07/12/2007

Des Maoris et des baleines, ou l'histoire de deux manteaux, six pantalons, douze chapeaux, deux paires de chaussures, un pistolet et deux chemises

(le voyage de Meryon, #4)



Août 1838. Pierre-Narcisse Chaspoux, la mère de Meryon, est gravement malade. Elle fait faire son testament, que les rhumatismes articulaires l'empêchent de signer elle-même (1). Charles Meryon, de son côté, bûche la navigation, la mécanique et la chimie à Brest; il est passé en seconde année d'Ecole navale, 42ème sur 60. Charles Baudelaire, né la même année que Meryon, termine sa rhétorique à Louis-le-Grand avec les premiers prix de discours français et de version latine - il ne commencera vraiment à faire du mauvais esprit que l'année suivante.

Le soir, des fenêtres de l'internat où il dévore les volumes de Hugo que lui apporte un externe, il voit dans la rue Saint-Jacques les lueurs que tourmente le vent des réverbères à huile - du moins est-ce fort probable, plus des deux tiers des rues de Paris étant encore ainsi éclairées à cette date. Rambuteau puis Haussmann n'auront généralisé l'éclairage au gaz qu'au début des années 1850.


Lampes à huile et quinquets fonctionnent à l'huile de baleine, c'est le pétrole du début du XIXème siècle. En 1838 encore une trentaine de bateaux baleiniers partent du port du Havre. Ils étaient soixante en 1825 - s'ils sont de moins en moins nombreux, ce n'est pas seulement à cause du gaz, mais aussi parce que les frais s'alourdissent : la baleine migre.


"De 1830 à 1835, on la pêche particulièrement aux îles Malouines, au sud de l’Amérique, que les Anglais, bien entendu, ont appelé les îles Falkland, autour de l’île Tristan da Cunha, et le voyage dure 7 à 12 mois. De 1836 à 1839, il faut doubler le cap Horn et aller croiser le long de la côte du Chili, le long de la côte Araucanienne, dans l’archipel des îles Chiloë, et alors la croisière des baleiniers dure de 16 à 24 mois. De 1834 à 1844, les gammes, les
bandes de baleines et de baleineaux émigrent au sud de la Nouvelle-Zélande, et les baleiniers havrais sont contraints de faire le tour du monde, de doubler le cap de Bonne-Espérance pour aller stationner aux îles Saint-Paul et Amsterdam. L’expédition dure alors 18 à 20 mois." (2)

Nouvelle-Zélande donc, île du Sud, grand rendez-vous des harponneurs de l'époque. Ces côtes était connues des navigateurs français : de Surville en 1769 les avait explorées au même moment que le capitaine Cook, Marion du Fresne y avait débarqué en 1772 pour se faire tuer par des guerriers maoris et en 1793 d'Entrecasteaux y avait recherché La Pérouse disparu. Ensuite pendant quelques années les Français sont occupés ailleurs, mais de 1824 à 1829 l'Uranie de Duperrey, l'Astrolabe de Dumont d'Urville et la Favorite de Laplace s'y succèdent. Point d'installation pourtant, à la différence des Anglais de l'île du Nord. C'est la baleine qui devait forcer la décision.


Illustration de l' Atlas pour servir à la relation du voyage à la recherche de La Pérouse, fait par ordre de l'Assemblée Constituante pendant les années 1791 et 1792

