02/02/2017

Une semaine K. (3) : une petite place propre où le soleil luit parfois et où il est possible de se réchauffer un peu


Franz Kafka - Les scènes de ma vie
Dessin sur une carte postale envoyée à sa sœur Ottla, début décembre 1918
Bodleian library, Oxford



Depuis le 30 novembre, Kafka se trouve à le pension Stüdl de Schelesen - aujourd'hui Želizy - dans les montagnes au nord de Prague (1). Pour 60 couronnes par jour il y soigne au repos sa tuberculose, déclarée en 1917 et réveillée en novembre de l'année suivante - sans compter la grippe espagnole contractée entretemps. 

A Schelesen, où il séjourne jusqu'à la fin mars 19, avec une interruption pour la Noël, Kafka fait la connaissance de celle qui sera la seconde femme de sa vie, Julie Wohryzek. C'est peut-être elle qui est dessinée face à Kafka dans le dernier des six croquis.







"Une jeune fille, malade, mais pas trop, j'espère. Un personnage à la fois commun et étonnant. Pas juive, pas non-juive, pas allemande, pas non-allemande, éprise de cinéma, d'opérettes, de comédies, de poudre et de voilettes, en possession d'une masse irrésistible et inépuisable d'expressions yiddish des plus choquantes, dans l'ensemble très ignorante, plus gaie que triste - la voilà approximativement. Si on voulait circonscrire plus exactement le peuple auquel elle appartient, il faudrait dire qu'elle est de l'espèce des demoiselles de comptoir. Et avec cela le coeur vaillant, honnête, pleine d'abnégation - de si grandes qualités dans une créature qui, physiquement, n'est certes pas sans beauté, mais n'est guère moins insignifiante que cette mouche par exemple qui vole vers la lumière de la lampe(2)."






Julie Wohryzek



Est-elle si insignifiante, celle que Kafka décrit dans ces termes, au fond, tellement défensifs ? Toujours est-il que se rouvre chez lui "une sorte de vieille canalisation de la douleur (...) une des premières nuits fut, depuis un an, la première que je passai sans parvenir à dormir; je compris la menace (3)." Il tombe amoureux. Elle aussi.

Pendant plusieurs jours, nous nous mettions à rire sans arrêt chaque fois que nous nous rencontrions pendant les repas, pendant les promenades, quand nous étions assis l'un en face de l'autre. Ce rire n'avait rien d'agréable, il se produisait sans motif, il était torturant, humiliant (3)...


Sur la carte à Ottla, le style des dessins est plus relâché que celui des six figurines noires, plus souvent reproduites, mais il est vrai que les thèmes sont proches (4).

L'enfermement, l'amour comme tentation d'un mariage impossible, invariablement associé à la torture et l'humiliation. La romance entre Kafka et Julie Wohryzek reprend à Prague durant l'année 1919; projet de mariage, recherche d'un logement - et finalement nouvel échec, avec pour prétexte l'appartement qui leur échappe. Mais cette affaire toute platonique déclenche la grande crise avec le père qui considère ce mariage comme une mésalliance (5). C'est en novembre 1919, une fois ce fiasco dûment acté, que Kafka écrit la Lettre au père


"C'est comme pour quelqu'un qui a cinq marches basses à monter, tandis qu'un deuxième n'en a qu'une, mais une qui, du moins pour lui, est aussi haute que les cinq autres réunies; le premier ne se contentera pas de venir à bout de ses cinq marches, il en montera des centaines, des milliers d'autres, il aura même une vie pleine et fatigante, mais aucune des marches qu'il a gravies n'aura eu pour lui autant d'importance que n'en a pour le second cette unique marche, la plus haute, celle qu'il ne pourrait pas monter quand il y mettrait toutes ses forces, celle qu'il ne peut pas atteindre et que, bien entendu, il ne peut pas non plus dépasser. 


Se marier, fonder une famille, accepter tous les enfants qui naissent, les faire vivre dans ce monde incertain et même, si possible, les guider un peu, c'est là, j'en suis persuadé, l'extrême degré de ce qu'un homme peut atteindre. Que tant de gens y parviennent si facilement en apparence n'est pas une preuve du contraire, d'abord, il n'y en a pas tellement qui y réussissent vraiment, et ensuite, ce petit nombre ne « fait » généralement rien, mais « subit » quelque chose ; il va sans dire que ce n'est pas là ce degré extrême dont je parle, mais cela reste très grand et très respectable (d'autant plus qu'il n'est pas possible de distinguer nettement entre « faire » et « subir »). Et, en définitive, il ne s'agit même pas de ce degré extrême, il ne s'agit que de quelque approximation lointaine, mais honnête ; il n'est vraiment pas nécessaire de prendre son vol pour arriver au beau milieu du soleil, mais il importe de ramper sur terre jusqu'à ce que l'on y trouve une petite place propre où le soleil luit parfois et où il est possible de se réchauffer un peu. (6)"





On trouvera quelques dessins de Kafka sur Art & connaissance et dans les souterrains.



(1) Et tout près de Terezín/Theresienstadt, le camp où Ottla, la sœur de Kafka destinataire des dessins, fut enfermée avant de partir pour Auschwitz, accompagnatrice volontaire d'un groupe d'enfants, pour y mourir dans la chambre à gaz.

(2) Lettre à Max Brod, 6 février 1919, trad. Marthe Robert. Œuvres complètes T. III p. 922, Gallimard éd. 1984.

(3) Lettre à une sœur de Julie Wohryzek, 14 novembre 1919, trad. Claude David. Œuvres complètes T. III p. 937, Gallimard éd. 1984.

(4) "Dormir, manger, se peser pour surveiller son poids scandent de façon monotone le rythme des journées. L'alternance des figures couchées, assises, debout montre que la maladie le condamne à n'être qu'un «pantin», thème qui sera repris dans les figurines." Jacqueline Sedaka-Bénazéraf, Le regard de Franz Kafka, dessins d'un écrivain, Maisonneuve & Larose éd. 2001.

(5) Le père de Wohryzek était un simple cordonnier, sacristain de synagogue. Il s'agit de la second grande crise liée aux tentatives de mariage. La première, en 1914 avec Felice Bauer, a donné naissance au Procès.

(6) Lettre à son père, trad. Marthe Robert. Œuvres complètes T. IV pp. 870-871, Gallimard éd. 1989.

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