1917 les États-Unis entrent dans la guerre et commencent une entreprise d'organisation du monde - l'histoire des États-Unis devient l'histoire mondiale (6).
En même temps, Sloan se dégage progressivement de la période critique de son art (l'axe Courbet-Daumier-Manet). Non pas, comme d'autres collèques des Eight, suite à un succès grandissant (le cas de Bellows, par exemple, qui, d'un autre côté optera, lui, pour un franc soutien à l'entreprise guerrière) mais en tirant les leçons d'un échec. Il ne vend pas, ou si peu, ses soucis financiers sont permanents et il entreprend d'enseigner - tout en s'imprégnant de la théorie des couleurs de Mattara.
1927
: le 88 Washington Place doit être démoli, on prolonge la 6ème avenue
et on construit le métro. Les Sloan déménagent à Washington Square
South.
Il commencera à vendre dans les années 20, certes, sera honoré, exposé au MoMa dès 1929, aura...
...son timbre en 1971 - mais ses tableaux vont perdre vie, jamais plus il ne peindra comme avant le pouls, la vibration des rue de Manhattan.
1935 : La New York University occupe l'immeuble de Washington Square South où les Sloan habitent. Leurs moyens ne leur permettent plus d'habiter Greenwich Village et ils retournent à Chelsea, plus précisément à l'Hôtel Chelsea...
...où, à part de fréquents séjours à Santa Fé, ils demeurent jusqu'à leur mort - Dolly décède en mai 1943. Sloan se remarie l'année suivante avec une ancienne élève, Helen Farr, et meurt en septembre 1951.
Selon certaines sources, mais est-ce bien sûr, Sloan se serait éloigné du Socialist Party parce que ce dernier aurait refusé d'appeler à la grève générale contre l'entrée en guerre. Mais quel rapport entre une crise politique et une crise artistique ? Que sait-on de plus que cela : une vie, c'est une coupe opérée, dans l'espace et le temps ?
Ce qu'on peut deviner, c'est que l'homme qui a la pipe à la bouche, à droite de la gravure des Arch Conspirators est un artiste pas mal désabusé, que les Conspirateurs eux-mêmes déploient leur plaisanterie contre une situation déjà désespérée. Et même si ça ne sert à rien autant proclamer l'indépendance de Greenwich Village - car arrive la grande boucherie du siècle.
Cela dit, la suite au prochain numéro.
(1) Et qui fabriquera, moins de trente ans plus tard, la première bombe atomique.
(2) Qui sera immédiatement suivi des Race Riots (on peut traduire par Chasses aux Noirs) et du Red Summer de 1919.
(3) En compagnie d'Alexander Berkman et 247 autres Alien Enemies, sur le S.S. Buford, qui fut pour l'occasion surnommé le Soviet Ark.
(4) Les personnes intéressées par la question peuvent se référer à la thèse d'Elisabeth Armstrong Handy, H.G. Maratta's Color Theory and its influence on the painters Robert Henri, John Sloan and George Bellows, University of Delaware, 1969.
(5) Auditions - en fait interrogatoires devant une Commission du Sénat. En l'occurrence il s'agissait d'une commission enquêtant sur la "propagande bolcheviste", une sorte de préfiguration de la HUAC des grandes années McCarthystes.
(6) Nous avons l'habitude, en France du moins, de dater de 1789 ou 92 les débuts de l'Histoire Contemporaine. J'aurais tendance à dater de 1917, et plus précisément du 6 avril, les débuts d'une cinquième période, l'Histoire Tardive.