17/01/2025

Americana : échapper aux bénédictions


George Bellows - Benediction in Georgia, 1916
Lithographie

 

Une des lithos les plus connues de Bellows (à part ses scènes sur le ring, évidemment), datant de la fin de sa période "Lyrical left". Bellows collabora à The Masses, puis en divergea à partir du moment où il se mit à soutenir l'intervention des États-unis dans la première guerre mondiale.

S'agissant du système pénitentiaire Géorgien, on peut se souvenir du livre

 

Vanguard éd. 1932    
 
 
de Robert Elliott Burns, authentique convict évadé, et du film de Mervyn le Roy qui en fut tiré l'année même de sa parution.




 

Burns avait été repris et de nouveau emprisonné. Le succès du film lui permit de faire appel et d'être libéré.

 

Et de Bellows déjà, ici et .

15/01/2025

Ronde de nuit : regarde la route


 
Mary Pitcairn - Driving by moonlight, 1941
London Fire Brigade Museum

14/01/2025

Baisers perdus (le cardinal, le général, le proconsul et moi)



Suite à une replongée dans les archives mettant à jour de nouveaux documents, ceci est une republication qui annule et remplace le billet originel de janvier 2009 (tempus fugit). Cela s'insère dans une autobiographie sporadique dont les membra disjecta parsèment ce blog, qui en appelle à l'indulgence des lecteurs pour ce qui pourrait paraître relever du narcissisme. Mais non, après tout. Vu ce qui se passe autour de nous, le narcissisme est bien le moindre des dangers qui nous guettent.
 
 
Septembre 1968 - c'est le mois de
 


François Truffaut - Baisers volés, sortie cinéma le 4 septembre 1968
Jean-Pierre Léaud, Claude Jade : Quelque chose dont tu te souviendras toujours
Mis en ligne par Univers-François Truffaut


La rentrée 1968 se faisait dans un climat étrange d'émeute contenue. Tous les groupes politiques à la gauche du PC avaient été dissous et restaient interdits, nombre de militants étaient encore emprisonnés. Bientôt une législation d'exception permettrait de maintenir en cabane, durant de longs mois, tout manifestant raflé au hasard, jugé sans état d'âme. De longues rangée de cars de CRS occupaient en permanence les boulevards. Les restes du mouvement étudiant parisien tournaient et retournaient dans la cour du Buffet (j'appelle ça le Buffet parce que ça y ressemble)... comme dans un piège.

Armand-Jean du Plessis, cardinal de Richelieu, promoteur redouté de l'état français moderne (1) et grand ami des chats...


Henri Brispot - Le cardinal de Richelieu et ses chats, estampe
A sa mort Richelieu avait quatorze chats, qui s'appelaient Félimare, Lucifer, Ludovic-le-Cruel, Ludoviska, Mimi-Piaillon, Mounard-Le-Fougueux, Perruque, Rubis-sur-l'ongle, Serpolet, Pyrame, Thisbé, Racan, Soumise et Gazette. Il les coucha sur son testament, mais ils n'en profitèrent pas.


...fut nommé en 1622 proviseur du collège de Sorbonne et passa le restant de sa vie à le rebâtir pour y avoir sa tombe dans la chapelle - d'où on le déterra le 5 décembre 1793, quelques sacripants en profitant, paraît-il, pour jouer au ballon avec son crâne.

Etrange bâtisse au demeurant - l'architecte du cardinal, Lemercier, rase les bâtiments de la Sorbonne médiévale et édifie sur leur emplacement un collège conçu autour d'une cour centrale...



Vue de la Sorbonne prise de la cour, entre 1830 et 1840
Musée Carnavalet
 


...collège qui restera tel quel jusqu'à la toute fin du XIXème siècle. Seule parenthèse, la période révolutionnaire pendant laquelle l'université - qui était essentiellement une faculté de théologie - reste fermée de 1792 à 1821. Les bâtiments sont lotis en ateliers d'artistes et la cour en partie transformée en jardin potager.



