13/10/2024

Un infâme aventurier, élu par une illusion populaire... (avec de vrais morceaux de Victor Hugo dedans)


Jean-Louis Talagrand - La chambre occupée par Rochefort, Proudhon et autres à Sainte Pélagie, 1899
Aquarelle, encre brune et crayon
Musée Carnavalet
Source (Via)
 
 
Du 7 juin 1849 au 4 juin 1852 Proudhon est enfermé à Sainte-Pélagie pour "attaque contre le droit et l'autorité que le Président de la République (1) tient de la Constitution". C'est dans cette chambre qu'il écrit la fameuse lettre "sur l'idée de progrès" qu'il publiera plus tard chez Lebègue à Bruxelles (2) et qui sera interdite en France.
 
 
Eugène Atget - Prison Sainte-Pélagie à Paris
 
 
On pouvait sortir de Sainte-Pélagie, sur permission. Proudhon obtient une journée de sortie le 2 décembre 1851, jour même du coup d'état. Il rencontre Victor Hugo, qui essaie de rassembler les résistances. Il faut se rappeler que durant les journées de Juin, Proudhon et Hugo ne s'étaient pas exactement trouvés du même côté de la barricade.
 
Hugo écrit :
 
Proudhon, qui faisait à cette époque à Sainte-Pélagie ses trois ans de prison pour offense à Louis Bonaparte, avait de temps à autre des permissions de sortie. Le hasard avait fait qu’une de ces permissions était tombée le 2 décembre.

Chose qu’on ne peut s’empêcher de souligner, le 2 décembre, Proudhon était régulièrement détenu en vertu d’une condamnation, et, au moment même où l’on faisait entrer illégalement en prison les représentants inviolables, on en laissait sortir Proudhon qu’on pouvait y garder légalement (3). Proudhon avait profité de cette mise en liberté pour venir nous trouver.

Je connaissais Proudhon pour l’avoir vu à la Conciergerie où étaient enfermés mes deux fils, et Auguste Vacquerie, et Paul Meurice, mes deux illustres amis, et ces vaillants écrivains, Louis Jourdan, Erdan, Suchet ; je ne pouvais m’empêcher de songer que, certes, ce jour-là on n’eût laissé sortir aucun de ces hommes-là.

Cependant Xavier Durieu me parla à l’oreille. – Je quitte Proudhon, me dit-il, il voudrait vous voir. Il vous attend en bas, tout près, à l’entrée de la place, vous le trouverez accoudé au parapet sur le canal.

— J’y vais, lui dis-je.

Je descendis.

Je trouvai en effet, à l’endroit indiqué, Proudhon pensif, les deux coudes appuyés sur le parapet. Il avait ce chapeau à larges bords avec lequel je l’avais souvent vu se promener à grands pas, seul, dans la cour de la Conciergerie.

J’allai à lui.

— Vous voulez me parler ? dis-je.

— Oui.

Et il me serra la main.

Le coin où nous étions était solitaire. Nous avions à gauche la place de la Bastille profonde et obscure ; on n’y voyait rien et l’on y sentait une foule ; des régiments y étaient en bataille ; ils ne bivouaquaient pas, ils étaient prêts à marcher ; on entendait la rumeur sourde des haleines ; la place était pleine de ce fourmillement d’étincelles pâles que font les bayonnettes dans la nuit. Au-dessus de ce gouffre de ténèbres se dressait droite et noire la colonne de Juillet.

Proudhon reprit :

— Voici. Je viens vous avertir, en ami. Vous vous faites des illusions. Le peuple est mis dedans. Il ne bougera pas. Bonaparte l’emportera. Cette bêtise, la restitution du suffrage universel, attrape les niais. Bonaparte passe pour socialiste. Il a dit : Je serai l’empereur de la canaille. C’est une insolence, mais les insolences ont chance de réussir quand elles ont à leur service ceci.

Et Proudhon me montrait du doigt la sinistre lueur des bayonnettes. Il continua :

— Bonaparte a un but. La République a fait le peuple, il veut refaire la populace. Il réussira, et vous échouerez. Il a pour lui la force, les canons, l’erreur du peuple et les sottises de l’Assemblée. Les quelques hommes de la gauche dont vous êtes ne viendront pas à bout du coup d’État. Vous êtes honnêtes, et il a sur vous cet avantage, qu’il est un coquin. Vous avez des scrupules, et il a sur vous cet avantage, qu’il n’en a pas. Cessez de résister, croyez-moi. La situation est sans ressource. Il faut attendre, mais, en ce moment, la lutte serait folle. Qu’espérez-vous ?

— Rien, lui dis-je.

— Et que ferez-vous ?

— Tout.

Au son de ma voix, il comprit que l’insistance était inutile.

— Adieu, me dit-il.

Nous nous quittâmes. Il s’enfonça dans l’ombre, je ne l’ai plus revu.

Victor Hugo
Histoire d'un crime, (Première journée)

(et sur le même sujet, un peu plus de Hugo par ici)
 
 
 
Jean-Paul Laurens - Prisonnier en fuite 
Illustration pour Histoire d'un crime
 
 
Non, il ne fuit pas, il y retourne. Après le coup d'état, toujours enfermé à Sainte Pélagie, Proudhon note :
 
 4 décembre 1851
 
Un infâme aventurier, élu par une illusion populaire pour présider aux destinées de la République, profite de nos discordes civiles pour déchirer la Constitution, suspendre les lois, chasser, emprisonner les représentants, assassiner par ses satellites ceux qui, en résistant, remplissent le plus sacré des devoirs, il ose, le couteau sur la gorge, nous demander la tyrannie. Paris ressemble en ce moment à une femme attachée, bâillonnée et violée par un brigand. Si j’étais libre, je m’ensevelirais sous les ruines de la République avec les citoyens fidèles, ou bien j’irais vivre loin d’une patrie indigne de la liberté.

 

 

À l'Élysée la question se pose...
Illustration pour Histoire d'un crime

 

 9 décembre 1851

Les masses sont peu différentes de ce qu’elles étaient au Moyen Âge. Nous avons cru pouvoir les saisir par la raison, les intérêts, la dignité nationale, l’amour de la liberté. Rien n’y prend. Les deux tiers des paysans croient plus à leur curé qu’à leur avocat ; la fascination de l’empereur Napoléon est telle encore qu’aucun raisonnement ne la peut dissiper. Le Peuple est un monstre qui dévore tous ses bienfaiteurs et ses libérateurs. Il n’y a pas, comme nous l’avions cru, de peuple révolutionnaire ; il n’y a qu’une élite d’hommes qui ont cru pouvoir, en passionnant le peuple, faire passer leurs idées de bien public en application.

 

 15 décembre 1851

Honte à cette nation lâche, pourrie de mercantilisme, à ses royalistes absurdes, à ses jacobins matamores, à sa bourgeoisie égoïste, matérialiste, sans foi ni esprit public, à son prolétariat imbécile toujours avide d’excitations et toujours prêt à toutes les prostitutions. (…) Honte à cette armée dénuée d’esprit public, composée de bêtes féroces, à qui depuis vingt ans les guerres d’Afrique servent d’école pour tuer les hommes sans pitié et sans remords.

Proudhon - Carnets inédits : journal du Second Empire
 CNRS Éditions, Paris, 2009
 

 
Artiste inconnu - Portrait présumé de Pierre-Joseph Proudhon,
entre 1849 et 1865
Huile sur toile
Musée Carnavalet
 
 
Ce post s'insère - à dire vrai comme une sorte de digression - dans une série consacrée à la Technique française du coup d'état, série qui est appelée à se poursuivre et que les événements courants peuvent être amenés, qui sait, à enrichir. L'avenir nous le dira.


 
(1) Louis-Napoléon Bonaparte. A son adresse Proudhon - qui l'avait dans un premier temps ménagé -  avait notamment écrit dans son journal Le Peuple, le 27 janvier 1849 :  
 

 

La condamnation en Cour d'Assises de Proudhon à trois ans d'emprisonnement est une des conséquences directes de l'échec (et du massacre) des Journées de Juin. Plus précisément, les chefs d'accusation étaient 1) délit d’attaque à la Constitution ; 2) attaque aux droits du président de la République ; 3) excitation au mépris et à la haine du gouvernement ; 4) excitation au mépris et à la haine des citoyens les uns contre les autres. Proudhon étant député, les poursuites avaient dû être autorisées par l'Assemblée, par un vote du 14 février 1849. On peut lire ici une étude sur les démêlés de Proudhon avec la justice.
 
(2) On peut lire ici une autre lettre autographe écrite à Sainte-Pélagie, sur le même sujet. 
 
(3) L'étonnement de Hugo se comprend. Il est possible que la permission octroyée à Proudhon ait été l'effet d'une manipulation policière : dans le cas où le faubourg Saint-Antoine se serait soulevé, la présence de Proudhon aurait permis de qualifier d'anarchiste la résistance au coup d'état.

Aucun commentaire: