l'œil des chats
"les chinois voient l'heure dans l'œil des chats" Baudelaire
11/01/2025
L'art de la conversation : John Brack
10/01/2025
09/01/2025
L'art de la lecture : soyez de nouveau maudits !
...dans la grande scène d'ouverture de Todas las Sangres (traduction de J. F. Reille, Tous sangs mêlés, Gallimard éd. 1970) (1).
Todas las Sangres fait partie des livres dont on ne sort pas indemne - ou, du moins, qui ne peuvent pas laisser indifférent. Portrait choral d'un Pérou multiculturel (entre indios, mestizos et criollos) et en pleine transition post-féodale, condensé dans le petit village andin de San Pedro de Lahuaymarca. Écrit dans des moments de frénésie au moment d'une double crise, politique et sociale d'abord : celle de la réforme agraire de 63, promise par le gouvernement de Belaunde Terry, entraînant suite à sa victoire électorale en 1663 des occupations de terres par les paysans pauvres, réprimées l'année suivante dans le sang par le même gouvernement.
Crise personnelle d'Arguedas qui démissionne en 1964 de son poste de directeur de la Casa de la Cultura, tente de se suicider deux ans plus tard et survit grâce au soutien de la psychanalyste chilienne Lola Hoffman - c'est à elle, dit-il qu'il doit d'avoir pu écrire "tout ce que j'ai écrit depuis le chapitre II de Todas las sangres jusqu'à la dernière ligne des Hervores" (2).
Les Hervores, ce sont les Ébullitions écrites à Chimbote, et qui forment la seconde partie du dernier livre d'Arguedas, El zorro de arriba y el zorro de abajo (3).
Bien des intellectuels péruviens, dont Vargas Llosa - ou encore, hors du Pérou, Cortázar - ont polémiqué contre Arguedas. Mais de toute façon lire Arguedas, n'importe quel livre d'Arguedas, c'est subir un choc. Essayez, vous verrez.
(1) Et, si je puis me permettre un conseil, cliquez sur l'image pour mieux lire...
(2) Lettre d'Arguedas à l'éditeur Gonzalo Losada, 29 Août 1969. Trois mois plus tard Arguedas réussit son suicide en se tirant une balle dans la tête dans les toilettes de l'Universidad Agraria de Lima où il enseignait.
(3) Traduit en français sous le titre Le renard d'en haut et le renard d'en bas (Grevis éd. Caen, 2023). La lettre à Losada citée plus haut est à la page 371 de cette édition.
06/01/2025
25/12/2024
17/12/2024
Les conspirateurs de l'Arche (10) : bonus imprévu
Encore une intervention du Ministère des coïncidences : En complément de notre épisode 3, à propos du poème (et de la chanson) Bread and Roses vous pouvez écouter non pas une mais deux émissions mises en onde il y a deux jours par France Culture.
Les chats vous souhaitent donc, pour cette fin d'année, du pain (si possible avec quelque chose dessus) et des roses (si possible, pas en plastique) et, si vous êtes en grève, la satisfaction de toutes vos revendications. Si vous n'êtes pas en grève aussi, d'ailleurs.
15/12/2024
Les conspirateurs de l'Arche (9) : par les sirènes tendues d'un continent à l'autre
John Sloan - Arch conspirators, 1917
Eau-forte
L'histoire de l'art est parfois borgne. Quel intérêt y a-t-il à savoir que tel jour un tel a lu Du spirituel dans l'art avant de changer sa palette, sans s'interroger sur le fait qu'en même temps ses amis, sa famille et son peuple se faisaient hacher menu pour des motifs politiquement anecdotiques mais économiquement sérieux ?
Dans sa biographie de Duchamp (1), Bernard Marcadé fait un parallèle entre la Conspiration de l'Arche et les premières expériences Dadaïstes...
...au Cabaret Voltaire de Zurich.
De fait, Duchamp a admis qu'il avait reçu...
Tristan Tzara - La première aventure céleste de M. Antipyrine, Bois gravés et coloriés de Marcel Janco, Collection Dada
..."assez tôt, en 1917 je crois, ou fin 1916" (2).
En 16-17, la Suisse est un île, tout comme Greenwich Village.
La Suisse, une île dans une mer de sang, et le Village dans un tourbillon d'exaltation guerrière. Tout ce qui se tient à l'écart de la Grande Boucherie se réfugie, temporairement ou non, dans les Cantons de Berne ou de Zurich, ou de l'autre côté de l'océan : Romain Rolland, les participants de Zimmerwald et Kiental (3) ou encore, cas extrêmes au même moment, Lénine qui mange du chocolat suisse et se plonge dans Hegel à la Bibliothèque de Zurich...