Maurice Emmanuel Lansyer - La Cour de l'ancienne Sorbonne, 1886


 
À partir de 1885 le bâtiment est entièrement reconstruit par l'architecte Nénot qui reprend pour la partie littéraire, au nord de la chapelle, la même structure de cour telle que la voient aujourd'hui ceux qui peuvent entrer.
 



La cour de la Sorbonne, aujourd'hui
 

Nous tournions en rond dans cette cour. Le choc de Mai avait ouvert une zone de turbulence qui dépassait largement les universités - les lycées, les bureaux, les usines et la rue s'agitaient tour à tour, mais les facs restaient le seul abri permanent du mouvement. Les comités d'action se réunissaient encore dans les facs, les lycéees, les quartiers et certaines entreprises, mais les groupes politiques maintenant souterrains mettaient en place leur propres coordinations. Une géographie se mettait en place, entre les locaux clandestins loués par des prête-noms, la cour de la Sorbonne et le parvis de Censier, les bureaux de l'UNEF rue Soufflot et le local d'Action rue de la Huchette, nos petits studios dont bien peu avaient le téléphone et où se réunissaient des cellules embryonnaires. A chaque minute des émissaires émergeaient du brouillard, porteurs de contre-ordres et de mauvaises nouvelles.

Nous tournions en rond dans cette cour. je me souviens de ceux auxquels nous faisions confiance, des militants dont on ne parle plus beaucoup et dont certains sont morts. Jacques Bleibtreu, Pierre Rousset, les Hocquenghem, Simon Baruch (2)... Au premier étage escalier C, le comité d'action philo se réunissait moins souvent mais nous conservions le petit local de l'UNEF qui se transformait doucement en permanence de la JCR clandestine - à vrai dire le groupe qui s'était le mieux comporté pendant les événements. Il fallait résister physiquement aux incursions de militants lambertistes (3) qui se relevaient d'une éclipse de quatre mois. Querelles de boutiques depuis longtemps en déshérence, mais je me souviens de Claude Chisserey, sectaire magnifique, insupportable et touchant - je garde encore l'impression de m'être engueulé avec lui tous les trois jours pendant quatre ans. On a retrouvé son corps dans la Seine en février 81.

Je me souviens du froid glacial de décembre sur le vieux port et le campus de Luminy. Un car nocturne nous avait tansportés à Marseille pour le dernier congrès de l’UNEF auquel nous allions porter un quelconque intérêt. Le ciel était couleur lilas, et dans l'énorme amphi de Saint-Charles les AG de villes se faisaient face rang par rang comme les hoplites de l'Iliade, et s'insultaient de même. Nous voulions transformer le syndicat en coordination des comités d'action, et après des jours et des nuits de tractations, de hurlements et de recomptages nous avons échoué de peu, laissant la maison aux étudiants du PSU, qui servaient d'ONU au mouvement. A posteriori l'évènement fut beaucoup plus décisif que nous ne le pensions sur le coup : privé de ce lieu central les CA allaient progressivement se déliter, ou se transvaser dans les groupes politiques.





 Francois Alexandre Pernot - Le collège de la Sorbonne en 1550, (et la chapelle Sainte-Ursule) Lithographie, 1858
 
 
 
La plus grande partie du collège de Sorbonne est construite, sur les ordres de Richelieu, de 1627 à 1628. Dans le plan initial la chapelle médiévale de Sainte-Ursule devait être conservée, mais après la prise de La Rochelle le cardinal décide de modifier le programme architectural. La chapelle, qui s'ouvrait à l'emplacement de l'actuelle porte d'entrée sur cour, sera reconstruite plus au nord - elle ne sera d'ailleurs terminée que bien après la mort de Richelieu. Tour de force architectural : l'édifice a deux entrées, deux façades, l'une sur la cour, l'autre sur la place. Par la place on entre dans une église de plan rectangulaire et par la cour, dans une chapelle de plan centré évoquant les églises en croix grecque. On avait renforcé l'illusion en plaçant un autel dans chacun des axes. Double symbole - arrivant sur la place, vous êtes devant une église, dans la cour vous voyez la chapelle d'une université. Symbole supplémentaire à partir de la mort de Richelieu ; vous êtes aussi devant le monument funéraire d'un ministre décisif, initiateur de l'absolutisme français.

Imaginez cet homme au faîte de son pouvoir - il vient de faire exécuter Cinq-Mars et de Thou, et de renvoyer au fond d'un château de province Monsieur, Gaston d'Orléans, leur principal complice dans la fameuse conjuration. Déjà près de mourir, il revient de Lyon à Paris...
 
 "comme un triomphateur, porté par ses gardes , dans une chambre où étoient son lit, une table et une chaise pour une personne qui l'entretenoit pendant la route. Les porteurs ne marchoient que la tête nue, à la pluie comme au soleil. Lorsque les portes des villes et des maisons se trouvoient trop étroites, on les abattoit avec des pans entiers de muraille, afin que son éminence n'éprouvât ni secousse ni dérangement..." (4)

Quand Richelieu meurt le 4 décembre 1642, le peuple de Paris allume des feux de joie. Le 13 son corps est transporté dans la chapelle inachevée. Il était tellement détesté que selon certaines sources on doit bientôt mettre sa dépouille à l'abri, certains menaçant de la jeter à la Seine.

De retour à Paris nous tournions en rond dans cette foutue cour. Grèves et meetings se succédaient dans la capitale comme dans les facs de province ; à la mi-décembre, la police avait fait évacuer la faculté de médecine de Paris et celle des sciences à Toulouse, elle contrôlait les cartes à l'entrée du campus de Nanterre. Lequel de nos stratèges eut l'idée pour sortir de là de tenter une répétition du 22 mars ? Les défaites étant orphelines, comme l'ont dit quelques-uns, on ne le saura jamais. L'occupation de la tour administrative de Nanterre (5) avait été un des déclencheurs de Mai - à la répression nous allions donc répliquer par l'occupation du rectorat de la Sorbonne. Je ne me souviens plus exactement quel était le motif (des exclusions de lycéens au lycée Saint-Louis tout proche ?) toujours est-il que ce jour-là nous nous sommes rués gaiement dans le grand escalier.
 
 
Sorbonne - Escalier d'honneur du rectorat

 
Le cardinal fut enterré en hâte, dans un caveau situé sous le chœur de la chapelle. Il avait laissé à sa nièce, la duchesse d'Aiguillon, le soin d'y ériger un cénotaphe. Un demi-siècle plus tard c'est une autre duchesse d'Aiguillon, nièce de la précédente, qui fait réaliser par Girardon le monument où Richelieu, soutenu par la Piété, est pleuré par la Doctrine chrétienne.
 
 




Lors de la Révolution c'est ce tombeau, selon les chroniques de Feuillet de Conches, que vint sauver Alexandre Lenoir, conservateur des monuments nationaux nommé par la Constituante. 
 
"(Il) était présent dans l'église de la Sorbonne quand les furieux voulaient réduire en poudre le tombeau de marbre du cardinal... en s'opposant à ce vandalisme, il fut blessé d'un coup de baïonnette, mais du moins il réussit à sauver le marbre. Les brigands se dédommagèrent en arrachant le corps de sa tombe et le foulèrent au pied sur les dalles du sanctuaire. D'ailleurs Lenoir raconte lui-même : "Le cardinal que j'ai vu retirer de son cercueil offrait aux regard l'ensemble d'une momie sèche et bien conservée. La dissolution n'avait point altéré ses traits. Une couleur livide était répandue sur sa peau. Il avait les pommettes saillantes, les lèvres minces, le poil roux et les cheveux blanchis par l'âge". Un des suppôts du gouvernement de 1793 croyant venger, dans sa fureur, les victimes de ce cruel ministre, coupa la tête de Richelieu et la montra aux spectateurs qui se trouvaient alors dans l'église" (6).

 
Ce 23 janvier de 1969, l'occupation du rectorat dura une fin d'après-midi, et un début de soirée. Une fois égaillé le personnel académique, les plus systématiques d'entre nous se mettaient à fouiller les tiroirs à la recherche des "listes noires", une obsession de l'époque. Par les fenêtres...





...nous voyions la police et les gardes mobiles se rassembler, et au soir tombé nous n'étions plus qu'une centaine dans cette souricière. Bruit de troupe en marche - un cordon de police casqué barrait le bas de l'escalier. Sommation, reddition, fouille générale et sortie un par un, puis dans les cars, direction Beaujon. Sur le boulevard Saint-Michel des échauffourées, des charges contre les manifestants qui tentaient de prendre la police à revers. Un peu plus tard, occupants et manifestants rassemblés, nous étions cent cinquante dans les cages de garde à vue et nous chantions avec entrain - ce soir là la police avait été professionnelle et sans bavure, nous allions bientôt comprendre pourquoi. Et puis au matin, on nous libéra.


En ce 15 Frimaire de l'an II, une fois décapité le cardinal, les témoignages divergent. Selon certains, ce serait l'abbé Boschamp, curé de Pordic, passant devant la chapelle qui aurait vu des garnements jouer à la balle au pied avec la tête de Richelieu, se serait mêlé à leurs jeux en dribblant jusqu'à la rue de la Harpe et y aurait confié la relique au bonnetier Cheval. Puis Boschamp aurait repris la tête pour l'abriter chez lui à Saint-Brieuc, la léguant à sa mort en 1805 au curé de Plourivo (Côtes-d'Armor) Nicolas Armez, dont la famille la conserva jusqu'en 1866 (7). Cette année là elle fut remise à Victor Duruy, ministre de l'Instruction publique de Napoléon III, qui la fit en grande cérémonie replacer dans la chapelle après les moulages et études anthropométriques de rigueur à l'époque. La nécrophilie administrative ne s'arrête pas là puisque Gabriel Hanotaux, ministre des affaires étrangères du gouvernement Dupuy, exigea en 1895 qu'on l'exhumât pour l'examiner et la photographier. Et la comparer avec les tableaux de Philippe de Champaigne.

 
En ce matin du 24 février il faisait, comme disent les Italiens, un froid de bourreau - freddo boia - sur les quais de la Seine qu'en Mai de l'année précédente j'avais pris l'habitude de suivre pour rentrer chez moi. Une heure et demie de marche jusqu'à mon septième étage, le temps de dissiper les odeurs de cellule, même si le métro fonctionnait maintenant. A moitié endormi, je rêvais en passant devant la galerie du bord de l'eau. Si j'étais resté jusqu'au bout de cette occupation qui avait pris des allures de pétaudière - au lieu de suivre les militants plus rassis que j'avais bien vus s'éclipser avant l'arrivée de la police - c'était plutôt pour ne pas y laisser la fille dont j'étais amoureux, et dont je me demandais si ses raisons de s'attarder dans ces lieux n'étaient pas symétriques des miennes. Intéressantes mais vaines suppositions sur lesquelles je m'endormis sitôt arrivé chez moi; et ce qui s'enchaîna des évènements de cette nuit-là m'empêcha à tout jamais d'avoir le fin mot de l'histoire.

 
Champaigne était le portraitiste officiel du cardinal, c'est-à-dire le maître d'oeuvre d'une petite industrie picturale dont on retrouve aujourd'hui les produits (8) dans nombre de musées et de bâtiments officiels. Les plus connus - outre le fameux triple portrait envoyé au Bernin - sont les trois portraits en pied du Louvre, de la National Gallery et de la Chancellerie des Universités. Il existe au rectorat de la Sorbonne un second portrait du cardinal par Champaigne, portrait assis celui-là et d'un moindre intérêt selon les connaisseurs - sauf en ce qui concerne cette histoire. Un des occupants de ce soir-là avait cru bon de le détourner en l'agrémentant de deux bulles qui faisaient proférer au cardinal les sentences suivantes :
 


 
 "Détournons l'art de sa fonction de mortification, l'art est mort, vive la révolution"

"L'humanité ne sera enfin heureuse que lorsque le dernier cardinal aura été pendu avec les tripes du dernier homme d'état".


