Le New York Times vient de publier un rappel bienvenu et imagé de la dette française (non remboursée) envers Haïti.
J'en profite pour republier, pratiquement tel quel, ce billet d'il y a maintenant onze ans où on retrouvera une de mes obsessions personnelles (Meryon), ainsi qu'un parfum de jasmin venu de Tunis insurgée. Principale correction à faire : l'Hôtel de la Marine a bien rouvert ses portes l'an dernier, largement rénové pour 132 millions d'Euros, mais les scénarios envisagés en 2011 ont été légèrement modifiés. Une bonne partie de cette somme viendra de la concession de la moitié de la surface en espace de co-working pour diverses start-up - rassurons-nous, il y aura bien un café et un restaurant de luxe. Le Qatar a cependant refait surface puisque 400 m2 seront occupés par la fondation Al-Thani, pour exposer la collection de la famille régnant sur le pays où les ouvriers du bâtiment ont tendance à mourir jeunes de mort naturelle et où, par ailleurs, "si un supporter brandit un drapeau arc-en-ciel dans un stade et qu'on le lui enlève, ce ne sera pas parce qu'on veut l'offenser, mais le protéger. Si on ne le fait pas, un autre spectateur pourrait l'agresser. Si vous souhaitez manifester votre point de vue concernant la cause LGBT, faîtes-le dans une société où cela sera accepté" (1).
Hélas donc, le scénario préféré des chats n'a pas été retenu. Un jour, peut-être... Revenons donc à 2011...
Il s'est fait pas mal de bruit autour de la vente (pardon, du bail emphythéotique de quatre-vingt-dix neuf ans au plus) de l'Hôtel du Ministère de la Marine, place de la Concorde.
Et les projets annoncés donnent comme rarement dans ce comique involontaire qui est désormais la marque du capitalisme français tardif : sera-ce une Maison Europe-Chine ("j'ai déjà les 300 clients chinois" nous dit le promoteur) - 40% du bâtiment privatisés à l'usage d'un club de 600 membres géré par le groupe hôtelier Shangri-La ?
Simple suggestion au passage, on pourrait y ajouter une démonstration, permanente et in vivo, du savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité, en attendant qu'il soit lui aussi inscrit dans le livre d'or de l'humanité (2).
Le Ministère de la Marine est la seule gravure exécutée par Meryon sur commande de la Société des Aquafortistes, et une des deux dernières qu'il ait tirées d'un sujet parisien. On sait (4) qu'elle lui a pris un an et demi d'effort (deux dessins préparatoires et sept états successifs de janvier 1865 à août 1866) et qu'elle lui a causé pas mal de peine et d'angoisse, selon le docteur Paul Gachet (5) qui l'a soigné à l'asile de Charenton, où Meryon fut admis, pour la seconde fois et définitivement, deux mois et douze jours après la publication de cette estampe.
En fait il reprend là un projet envisagé dès 1846 à son retour en France : documenter son voyage et en faire un recueil de gravures. En 1861 il s'adresse au Ministère de la Marine pour obtenir son soutien financier à cette publication - demande réitérée à plusieurs reprises jusqu'à la fin de 1865, et qui se heurtera à une fin de non-recevoir, y compris venant d'un ancien camarade devenu amiral. Cette ultime (9) avanie infligée à un homme qui végétait dans la misère est probablement une des clefs de cette image du Ministère - notamment...
Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glacent mon flanc déjà rouillé ;
La procession des bourgeois,
Les Solons qui vont à la chambre,
Et les Arthurs qui vont au bois.
Oh ! dans cent ans quels laids squelettes
Fera ce peuple impie et fou,
Qui se couche sans bandelettes
Négriers jetant par-dessus bord les morts et les agonisants à l'approche d'un typhon - ou Le bateau négrier, 1840
Depuis le temps où l'une des principales missions de la Marine fut la sécurité des routes maritimes vers Haïti, perle de l'empire au XVIIIème siècle, source du commerce du sucre et de l'indigo - et destination de la traite des esclaves.
Et jusqu'aux jours de la grande expansion au Maghreb, en Afrique, en Indochine ou en Polynésie - par exemple, puisque la Tunisie est d'actualité (13), au moment du Traité du Bardo et des Conventions de la Marsa.
Et s'il s'agit simplement de faire un peu d'argent en vendant ces bijoux de famille, faites-en don, Marie-Antoinette et salon des amiraux inclus, aux ex-indigènes, et qu'ils les vendent eux-mêmes si ça leur chante, à des oligarques russes, des consortiums émiratis ou des mafieux berlusconiens. Cela sera une autre façon de vous enrichir : en payant vos dettes.
(4) cf. Roger Collins, Charles Meryon, a life, pp. 223-225; James D. Burke, Charles Meryon prints and drawings catalogue, pp. 85-87; Jean Ducros, Charles Meryon officier de marine peintre-graveur, Cat. n° 635; Richard S. Schneidermann, Charles Meryon, the catalogue raisonné of the prints, pp. 188-192 envers lesquels les chats sont éminemment redevables. C'est Collins en particulier qui identifie la barque de guerre derrière l'obélisque et qui a fait le lien avec le poème de Théophile Gautier.
(9) Des litiges l'avaient déjà opposé au Ministère, en 46-48 quand il essaya sans succès d'obtenir un emploi au Bureau Hydrographique, puis quand il dut batailler pour se faire payer la solde correspondant à son séjour parisien précédant sa démission; cf. Collins, op. cit. pp. 97-98, et p. 241 pour les nouvelles démarches de Meryon dans les années 1861-1865.
(10) Jean Ducros, Charles Meryon officier de marine peintre-graveur, Cat. n° 635.
(11) Jean Ducros, Ibid. Cat. n° 625-634, relie les figures aériennes de la gravure du Pont-au-Change aux fêtes de la Saint-Napoléon sous le Second Empire, avec pyrotechnies en forme d'aigles de feu et, parfois, des lâchers de ballons.
(12) les pérégrinations du Ministère des Colonies sont exposées en détail par Lorraine Decléty, Le Ministère des Colonies, Livraisons d'histoire de l'architecture, 2004, n°8.
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