...inspirant un romancier qui ne l'aimera pas du tout, ou encore Trotsky qui apprend à peindre au Centre Ferrer, près de New York (4).
Des îles d'où l'on émet, où l'on reçoit des émissions brouillées, des manifestes électriques, des sirènes tendues d'un continent à l'autre...
..."J'ai sympathisé avec le dadaïsme, qui n'était pas qu'une question d'art et de littérature" (5) Pas que, effectivement. Et je citerai une dernière fois Marcadé :
(et il n'y pas que l'histoire de l'art, l'histoire tout court est borgne, elle bégaie, elle titube comme un soldat amnésique, elle reparcourt les mêmes champs labourés d'obus et nous refabriquons les mêmes obus sans même pouvoir nous dire que cette fois ce sera la dernière, et trente ans plus tard Isidore Goldstein (dit Isidore Isou) refait Dada et vingt ans plus tard Debord refait encore Isou et Dada...
...et on pourrait continuer longtemps tout en refaisant la guerre).
Revenons à notre gravure. On est le 23 janvier 1917, à une quarantaine de jours de la déclaration de guerre par les États-Unis et de l'exposition des Independents. Vous avez remarqué que Sloan et Duchamp sont clairement à l'opposé l'un de l'autre, sans se faire face ni se regarder. Un moment de coexistence.
Le premier, Sloan, dont toute la peinture appartient à ce que Duchamp range sous la catégorie abhorrée de peinture rétinienne, et qui se trouve à un moment où sa carrière et son art prennent un tournant définitif - l'échec du réalisme social, qui ne correspond définitivement pas au goût du public.
Le second, Duchamp, qui se prépare à signer une déclaration de guerre, précisément, au goût du public.
Celui qui faisait avec, et celui qui faisait définitivement sans. Pas seulement avec le goût du public, mais aussi avec l'état du monde. Et d'une certaine façon, entre le réel, l'art et la guerre, l'état du monde et le goût du public, nous en sommes toujours là.
- Ce qui ne nous empêche pas de fêter Noël, le solstice, l'an nouveau, la saint-Glinglin et les épiphanies diverses, dit Mme Chat.
- Certes, et ne nous privons surtout pas des épiphanies, dit M. Chat.
(1) Bernard Marcadé, Marcel Duchamp, Flammarion éd. 2007 pp. 164-167.
(2) Entretiens avec Pierre Cabanne, également cité par Marcadé.
(3) Sans compter les exilés de l'intérieur comme Jeanne Halbwachs.
(4) Voir épisode 5.
(5) Dorothy Norman, Marchel Duchamp se souvient, L'Échoppe éd. Paris 2006, cité par Bernard Marcadé, op. cit.
14/12/2024
Les conspirateurs de l'Arche (8) : c'était si agréable les États-Unis à cette époque
Le 6 janvier, à Paris le Conseil de réforme a déclaré Marcel Duchamp inapte au service pour souffle au cœur. Il échappera à la grande boucherie, mais pas à l'opprobre muet qui frappe ceux qui, comme lui, arborent une parfaite santé extérieure loin des champs de bataille. Par ailleurs pacifiste et antimilitariste, il décide de partir. Il s'expliquera d'ailleurs, réglant au passage quelques comptes avec les cubistes :
Duchamp débarque du Rochambeau à New York, le 15 juin 1915. Il découvre qu'il y est célèbre depuis que son...
...a été exposé à l'Armory Show (1) deux ans plus tôt.
À la fin de l'été 1915, à l'occasion d'un partie de tennis, il rencontre pour la première fois Man Ray, qui suit alors les cours gratuits de Robert Henri et George Bellows au Centre Ferrer (2). Probablement le premier lien, indirect, avec les peintres amis de John Sloan. On retrouvera souvent Bellows dans les divers cercles de fêtards qui entourent Duchamp - mais pas Sloan.
Man Ray, lui aussi antimilitariste, avait dessiné pour Mother Earth, la revue d'Emma Goldman, les couvertures des numéros d'Août...
...et Septembre 1914.
Duchamp installe son atelier dans le Lincoln Arcade Building, qui était devenu, sur Lincoln Square, une annexe de la bohème de Greenwich Village.
Louis Ruyl - New Bohemia at Lincoln Square, New York Times 22 octobre 1916
À droite, le Lincoln Arcade Building
Il donne l'impression de se dégeler en arrivant à New York, quittant la serre chaude parisienne et ses méchancetés de panier de crabes. Il goûte la gentillesse américaine, se met facilement à l'alcool, apprécie ces jeunes femmes qui s'assemblent autour de lui
En octobre 1916, il déménage pour le 33 West 67th Street, deux étages en-dessous de chez ses amis les Arensberg, qui paient les loyer en échange de la Mariée que Duchamp leur a promise, une fois qu'elle serait terminée...
Il donne des cours de français (2$ de l'heure) à des jeunes américaines riches, leur inculquant à leur insu l'argot le plus salace - elles choqueront par la suite les garçons de café parisiens. Il trouve un travail peu fatigant à la J. Pierpont Morgan Library, à 100$ par mois. Mais il vient de refuser 10.000$ par an, offerts par Alfred Knœdler contre l'exclusivité de son œuvre (3). Et il travaille toujours à la Mariée, qu'il ne terminera qu'en 23.
Marcel Duchamp - La mariée mise à nu par ses célibataires, même / Le Grand Verre, 1915-1923, réplique (4) réalisée par Ulf Linde, 1961
Mais souvent cela le fatigue, alors il range les panneaux de verre contre un mur et passe à d'autres jeux.
Ce sont les années des ready-made.
Déjà, à paris Duchamp avait assemblé ou signé des objets aujourd'hui considérés comme des ready-made. Mais l'expression - et le concept - apparaissent à New York, dans une lettre de Duchamp à sa sœur, le 15 janvier 1916. Et le premier ready-made officiel, c'est...
...soit la pelle à neige états-unienne standard modèle 1915, que Duchamp va chercher dans une quincaillerie à l'angle de Columbus et de la 60ème rue. Il grave, sur une mince feuille de métal fixée sur le manche, le titre "In advance of the broken arm" et sa signature. Et il la suspend au plafond de son atelier - imitant la méthode de rangement d'un Turc qui lui avait loué un logement.
Le ready-made est une rupture avec l'art et le goût (qu'il soit bon ou mauvais, le camp ou le kitsch ce n'est vraiment pas la tasse de thé de Duchamp). Avec l'art séparé, sédimenté par des générations d'esthètes, fussent-ils cubistes, et avec le goût, même s'il est élitiste comme celui des bibelots de Gertrude Stein (5). C'est même, dans l'instant, une rupture violente :
Et, justement, je ne m'étends pas sur les interprétations du ready-made (on peut y passer plusieurs vies). Ce qui m'intéresse ici est l'inscription, l'apparition du ready-made dans un moment historique, à la fois politique et artistique (et pour l'essentiel je m'interroge là-dessus à partir d'un gravure, cf. l'épisode 1). Donc, je m'intéresse à l'iconoclasme de Duchamp. L'iconoclasme, c'est un rapport entre la violence et les images.
Et pour cela il faut en passer par ce fameux épisode de Fountain.
On connaît l'histoire, mais je vais la répéter.
Dans le prospectus introductif de la première exposition, Duchamp fait partie du Comité (au titre de l'accrochage) et Walter Arensberg, son grand ami, est Managing Director. Sloan, qui est souvent présenté comme un fondateur, n'est pas mentionné. Il expose deux tableaux. En revanche, il sera président de la Société de 1918 jusqu'à sa mort en 51.
Duchamp, qui n'a pas oublié que son Nu descendant un escalier n°2 avait été refusé aux Indépedants français de 1912, décide de tester les états-uniens. Il fait proposer, par une amie, le ready-made
...soit un urinoir de porcelaine qu'il vient d'acheter dans une boutique de plomberie de la 118ème rue, J.L. Mott Iron Works. Il le signe du nom de R. Mutt, composé d'après le nom du magasin et la bande dessinée Mutt and Jeff.
L'objet est refusé par Bellows ("La décence, ça existe ! crie-t-il à Arensberg) qui convoque une réunion extraordinaire du bureau. Un vote a lieu, emporté par les tenants de la censure, ce qui était contraire au règlement de la Société. Duchamp et Arensberg démissionnent immédiatement du Comité. Comme il n'était pas possible de refuser une œuvre, Fountain est cachée derrière une cloison. Duchamp viendra la récupérer quelques jours plus tard, aidé de Man Ray. Il la fait photographier par Alfred Stieglitz...
L'urinoir resta un temps accroché au plafond chez Duchamp, puis disparut. Le ready-made fut réactivé une première fois en 1950 puis à trois reprises.
En m'excusant de la longueur de ce rappel pour ceux qui connaissent déjà tout ça, j'en viens à quelques points de détail souvent laissés de côté et qui relèvent pour le moins de ce que Duchamp a appelé le Ministère des Coïncidences.