 
Dans les gazettes du lendemain, les bonnes gens apprirent donc que le Richelieu de Philippe de Champaigne venait d'être vandalisé par des déprédateurs. Et quarante-huit d'entre nous, qui ne se plongeaient pas tous les jours dans le Journal Officiel, découvrirent cinq jours plus tard...
 



 
 
...toutes les ressources du décret 68-1118 du 13 Décembre 1968...
 
 
 

 
 
...confirmées une semaine plus tard à trente-quatre récipiendaires...
 
 
 

 

 
...soixante-douze heures suffisant ensuite pour que, comme dix autres de mes petits camarades, je sois réveillé par deux gendarmes souriants qui me remirent contre récépissé un morceau de carton jaunâtre.
 
 
 

 

Évidemment nous nous réunîmes...
 
 
 

 



...nous fûmes activement soutenus...
 
 
 
 

 


 
...et le 12 février il y eut une assemblée générale de plus de mille personnes au Buffet, le lendemain une grève massive à la fac de Lille, le 24 un meeting à la Bourse du travail, et encore une manifestation le jour de notre départ vers les casernes. Mais le mouvement se débattait dans un complet isolement. L'hostilité de la droite allait de soi, mais la gauche officielle ne valait guère mieux, quant au PC il débordait de haine. Un collectif d'avocats s'était formé et nous avons préparé le recours sur lequel nous allions d'ailleurs gagner six mois plus tard. Nous courions de réunion en réunion, découvrant cette bizarre et progressive solitude de ceux qu'on prend pour cible, sachant très bien qu'au dernier jour nous ne serions jamais que onze, chacun face à son comité d'accueil.

Nous apprîmes plus tard que la décision était remontée jusqu'à l'Élysée, et que c'était là qu'on avait tranché pour la manière forte. On n'apprit que plus tard encore, à la lecture de...
 
 
 
 
 
 
Jacques Foccart - Le général en Mai, Journal de l'Elysée - II 1968-1969
Fayard / Jeune Afrique éd. 1998...

 
 
...que c'était Jacques Foccart, chargé au palais des affaires africaines et du suivi des services secrets,  qui avait fait pression pour que l'on fasse montre de fermeté. En fin politique d'ailleurs, sentant la faiblesse du mouvement, il avait saisi l'occasion d'accroître la marge de manœuvre pour préparer le référendum. Peine perdue : deux mois plus tard De Gaulle perdait le pouvoir. Il n'en reste pas moins que Jacques Foccart, prince des ténèbres, avait pu brièvement annexer la Sorbonne à son proconsulat de Françafrique, en en tirant probablement une secrète satisfaction.

Le mouvement, lui non plus, n'allait pas survivre à l'épisode. Les comités d'action et le mouvement unitaire, tel qu'il s'étaient constitués en Mai et qu'il avaient tant bien que mal survécu en Septembre, se morcelaient peu à peu selon les stratégies divergentes des micropartis qui s'y investissaient.

Quand il eut assouvi sa curiosité, Gabriel Hanoteaux fit sceller la tête de Richelieu dans du béton avant de la replacer dans son caveau ; il recommanda la discrétion aux preneurs d'images. Mais de son côté la famille Armez avait pris soin de photographier le visage momifié - si donc ne vous effraie pas la perspective d'un tête-à-tête avec Armand-Jean du Plessis, évêque de Luçon, cardinal duc de Richelieu et de Fronsac, pair, commandeur du Saint-Esprit, gouverneur de Bretagne, Grand Maître de la Navigation et héros de roman, c'est ici ou . Le béton ayant probablement détruit la momie il n'y aura plus d'autres photos de lui, ce qui est après tout un soulagement tant son fantôme semblait insister pour hanter les corridors de l'histoire.

Peu après l'occupation de janvier 1969, l'administration fit murer le couloir qui faisait communiquer la cour du Buffet avec le rectorat.

Les restes mis à jour par la profanation du 15 frimaire an II - ceux du cardinal, hormis la tête, et ceux des autres membres de sa famille trouvés dans la chapelle - furent un peu plus tard déversés dans un caveau oublié de la Sorbonne.

Il y eut d'autres tentatives de réveiller ce vieux bâtiment. Je me souviens de Daniel courant en 1971 dans les couloirs avec son mégaphone et son comité de lutte. Il y eut un sursaut tragique en 86, et plus récemment encore. Je continue pourtant de penser que le 23 janvier 1969 marque la fin du Buffet en tant que lieu un tantinet critique. A partir de ce moment, il devient cette bizarre exception française, une Universitas fermée au public. Puis, redoré, récuré à la brosse comme tant de lieux parisiens, il finit en local de luxe où se succèdent ces évènements mondains dont raffolent les administrateurs de la platitude.
 
 
 

 


Je me souviens de la dernière réunion de ce qui nous servait de comité de soutien, tard dans la nuit au local de l'UNEF rue Soufflot. Il ne restait plus qu'un ou deux membres du bureau national, des émissaires de la minorité lambertiste (8) et les représentants des "onze", c'est-à-dire un autre camarade et ma pauvre pomme. Les lambertistes, qui voulaient reconquérir le syndicat - et qui y parvinrent d'ailleurs peu après - invectivaient leurs adversaires, d'un revers de main la pipe d'un membre du bureau s'envola... Je n'ai pas grand souvenir du reste de l'algarade, nous avons dû les séparer. Puis tous deux nous sommes partis sans trop de regrets, l'heure avançant - nos casernes nous attendaient.

En bas de la rue Soufflot, nous nous sommes souhaité l'un à l'autre bonne chance, et je suis allé passer mes derniers coups de téléphone au sous-sol du Mahieu, qui n'existe plus depuis longtemps.

Quand je suis ressorti, il faisait ce que les italiens appellent un froid de chien - freddo cane - sur le boulevard Saint-Michel désert. Il ne me restait plus qu'à marcher une heure et quelque jusque chez moi, et à faire ma valise qui était très petite - le lendemain tôt, j'avais un train gratuit à la gare de l'Est. Je m'en souviens comme si c'était hier : jamais je ne m'étais senti aussi libre, et jamais depuis, d'ailleurs, je ne l'ai autant été.

 
Et j'entrai pour quelque dix ans dans la Zone...


...grâces en soient rendues à la fille pour qui mon cœur battait ce soir là. Sans oublier la participation, certes indirecte mais fort efficace, d'Armand-Jean du Plessis, cardinal-duc, et celle beaucoup plus expéditive du proconsul de Françafrique. De nos jours les Africains sont en bonne voie de liquider la Françafrique - en ce qui concerne la Sorbonne, le fantôme du proconsul y a toujours ses habitudes.
 
 
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(1) C'est-à-dire absolutiste. Les états généraux se réunissent sept fois au cours du XVIème siècle, et une seule fois en 1614 au XVIIème. C'est Richelieu qui fait en sorte de ne plus les convoquer, ensuite le pli est pris jusqu'à l'ultime session de 1789.

(2) dit Georges Marion.

(3) L'Organisation Communiste Internationaliste était un petit groupe que quinze ans d'isolement avaient renforcé dans ce travers classique des trotskystes, le mimétisme stalinien, faisant siennes les armes de ses adversaires, rigidité, anathème et parfois intimidation physique. Les avocats de la défense diront que ces défauts sont la contrepartie de la survie des idées en environnement hostile. Dans les années 70 l'OCI devint un mini-parti de taille respectable, son adhérent de l'époque le plus connu étant Lionel Jospin.

(4) Anquetil - Histoire de France depuis les Gaulois jusqu'à Louis XVI, 1817, tome VII.

(5) Dont le motif, faut-il le rappeler, était d'obtenir la libération de Xavier Langlade, dit Toussaint, et de ses camarades.

(6) F. Feuillet de Conches, Causeries d'un curieux, variétés d'histoire et d'art tirées d'un cabinet d'autographes et de dessins, 1862, tome II, p. 178. Alors que le transport du tombeau au dépôt des Petits-Augustins, sur ordre de Lenoir, avait été effectué en 1792 "des malveillants étaient en train de détruire, son nez a été coupé avec un sabre ; je le ramassai et le fit recoller ; les marques des coups de baïonnette se voient encore sur les figures accessoires" cf. Archives du musée des monuments français, t. I 1883, p. 23, cité par Geneviève Bresc-Bautier, Le tombeau du cardinal de Richelieu, in La Sorbonne un musée, ses chefs d'oeuvre, RMN éd. 2007. Dans sa Notice historique des monuments des arts réunis au dépôt national des monumens, Paris an IV, p. 34, Lenoir ajoute que "cet ouvrage, parfait en sculpture pour son exécution, avoit déjà été légèrement mutilé, avant son transport, par des ennemis des Arts qui avoient eu accès dans la Chapelle". L'anecdote a-telle été enjolivée, s'agissant de la blessure de Lenoir, par lui-même ou par d'autres ? La date le plus souvent avancée pour la profanation du caveau lui-même est celle du 15 frimaire an II (5 décembre 1793) soit un an après le transport du monument aux Petits-Augustins. Il est donc probable que Feuillet de Conches amalgame les faits survenus à des dates différentes.

(7) Selon d'autres témoignages c'est Cheval, voire Nicolas Armez lui-même, qui se serait emparé de la tête au moment de la profanation. De toutes façons les différentes versions s'accordent pour faire aboutir cette tête chez Armez à Plourivo.

(8) "On ne compte plus les répliques, les répétions, les copies..." note Pierre Rosenberg (La Sorbonne, Richelieu et Philippe de Champaigne, in La Sorbonne un musée, ses chefs d'oeuvre, RMN éd. 2007.






13/01/2025

Alerte à Malibu

Wally Skalij pour le Los Angeles Times

 

Los Angeles brûle, encore une fois. Encore plus que les autres fois. L'occasion de (re)lire...

 

Édition anglaise (Picador, 1999) - l'édition états-unienne était de 1998

 

...et notamment son chapitre 3, The case for letting Malibu burn. Où l'on découvre que ce qui se passe aujourd'hui était non seulement prévisible mais attendu, conséquence d'un urbanisme spéculatif monomaniaque dans une zone naturellement sujette aux feux de forêt : rien que dans la zone de Malibu, on compte pas moins de treize mégafeux (de plus de 10.000 acres chacun) entre 1930 et 1996.

L'orientation des canyons côtiers, l'accumulation de biomasse sèche (le chaparral)  aux flancs des Santa Monica Mountains, le vent de Santa Ana, tout cela est bien connu depuis au moins un siècle. Alors, on peut toujours s'en prendre à la maire ou aux pompiers, mais le vrai coupable c'est une ville, c'est Los Angeles, ce cas emblématique de folie faite ville.

 
 


Bien sûr, le changement climatique amplifie le processus, on le voit maintenant. Mais à son origine on trouve les mêmes causes structurelles que celles qui font de l'urbanisme angelino une monstruosité vouée à périr. Et donc, quand ces deux séries causales se croisent, que peut-on attendre ? Simplement que Los Angeles brûle et brûlera encore si les choses restent en état. Aussi, à quoi sert de pleurer sur Malibu et Pacific Palisades ? Ce sur quoi il faut pleurer, c'est sur le genre humain, son absence de mémoire et son aveuglement collectif.