Les whaleships anglais et américains avaient eu quelques années d'avance mais en 1838 plusieurs dizaines de baleiniers français sont à l'oeuvre autour de la péninsule de Banks, protégés par un navire de guerre, l'Héroïne. Tous ces bateaux
s'abritent dans la rade de Port Cooper, l'un des mouillages naturels offerts par les pentes du volcan éteint. Quelques douzaines d'européens sont installés sur la péninsule, dans des stations baleinières - ce type d'établissement était utilisé pour transformer les cétacés une fois tués et traînés à terre. Un anglais, George Hempelman, en a monté une à Peraki sur la côte sud, il en existe d'autres à Island Bay, Ikoraki, Oashore et Little Port Cooper, et à Arakoa le plus entreprenant des baleiniers français, le capitaine Langlois, commandant du Cachalot, a installé des comptoirs d'approvisionnement et une station de carénage. Il y a donc là déjà quelques bretons, mais parmi eux ni fermiers, ni missionnaires, ni familles. Les tribus sont déstabilisées économiquement et militairement par la colonisation qui a introduit entre autres les maladies d'Europe, la pomme de terre et le mousquet. Réduite à moins de deux cents personnes, la population maorie locale a été saignée par la guerre contre Te Rauparaha, un chef de guerre que la présence anglaise dans l'île du Nord a poussé vers le Sud. C'est alors que Langlois juge le moment venu de forcer la main aux autorités françaises. En Août 1838 donc, il assure avoir conclu avec onze chefs maoris un contrat par lequel il lui auraient vendu la péninsule de Banks, pour mille francs français, dont 150 francs versés immédiatement sous la forme de :
  • deux manteaux
  • six pantalons
  • douze chapeaux
  • deux paires de chaussures
  • un pistolet
  • et deux chemises,
le solde devant être versé lorsque Langlois reviendrait prendre possession de la terre. Les maoris ont signé ce contrat écrit en français en y dessinant chacun leur Moko, le motif de leur tatouage.


Charles Meryon - Portrait de Toma Kéké, chef de tribu de la Nouvelle-Zélande, 1846
Le titre qui est resté à ce dessin lui a été attribué de façon inexacte par Gustave Geffroy dans son livre sur Meryon. Le personnage représenté par Meryon d'après un daguerréotype est Tikao, Maori d'Akaroa qui fut signataire du traité de Waitangi. Le titre initialement donné par l'artiste était d'ailleurs "Tikao, naturel de la Nouvelle-Zélande, orateur".


Peter J. Treweman, senior lecturer de français à l'université de Canterbury (NZ), a effectué une étude détaillée (3) des contrats successifs de Langlois dans le cadre de la plainte déposée par l'iwi (tribu) de Ngai Tahu contre ses colonisateurs tant anglais que français. Pour résumer ses conclusions, on sait que ces maoris ne lisaient pas le français, que l'identité des signataires est douteuse, que leur autorité pour signer et l'existence même de la vente ont été vigoureusement contestées deux ans plus tard par plusieurs chefs maoris de Port Cooper. On a dénombré vingt-trois représentants maoris de la péninsule de Banks, et sept autres résidant ailleurs mais ayant des droits sur ses terres, dont la signature ne figure pas sur le contrat alors qu'elle l'aurait dû. Les seules choses dont on soit sûr c'est (a) que le contrat a existé et (b) que certaines déclarations de maoris d'Akaroa peuvent être interprétées comme indiquant qu'ils pensent que d'autres maoris de Port Cooper ont vendu au français une petite portion de terrain sise dans ce village. Le reste, selon le rapport de Treweman, ne repose que sur la parole de Langlois.

Son contrat en poche, le capitaine repart sur le Cachalot. Il lui faut encore trouver des financiers, des colons et, accessoirement, des canons.

Le 5 Octobre 1838, Pierre-Narcisse Chaspoux meurt, laissant semble-t-il à son fils un petit capital. Elle est enterrée dans la fosse commune du cimetière Montmartre. A Brest, Charles Meryon reçoit la nouvelle par une lettre de sa soeur Fanny Lowther. C'est lui qui écrit à son père pour lui annoncer la mort de la troisième femme de sa vie.

(1) Roger Collins, Charles Meryon, a life, Garton & Co, Devizes, 1999, p. 24.

(2) Georges Dubosc, Les anciens Baleiniers Normands, 1924, sur le site de la Bibliothèque électronique de Lisieux.

(3) Son rapport se trouve sur le site du tribunal de Waitangi. On peut aussi visiter le site de la tribu de Ngai Tahu.



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