1) La grande période des ready-made (1915-23) correspond à la période de la première guerre mondiale et de ses suites immédiates.
2) Le 6 avril 1917, les États-Unis...
...déclarent la guerre à l'Allemagne. Le 8 avril Duchamp fait parvenir Fountain aux Independents et c'est le 10 que l'exposition ouvre ses portes.
3) Le tableau devant lequel Stieglitz a photographié Fountain est The Warriors / Les Guerriers (1913) du peintre expressioniste Marsden Hartley :
On explique généralement que Stieglitz a choisi The Warriors comme fond parce que la figure centrale correspondait à la forme de l'urinoir. Certes, mais est-ce la seule raison, ou le hasard objectif (des guerriers, une déclaration de guerre, une provocation, un urinoir...) a-t-il là encore joué un de ses tours ?
4) On sait que Duchamp avait très mal ressenti l'engagement d'un bonne part des artistes cubistes et d'avant-garde sur le front (Apollinaire, Braque, Derain, Gleizes, La Fresnaye, Léger, Marcoussis, Metzinger, et ses deux frères). Un symbole de ce ralliement est le rôle que les artistes, dont les cubistes, ont joué dans le développement du camouflage militaire (6). Et comment ne pas voir que l'après-guerre artistique, ce n'est pas seulement dada et le surréalisme, c'est surtout ce backlash intellectuel qu'est le Retour à l'ordre - où nombre des mêmes artistes on joué leur partition.
Le grand Art, le Goût et l'Esthétique ont du mal avec la guerre industrielle, la Grande Boucherie et l'Extermination. Ce qui est particulièrement clair depuis Auschwitz et Hiroshima l'était déjà en fait depuis 1914 (7). Chez Duchamp la critique de l'image date bien sûr d'avant 1914, quand il visite le Salon de l'aviation et qu'il dit à Brancusi c'est fini la peinture, qui fera mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ?
Et oui, la machine avait déjà gagné. Mais le coup de force iconoclaste consiste à signer la production de la machine - retour de l'artiste après désacralisation de l'Art. Et ce retour date des années 15 à 17, il a à voir avec la guerre à l'horizon, qui force à faire quelque chose, fût-ce quelque chose d'absurde et d'entièrement négateur, plutôt que de camoufler des canons - quelque chose comme prendre cette pelle à neige, là...
La suite (et fin) au prochain numéro.
(1) Voir l'épisode 6.
(2) Voir l'épisode 5.
(3) "J'ai senti le danger tout de suite", Marcel Duchamp dans les Entretiens avec Pierre Cabanne, Belfond éd. 1967.
(4) Comme on sait, le verre de l'original du musée de Philadelphie est fêlé. À propos de la Mariée, je conseille vivement aux amateurs d'art, de science-fiction et d'arrière-salles de bouquinistes le livre de Jean Clair, Marcel Duchamp ou le grand fictif, Essai de mythanalyse du grand verre, Galilée éd. 1975, évidemment épuisé, sur l'influence qu'a eue sur Duchamp le livre de Gaston de Pawlowsky, Voyage au pays de la 4ème dimension. Ceux qui hésiteraient à casser leur tirelire en trouveront un résumé ici.
(5) Voir les souvenirs d'Arensberg sur Duchamp, retranscrits par Molly Nesbit et Naomi Sawelson-Gorse, Concept de rien : Nouvelles Notes de Marcel Duchamp et Walter Conrad Arensberg, in Étant donné n°1, 1998.
(6) Ce rapprochement a été contesté en France, notamment par Patrick Pecatte. Il l'est moins du côté anglo-saxon, par exemple pour ce que les Dazzled Ships doivent au vorticiste Edward Wadsworth.
(7) Lire, par exemple, le livre de Philippe Dagen, Le silence des peintres, Fayard éd. 1996.
13/12/2024
Les conspirateurs de l'Arche (7) : intermède musical
Je me souviens très bien du moment où j'ai découvert que Washington Square existait (enfin, peut-être), c'était à la devanture de la principale librairie Montargoise :
Ça ne m'avait pas vraiment laissé un souvenir indélébile - bien loin de
qui m'avaient vraiment marqué, un peu plus tard.
Et l'Arche ? Eh bien la première fois (1) que je l'ai vue, c'était un an plus tard, dans la devanture du disquaire, à côté de la librairie. Oui, c'est générationnel. Mais d'avant la génération X.
Ce qui me permet de vous proposer cet intermède :