 

 

Si nous ne sommes pas sauvés par le/la maire, le/la gouverneur.e ou les agents immobiliers, le serons-nous par les romanciers ? Même pas, Los Angeles a déjà brûlé en 1939, dans...

 




qu'on peut même lire en français...

 


Traduction de Marcelle Sibon
 
 
 
et qui a été cinématographié par...

 
 
John Schlesinger - Trailer de  The day of the Locust / Le jour du fléau, 1975
Mis en ligne par Paramount Movies Digital

 
 
Paramount, oui, Melrose avenue. Vous voyez : Hollywood avait déjà prévu de s'immoler par le feu.
 
 
 

12/01/2025

11/01/2025

L'art de la conversation : John Brack


John Brack - The Telephone Box, 1954
Huile sur toile
Art Gallery of New South Wales, Sydney
 
 
(et à propos) de John Brack, déjà.

 

10/01/2025

Les vacances du bestiaire : Andrea Rich


Andrea Rich - Loutres de mer au repos, 2020
Gravure sur bois en couleurs

 

09/01/2025

L'art de la lecture : soyez de nouveau maudits !

 

Illustration de couverture pour la première édition de
José Maria Arguedas - Todas las Sangres
Editorial Losada, 1964, Buenos Aires
 
 

 
La malédiction jetée sur ses deux fils...

 

 ...par Don Andrés Aragón de Peralta...
 
 

 

...dans la grande scène d'ouverture de Todas las Sangres (traduction de J. F. Reille, Tous sangs mêlés, Gallimard éd. 1970) (1).

 


Baldomero Pestana - Retrato de José María Arguedas

Todas las Sangres fait partie des livres dont on ne sort pas indemne - ou, du moins, qui ne peuvent pas laisser indifférent. Portrait choral d'un Pérou multiculturel (entre indios, mestizos  et criollos) et en pleine transition post-féodale, condensé dans le petit village andin de San Pedro de Lahuaymarca. Écrit dans des moments de frénésie au moment d'une double crise, politique et sociale d'abord : celle de la réforme agraire de 63, promise par le gouvernement de Belaunde Terry, entraînant suite à sa victoire électorale en 1663 des occupations de terres par les paysans pauvres, réprimées l'année suivante dans le sang par le même gouvernement.

 


Baldomero Pestana - Retrato de José María Arguedas

 

Crise personnelle d'Arguedas qui démissionne en 1964 de son poste de directeur de la Casa de la Cultura, tente de se suicider deux ans plus tard et survit grâce au soutien de la psychanalyste chilienne Lola Hoffman - c'est  à elle, dit-il qu'il doit d'avoir pu écrire "tout ce que j'ai écrit depuis le chapitre II de Todas las sangres jusqu'à la dernière ligne des Hervores" (2).

Les Hervores, ce sont les Ébullitions écrites à Chimbote, et qui forment la seconde partie du dernier livre d'Arguedas, El zorro de arriba y el zorro de abajo (3).

Bien des intellectuels péruviens, dont Vargas Llosa - ou encore, hors du Pérou, Cortázar - ont polémiqué contre Arguedas. Mais de toute façon lire Arguedas, n'importe quel livre d'Arguedas, c'est subir un choc. Essayez, vous verrez.

 

(1) Et, si je puis me permettre un conseil, cliquez sur l'image pour mieux lire...

(2) Lettre d'Arguedas à l'éditeur Gonzalo Losada, 29 Août 1969. Trois mois plus tard Arguedas réussit son suicide en se tirant une balle dans la tête dans les toilettes de l'Universidad Agraria de Lima où il enseignait.

(3) Traduit en français sous le titre Le renard d'en haut et le renard d'en bas (Grevis éd. Caen, 2023). La lettre à Losada citée plus haut est à la page 371 de cette édition.