05/02/2017

Une semaine K. (5) : florins et légendes


Photo officielle de Michal Mareš dans ses jeunes années
Archives de la police, Prague


"Kafka participa aussi à la séance très houleuse et dispersée par la police, qui eut lieu dans la salle U velké Prahy (le grand Prague) du café Königliche Weinberge, et où le camarade ingénieur Vlastimil Borek s'éleva contre l'exécution à Paris de l'anarchiste Liabeuf. Il n'y avait guère d'échappatoire pour un homme tel que Franz Kafka, qui faisait bien une tête de plus que le commun des mortels, et qui d'ailleurs ne fit aucune tentative pour fuir, demeurant tranquillement sans bouger au milieu du tumulte opposant la police et les participants à la manifestation. Et comme il ne s'éloigna pas, ainsi que le prévoyait la loi, il fut conduit au poste de police. Mais là-bas on faisait preuve de clémence, la coutume laissant le choix entre un florin d'amende et une peine de prison de vingt-quatre heures. Kafka, qui devait très certainement arriver à l'heure chaque matin à son bureau, ne passa pas la nuit au poste et paya un florin; il voulut aussi payer pour moi. J'acceptai l'argent pour le fond mais je passai la nuit au poste, en compagnie d'un jeune boulanger dont j'ai oublié le nom et du poète Kamal Berdich. Quelques autres, ainsi qu'un homme accusé d'outrage à la force publique, furent emmenés dans un panier à salade. Après, Franz Kafka s'en alla pour quelques jours à Berlin, d'où il m'envoya plusieurs cartes postales, mais lors de perquisitions, je les ai toutes perdues, mise à part une."
Michal Mareš - Rencontres avec Franz KafkaLiterarni Noviny, 1946
repris dans J'ai connu Kafka, témoignages réunis par Hans-Gerd Koch, tard. François-Guillaume Lorrain
Solin éd. 1998, pp. 103-104 



C'est une belle histoire, de celles auxquelles on aime croire, que conta entre autres souvenirs Michal Mareš (1893-1971), militant anarchiste et anti-militariste dont le vrai prénom était Josef. Mareš, journaliste et écrivain bilingue (en allemand et tchèque), fut actif parmi les anarchistes pragois dans les années 1910 - il a laissé le souvenir d'actions assez drôles, comme de verser du colorant à l'aniline dans le bénitier des églises. Il fit partie, à partir de 1917, des déserteurs du "cadre vert", un petit maquis établi à la frontière entre Bohême et Moravie.

Ses souvenirs sur Kafka sont à la source (1) de ce qu'on a appelé la "légende anarchiste" d'un jeune Kafka certes pas militant, mais au moins sympathisant. Repris dans la seconde édition (1968) des Rencontres avec Kafka de Gustav Janouch, puis dans la biographie de Klaus Wagenbach (2) ils sont ensuite répétés dans des documents de troisième main. 

Il est certain que Kafka a connu Mareš - ils devaient tous deux fréquenter le café Arco de Prague, à la même époque, et on a retrouvé une carte postale envoyée par Kafka à Mareš, effectivement de Berlin en 1910. Il est également certain que le jeune Kafka s'est intéressé à l'anarchisme, comme au socialisme d'ailleurs, et qu'il a assisté à des réunions du Klub Mladych (Club des Jeunes) dissous en 1910 par les autorités (1).

En revanche, une grande partie de ce que Mareš a raconté ne repose que sur son témoignage, on peut même dire que les indices dont on dispose peuvent y jeter le doute. Là-dessus, l'enquête la plus récente a été menée par Josef Čermák dans son livre Franz Kafka, fables et mystifications (3). Il y relève les datations incohérentes et les extrapolations - et il rappelle, à la suite de Hartmut Binder, biographe de Kafka, qu'une police aussi minutieuse, surtout s'agissant d'anarchisme, que celle de l'empire austro-hongrois aurait dû annoter le dossier de Kafka en cas d'arrestation - or dans ce dossier, il n'y a rien. Mais que prouve une absence de fiche de police ? En fin de compte, si Mareš brodait, il ne le faisait pas pour sa propre gloire, mais pour celle d'un passé en voie d'occultation - et d'un Kafka peut-être rêvé (4). 




Michal Mareš, plus tard
Source



Il faut rappeler que quand il note en 46 ces souvenirs il est engagé dans un combat perdu d'avance contre la corruption et l'autoritarisme du Parti Communiste tchécoslovaque (5), qui le mène à en être exclu, puis condamné à sept ans de prison qu'il fait de 48 à 55. A sa sortie il découvre que sa mère, à laquelle il avait écrit pendant toutes ses années d'enfermement, est morte depuis trois ans. Interdit de publication, il finit sa vie dans l'oubli et le dénuement (6).



Michal Mareš, encore plus tard
Source


Mais pour revenir à la légende, si c'en est une, de l'anarchiste Franz Kafka, le plus intéressant est de savoir pourquoi elle a tant séduit - et, au fond, pourquoi elle nous séduit encore. J'aurais une interprétation personnelle.

Et si la lecture de Kafka nous inquiétait au point de vouloir le raccrocher à un piton un peu solide, une idée, une cause, une lumière au bout de ce tunnel... Quand on creuse dans monsieur K., n'est-ce pas, l'anarchisme rassure...



(1) Mais pas la seule source; Michal Kácha, cordonnier et libraire, qui fut parmi les premiers diffuseurs des idées antiautoritaires dans le milieu intellectuel pragois, a confirmé à Max Brod la présence de Kafka aux réunions du Klub Mladych, réunions dites anarchistes mais on sait qu'à l'époque c'est un terme commode pour désigner tout ce qui est un tant soit peu contestataire.

(2) Klaus Wagenbach - Franz Kafka, années de jeunesse (1883-1912), 1958. Trad. française par Elisabeth Gaspar, Mercure de France, 1967.

(3) Editions Gutenberg, Prague, 2005. Trad. française par Hélène Belletto-Sussel, Presses universitaires du septentrion, 2010. Les observations de Čermák viennent à l'appui de positions déjà défendues par Ernst Pawel et Hartmut Binder dans leurs biographies. Pour la thèse adverse, on lira Michael Löwy, Franz Kafka rêveur insoumis, Stock éd. 2004, pp. 19-51. Pour Löwy les sympathies "anarchistes" de Kafka sont plutôt de l'ordre du romantisme et de l'utopie négative. On peut lire ici un article de Löwy présentant sa thèse, et voir également là sur son blogA noter cependant qu'il a écrit son livre avant la publication de Čermák.

(4) Čermák est beaucoup plus sévère pour Gustav Janouch.

(5) Après sa période d'anarchiste organisé, Mareš fait partie en 1921 des fondateurs du PC tchécoslovaque.

(6) On trouvera ici une courte biographie de Michal Mareš (en catalan).

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