06/01/2017

Une semaine Annenkov (2) : je la rencontrai dans un boui-boui moscovite


Iouri Annenkov - Illustration pour Les Douze d'Alexandre Blok : Katka, 1918



En 1918, l'éditeur Samouïl Alinski, ancien camarade de lycée, propose à Annenkov d'illustrer Les Douze d'Alexandre Blok. Annenkov, qui habite alors Moscou, lui envoie une dizaine d'esquisses et Blok lui transmet le 12 août ses remarques. Les critiques portent surtout sur la représentation de Katka et du Christ.

"...Ce n'est pas du tout Katka. Katka est une fille russe au nez retroussé, à la bouillie rebondie, débordante de santé, passionnée : fraîche, simple, bonne elle s'y entend à jurer comme un charretier, verse des larmes sur les romans, embrasse à perdre la tête, toutes choses que ne contredit pas l'élégance de tout le centre de votre grand dessin (...). Une bouche fraîche, "une masse de dents", sensuelle (sur le petit dessin, c'est celle d'une vieille femme). Dans l'ensemble, elle est beaucoup plus fruste et inepte (peut-être sans nœud papillon). La bouille rebondie est très importante (saine et pure, même jusqu'à en être enfantine). Mieux vaut supprimer la cigarette (peut-être qu'elle ne fume pas)..." (1).

Annenkov s'exécute, et produit le dessin que nous connaissons.

Oui, je supprimai la cigarette et je trouvai une nouvelle Katka qui, toutefois, fumait elle aussi. Je la rencontrai dans un boui-boui moscovite et la dessinai d'après nature. Elle s'appelait Dounia et n'avait jamais entendu parler de Blok (2).




On trouvera ici l'ensemble des illustrations d'Annenkov pour Les Douze. Bon, on ne présente pas Les Douze sous peine d'être un peu ridicule. On trouvera ici le texte de la première traduction, celle de Serge Romoff. Et là la critique par Georges Nivat de cette traduction et de la plupart de celles qui ont suivi. Pour ma part je conseillerais celle d'Olivier Kachler qui a de plus l'avantage d'être bilingue et dont on peut lire une présentation par là.

Et si vous n'avez pas la patience d'avaler tout ça sachez (3) que Les Douze sont douze gardes rouges qui avancent dans Pétrogad sous la tempête de neige, et parmi eux Pierrot (Petka) qui voit passer son amie Katka et le riche Vania et Petka, jaloux, les tue tous les deux et les Douze continuent leur ronde



... Ils avancent ainsi d'un pas conquérant -
A l'arrière - le chien affamé,
A l'avant - avec le drapeau sanglant,
Et par-delà la tempête, invisible,
Et pour toutes les balles, invulnérable,
Avec une douce allure en surplomb des tempêtes,
Avec toute une floraison en perles de neige,
Et sa petite couronne de roses blanches-
A l'avant - Jésus-Christ.
trad. Olivier Kachler


Et Blok n'aimait pas non plus le Christ d'Annenkov - ce qu'il dit là-dessus est très beau,mais il vous faudra acheter le livre. Et Annenkov supprima le Christ...

"ou plus exactement, je supprimai complètement le Christ est le remplaçai par une silhouette transparente et sans forme, qui se fondait avec le drapeau. D'ailleurs, de façon générale, l'image littéraire du Christ dans le poème Les Douze suscitait de nombreux doutes chez Blok" (2).

Les bolcheviks avaient bien aimé Les Douze - c'est après tout le grand poème produit par la révolution - mais ce Christ poserait tout de même, toujours, un petit problème. On peut lire par exemple comment Léon Trotsky essayait de s'en dépatouiller



Iouri Annenkov - Illustration pour Les Douze d'Alexandre Blok : Le Christ, 1918



Et puis petit à petit - mais cela n' a rien à voir avec le Christ, plutôt avec l'esprit d'indépendance du poète - on se méfia de Blok, de plus en plus, et jusqu'à la fin. Ce qui est une autre histoire, et qu'Annenkov raconte très bien. Il l'a même dessinée.




(1) Lettre transcrite par Iouri Annenkov - Souvenirs de mes rencontres, pp. 74-75.

(2) Souvenirs de mes rencontres, p. 76.

(3) Mais vous ne saurez pas vraiment. Il faut ressentir le rythme, écouter la musique des Douze, même dans la traduction désuète de Somoff. Les Douze, comme Zone, The waste land ou les Cantos, fait partie de ces poèmes qui ont changé la langue à travers laquelle le monde s'exprime, et nous vivons toujours dans le monde que ces poèmes ont changé. 

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