17/03/2021

Qu'est-ce que ça peut faire, ce qu'il fabrique ? (une semaine de lectures, #5)


Emsh - Ill. pour Robert Sheckley - The Laxian Key 

Galaxy Science Fiction, Novembre 1954

 
 

Nous avons tous vu des machines qui ne peuvent pas s'arrêter de produire des choses improbables, inutiles, voire inconnues. Je dirais même que nous sommes environnés de plus en plus de telles machines et que les bullshit jobs ne peuvent que générer des bullshit devices. Mais, en attendant la généralisation de la machine ultime de Marvin Minsky,  seul Robert Sheckley a trouvé le moyen d'arrêter le processus, comme s'il y avait un bouton off au capitalisme : la clé laxienne. Il vous en faut une. Vous croyez qu'on peut la commander sur Amazon ?

 

 

Richard Gregor était assis à son bureau dans le local poussiéreux de l’A.A.A. «Les As», Service de Décontamination Interplanétaire. Bien qu’il fût presque midi, Arnold, son associé, ne s’était pas encore montré. Gregor commençait à étaler les cartes d’une réussite exceptionnellement compliquée lorsqu’il entendit un bruit sourd en provenance du hall.

La porte du local de l’A.A.A. «Les As» s’entrouvrit, et Arnold passa sa tête par l’ouverture.

«Tu as adopté l’horaire de travail des banquiers? demanda Gregor.

- Je viens d’assurer notre fortune», répondit Arnold.Il ouvrit la porte au large et ajouta, avec un geste dramatique: «Amenez l’objet ici, les gars.»

Quatre hommes en sueur transportèrent jusqu’au milieu de la pièce un engin noir et cubique de la taille d’un bébé éléphant. «Et voilà», dit Arnold fièrement.Il paya les transporteurs et se planta devant la machine, les mains croisées derrière le dos, les yeux mi-clos.

Gregor rassembla ses cartes avec les gestes lents d’un homme qui a tout vu et que plus rien n’étonne.Il se leva et s’approcha de la machine.

«Bon, je donne ma langue au chat. Qu’est-ce que c’est que ça?

- Ça, c’est un million de dollars dans nos poches, répondit Arnold.

- D’accord. Mais qu’est-ce que c’est?

- Un générateur spontané,» Arnold sourit avec fierté. «Je passais devant le dépôt de ferrailles interstellaires de Joe ce matin et j’ai aperçu la machine derrière la devanture. Je l’ai eue pour trois fois rien. Joe ne savait même pas ce que c’était.

- Je n’en sais rien non plus, dit Gregor. Et toi?»

Arnold, qui s’était mis à quatre pattes, s’efforçait de déchiffrer les instructions gravées sur le dessus de la machine. Sans lever les yeux, il dit: «As-tu entendu parler de la planète Meldge?»

Gregor fit signe que oui.

 

Moebius - ill. pour La clé laxienne 

Les univers de Robert Sheckley, Club du livre d'anticipation n°37, mai 1972

 

Meldge, une petite planète de troisième catégorie, était située à la périphérie nord de la Galaxie, un peu à l’écart des routes commerciales.

Meldge avait possédé autrefois une civilisation extrêmement avancée, qu’avait rendue possible ce qu’on appelait «la Vieille Science meldgienne». Les techniques de la Vieille Science étaient perdues depuis le fond des âges, bien que l’on en retrouvât de temps à autre quelques vestiges.

«C’est un produit de la Vieille Science? demanda Gregor.

- Exactement. C’est un générateur spontané qui provient de Meldge. Je pense qu’il n’y en a pas plus de quatre ou cinq dans tout l’Univers.Il est impossible de les reproduire.

- Qu’est-ce que ça fabrique ?

- Comment le saurais-je? Passe-moi le lexique meldgien-anglais, veux-tu ?»

Réfrénant son impatience, Gregor marcha vers l’étagère supportant les livres.

«Tu ne sais pas ce que cet engin fabrique?

- Passe-moi le lexique. Merci. Qu’est-ce que ça peut faire, ce qu’il fabrique ? Il ne nous coûte pratiquement rien. Cette machine emprunte son énergie à l’air, à l’espace, au Soleil, à n’importe quoi.Il n’y a rien à mettre dedans, ni fuel, ni essence, pas d’entretien. Et elle fonctionne indéfiniment.»

Arnold ouvrit le lexique et se mit à lire l’inscription que portait la plaque du générateur. «Utilise l’énergie libre dans...» Ces savants n’étaient pas des imbéciles, dit Arnold en notant ce qu’il traduisait sur son carnet. La machine se contente de capter l’énergie qui se trouve dans l’air. Peu importe donc ce qu’elle peut fabriquer. Nous pourrons toujours le revendre et ce que nous en tirerons sera du bénéfice net.»

Gregor regarda son sémillant petit associé, et son long visage triste prit un air plus lugubre que jamais.

«Je voudrais te rappeler quelque chose, Arnold, dit-il. Tout d’abord, tu es chimiste. Pour ma part, je suis écologiste. Nous n’y connaissons rien en machines, surtout lorsqu’il s’agit de machineries étrangères compliquées.»

Arnold hocha la tête d’un air absent et manœuvra un cadran. Le générateur émit un gargouillis sec.

«En outre, poursuivit Gregor en reculant de quelques pas, nous sommes des spécialistes en décontamination planétaire. Tu t’en souviens? Nous n’avons aucune raison de...»

Le générateur se mit à tousser par saccades.

«Ça y est, j’ai fini, dit Arnold en refermant le lexique.Voici ce qui est écrit:

Générateur spontané meldgien, nouveau triomphe des Laboratoires Glotten. Ce générateur est indestructible, incassable et sans défauts. Il ne requiert aucune source d’énergie extérieure. Pour le mettre en marche, appuyer sur le bouton marqué 1. Pour l’arrêter, utiliser la clef laxienne. Votre générateur spontané meldgien vous est offert avec une garantie perpétuelle contre toute avarie.

- Peut-être ne me suis-je pas fait parfaitement comprendre, dit Gregor. Nous sommes des spécialistes en décontami...

- Ne fais pas l’idiot, coupa Arnold. Quand cette machine travaillera pour nous, nous pourrons nous retirer des affaires.Voyons ce bouton 1.»

La machine fit entendre des craquements sinistres, puis le son sec se mua en un ronronnement continu. Pendant de longues minutes, rien ne se passa.

«Elle a probablement besoin de se réchauffer»,dit Arnold avec anxiété.

Soudain, par une ouverture aménagée à la base de la machine, une poudre grise commença à s’écouler.

«C’est probablement un résidu», murmura Gregor. Mais la poudre continua à tomber sur le plancher un bon quart d’heure durant.

«Ça marche! cria Arnold.

- Qu’est-ce que c’est? demanda Gregor.

- Je n’en ai pas la moindre idée.Il faudra que j’analyse cette poudre.» Avec une grimace de triomphe, Arnold introduisit un peu de poudre dans un tube à essai et se précipita vers sa paillasse.

Gregor demeura debout en face du générateur, regardant s’écouler la poudre grise. Finalement, il dit:

«Est-ce qu’on ne ferait pas mieux de l’arrêter en attendant de savoir ce que c’est?

- Surtout pas, dit Arnold. Quoi que ce soit, ça doit valoir de l’argent.» Allumant son bec Bunsen, il remplit d’eau distillée un tube à essai et se mit au travail. 

 

Robert Sheckley - La clé laxienne, trad. anonyme, Galaxie Science Fiction, Mars 1955

La suite par ici.

 

 

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