Quand paraît City Life, donc, Donald Barthelme a trente-neuf ans, son troisième mariage (avec Birgit Egelund-Peterson) ne va pas bien et pour sa part il réagit à sa façon - en buvant un peu plus.
Leur fille, Anne, a quatre ans et demi - née juste avant le black-out de décembre 1965. Elle fait des allers-retours entre père et mère, de la 11ème rue ouest jusqu'au Danemark, patrie des beaux-parents. C'est peut-être à titre de compensation que Barthelme compose alors pour sa fille un conte illustré, La voiture de pompiers légèrement atypique, ou le génie de-ci de-là (1).
La jeune Mathilda se réveille, par un beau jour de 1887...
...pour s'apercevoir qu'un pagode chinoise a poussé dans la cour de sa maison. Elle y rencontre les étranges personnages habituels - un faiseur de pluie, un pirate qui tricote, un génie ou un vendeur de chats, elle est toute à la poursuite de son rêve - un beau camion de pompiers, rutilant.
The slightly irregular fire engine : Mathilda
...pour s'apercevoir qu'un pagode chinoise a poussé dans la cour de sa maison. Elle y rencontre les étranges personnages habituels - un faiseur de pluie, un pirate qui tricote, un génie ou un vendeur de chats, elle est toute à la poursuite de son rêve - un beau camion de pompiers, rutilant.
Le lendemain, elle se réveille et la pagode n'est plus là. A sa place un camion de pompiers, vert.
The slightly irregular... est publié en 1971, et reçoit cette année-là le National Book Award des livres pour enfants (deux auteurs du New-Yorker sur les trois juges). D'après son biographe (2), Barthelme affirmait avoir testé ses idées de son livre sur sa fille, qui de son côté déclare n'avoir jamais vu le livre en préparation. On peut penser que toute petite fille dans sa situation est suffisamment fine pour applaudir à l'invention de son père - de même que les enfants des lecteurs du New-Yorker, selon toute probabilité, remercièrent sagement du cadeau - avant de le ranger quelque part. Sur ce point on peut être d'accord avec Peter Sieruta à qui j'emprunte ces illustrations : le surréalisme pour enfants intéresse surtout les surréalistes, et assez peu les enfants. Mais la vraie question n'est pas là - l'important est parfois dans l'existence du message plutôt que dans sa réception.
Barthelme a toujours aimé jouer avec la maquette, la composition et les typographies. En revanche, il n'utilise pas l'illustration avant l'année 1970 (3) soit précisément la période où il travaille sur The slightly irregular fire engine. Et la similitude avec la couverture de l'édition originale de City life est frappante - à commencer par le fond orange, couleur d'époque il est vrai.
A la différence de Max Ernst ou du cut-up burroughsien, le collage chez Barthelme n'est pas explosif mais entropique, déceptif. Et il en est de même des illustrations : elles assourdissent le texte qui les accompagne, plutôt qu'elles ne l'amplifient. En même temps, elles génèrent une anxiété diffuse, accompagnant les glissements légèrement schizoïdes du texte.
Illustration et légende, Adventure, Harper's Bazaar, Décembre 1970
Via maudnewton
Déception/anxiété. C'est comme ça que ça marche, comme dans la nouvelle éponyme de City life :
"- Je connais un peintre... Tous les matins il se lève, se brosse les dents et s'installe devant la toile vierge. Il est alors envahi par l'épouvantable impression d'être "de trop". Il va au coin de la rue et achète le Times au kiosque. Il rentre chez lui et lit le Times. Tant qu'il est accouplé au Times tout va bien. Mais bientôt le Times s'épuise. Et la toile vierge est toujours là. Aussi fait-il un signe dessus, le genre de signe qui ne traduit pas ce qu'il ressent. Comme un simple paraphe jeté sur la toile. Puis il est profondément déprimé, parce que, ce qui est là, sur la toile, ne traduit pas ce qu'il voulait dire. Et c'est l'heure du déjeuner. Il sort, achète un sandwich au pastrami dans un delikatessen. Il revient et mange le sandwich tout en regardant du coin de l'oeil la toile et le signe insatisfaisant. L'après-midi, il peint par-dessus le signe qu'il a tracé le matin. Cela lui procure une certaine satisfaction. Il passe l'après-midi à décider si oui ou non il va se hasarder à faire un autre signe. Le nouveau signe, si signe il y a, sera inévitablement tout aussi mal conçu. Il se lance. Le signe est mal conçu. C'est en réalité la pire expression de la vulgarité. Il repeint sur le second signe pour l'effacer. L'anxiété s'accroît. Cependant, la toile devient plutôt intéressante, en elle-même et aussi de par le regard qu'on lui porte en raison des erreurs et des retouches. Il va au supermarché et achète un plateau-repas mexicain et plusieurs bouteilles de Carta Blanca. Il revient dans son atelier et, assis devant sa toile, mange le repas mexicain et boit une ou deux bouteilles de Carta Blanca. Avant tout, la toile n'est plus vierge. Des amis arrivent à l'improviste et le félicitent d'avoir une toile qui n'est plus vierge. Il commence à se sentir mieux. Quelque chose a été extrait du néant. La qualité de ce quelque chose reste encore à prouver - le peintre n'est, en aucun cas, tiré d'affaire. Et naturellement, tout ce qui concerne la peinture - l'art dans sa totalité - s'est déplacé ailleurs, non pas là où il se trouve, et il le sait, mais néanmoins..." (4)
Elargissez le processus, et vous avez une description autrement saisissante du moteur à glissade barthelmien. C'est dans Brain damage, une autre histoire illustrée publiée dans City life :
"Et vous aurez beau vous coucher sous le lit le dégât cérébral rampe sous le lit et vous aurez beau vous cacher dans les Universités, elles sont le siège et l'âme même du dégât cérébral... Dégât cérébral provoqué par la Révolution en sommeil que personne n'arrive à réveiller... Dégât cérébral provoqué par l'Art. Je pourrais mieux le décrire si je n'en étais pas atteint...
Ceci est le pays du dégât cérébral, ceci est la carte du dégât cérébral, voici les fleuves du dégât cérébral et voyez-vous ces endroits illuminés sont les aéroports du dégât cérébral où les pilotes malades viennent faire atterrir leurs grands navires endommagés.
Et il y a dégât cérébral en Arizona, et dégât cérébral dans le Maine et des petites villes de l'Idaho y sont en proie et mon ciel bleu en est noir, le dégât cérébral recouvre tout comme un bail impossible à rompre...
Glissant sur la surface tendre du dégât cérébral, ne sombrant jamais parce que nous ne comprenons pas le danger..." (5)C'est l'histoire d'une petite fille qui, comme toutes les petites filles dans sa situation, voulait par-dessus tout que papa et maman se retrouvent, pour elle ce serait comme un beau camion de pompiers d'un rouge vif. Son père lui fit un cadeau, un cadeau déceptif, un camion de pompiers, vert. Papa et maman ne se retrouveraient pas et c'est tout ce qu'elle aurait : un père écrivain, légèrement atypique. On ne sait pas ce que pensa la petite fille dans la vraie vie. Dans l'histoire écrite par le père, Mathilda finit par dire : green is a beautiful color, too.
(à suivre)
(1) The slightly irregular fire engine, or the hithering-thithering djinn, Farrar, Straus and Giroux 1971. En ce qui concerne l'histoire du couple Barthelme dans ces années-là, cf. Tracy Daugherty, Hiding man, a biography of Donald Barthelme, St Martin's Press 2009, spécialement pp. 341 à 361.
(2) Tracy Daugherty, Hiding man, a biography of Donald Barthelme, p. 350.
(3) Sauf pour la première, At the Tolstoï museum, publiée en 1969 dans le New-Yorker et reprise dans City life. La plupart des histoires illustrées ont été republiées dans The teachings of Don B., 1992
(4) City life, in Voltiges, éd. Denoël, 1990, trad. Isabelle Chedal et Maryelle Desvignes.
(5) Dégât cérébral, in La ville est triste, éd. Gallimard, 1978, trad. Christiane Verzy.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire