Xan (Christian Cornelius) Krohn – Portrait de Sergueï Chtchoukine en pied, janvier 1916
Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg
(initialement Collection Chtchoukine)
La fondation Louis-Vuitton expose actuellement (jusqu'au 5 mars 2017) 127 tableaux de la collection Chtchoukine. Dont 22 Matisse, 29 Picasso et le Déjeuner sur l'herbe (de Monet). Et l'occasion, rare, de voir les Gauguin du musée Pouchkine.
S. J. Woolf - Portrait d'Ambroise Vollard, avec son autographe
Craie noire et rehauts de blanc
Ambroise Vollard avait acheté, pour mile francs seulement, presque toutes les toiles envoyées par Gauguin de son second séjour à Tahiti.
"Vollard avec ce qu'il a entre les mains, a de quoi travailler pour un an. C'est-à-dire que la seule clientèle susceptible d'acheter mes œuvres est dans les mains de Vollard" (1).
Chtchoukine figurait parmi les clients de Vollard, c'est donc à lui qu'il acheta la plupart (douze ou treize sur seize) des Gauguin qu'il disposa dans sa salle à manger, en une sorte d'iconostase.
Chtchoukine figurait parmi les clients de Vollard, c'est donc à lui qu'il acheta la plupart (douze ou treize sur seize) des Gauguin qu'il disposa dans sa salle à manger, en une sorte d'iconostase.
On sait que Vollard fit par la suite à Gauguin un contrat par lequel il lui payait chaque mois 300 francs par mois à valoir sur les ventes, et 200 francs par tableau. A comparer avec le prix que Chtchoukine paya à Vollard en 1906 pour trois tableaux, la Nativité tahitienne, le Couple assis dans une chambre avec un chat et Ah, tu es jalouse ? soit 21.000 francs...
Paul Gauguin – Aha oe feii ? / Ah, tu es jalouse ? 1892
Huile sur toile
Musée Pouchkine, Moscou
(initialement Collection Chtchoukine)
Huile sur toile
Musée Pouchkine, Moscou
(initialement Collection Chtchoukine)
...ou avec les 2.000 francs payés en 1908 pour cet autoportrait.
Paul Gauguin – Autoportrait, 1890/94
Huile sur toile
Musée Pouchkine, Moscou
(initialement Collection Chtchoukine)
Quelle est la valeur marchande d'une œuvre d'art, qu'est-ce qui la différencie de son hypothétique valeur d'usage, ou de sa valeur esthétique, encore plus aléatoire ? Eternel débat sur le pont aux ânes, ou pour sujets de bac. La réponse, s'il en est une, devrait être assez simplement bourdivine : une question de champ, d'institutions, de lutte pour la reconnaissance, en avance ou en retard sur son temps et le temps, là aussi, est construit par des stratégies, de long ou de court terme.
Le long terme, c'est d'acheter cinquante Picasso au début des années 1910, un choix "fondé sur l'acceptation du risque inhérent aux investissements culturels et surtout sur la soumission aux lois spécifiques du commerce d'art : n'ayant pas de marché dans le présent, cette production tout entière tournée vers l'avenir suppose des investissements très risqués tendant à constituer des stocks de produits dont on ne peut savoir s'ils retomberont à l'état d'objets matériels (...) ou s'ils accèderont à l'état d'objets culturels, dotés d'une valeur économique disproportionnée avec la valeur des éléments matériels qui entrent dans leur fabrication" (2).
La lutte pour la reconnaissance de long terme. Un peintre ruiné, malade, déprécié, persécuté par l'évêque local et les gendarmes des Marquises, mort épuisé sous la menace de trois mois de prison ferme. Un marchand habile, fils d'un notaire réunionnais et fin connaisseur du Montmartre fin (et début) de siècle. Et un capital extrêmement disponible, celui du roi du textile de Moscou, collectionneur d'abord hésitant mais habile parieur en art comme en affaires, entrant un jour de 1907 dans le salon de Gertrude Stein pour y découvrir des Matisse. Les capitaux russes et états-uniens (3), penchés au chevet de l'art moderne.
Mais tout cela ne ruisselle pas forcément, et pas de la même façon, sur tous les artistes, même les plus reconnus a posteriori. C'est d'ailleurs là que la logique bourdivine ("l'artiste est celui dont les artistes disent que c'est un artiste") devient plus ordinairement bourdieusienne, c'est-à-dire statistique, voire durkheimienne. Car l'artiste-individu se situe plus ou moins favorablement dans ce champ (de forces) en fonction de son histoire et, disons, de son caractère.
Quoi de commun entre le destin d'un Picasso, si habile à se préserver des pouvoirs, ou d'un Duchamp rusant à l'infini avec les interprétations possibles de sa propre production - une ruse que Bourdieu lui-même analyse finement dans l'article que j'ai cité - quoi de commun entre eux et le destin personnel d'un Gauguin ? D'un Rimbaud ou d'un Ducasse ? De ces hommes-paratonnerres qui courent les rues, battent la campagne, traversent les océans, s'attirent la foudre puis crèvent seuls dans l'oubli, loin du capital investi dans leurs œuvres ? Et que ce soit ceux-là qui prennent souvent le tournant décisif - dans le cas de Gauguin, celui des couleurs en un certain ordre assemblées, selon le mot de Maurice Denis, il y a là un petit mystère.
Allez, si vous le pouvez, dans la bicoque prétentieuse de M. Arnaud - ce n'est certes pas le palais Troubetskoï...
...et la vie de son mécène connaît probablement d'autres palpitations que celle de Sergueï Chtchoukine. Mais vous pourrez y voir les Gauguin du musée Pouchkine, ils en valent la peine, ils reviennent de loin.
On peut avoir une vue complète de la collection Chtchoukine, telle qu'elle était avant sa nationalisation, sur le site dédié. Et un entretien avec Anne Baldassari, commissaire de l'exposition, ici (intéressant, notamment, sur la conservation des Matisse).
Sur la fin de vie de Gauguin, particulièrement ses démêlés avec l'évêque de Papeete et la gendarmerie, en défense des Marquisiens, il faut lire absolument le livre de Laure-Dominique Agniel, Gauguin aux Marquises l'homme qui rêvait d'une île, Taillandier éd., 2016.
Et, à propos d'un autre tableau de la collection, déjà.
Enfin, by the way, l'océan Pacifique, Paul Gauguin et les ratons laveurs s'associent aux chats pour vous souhaiter une douce année 2017. Mais si.
Huile sur toile
Musée Pouchkine, Moscou
(initialement Collection Chtchoukine)
Quelle est la valeur marchande d'une œuvre d'art, qu'est-ce qui la différencie de son hypothétique valeur d'usage, ou de sa valeur esthétique, encore plus aléatoire ? Eternel débat sur le pont aux ânes, ou pour sujets de bac. La réponse, s'il en est une, devrait être assez simplement bourdivine : une question de champ, d'institutions, de lutte pour la reconnaissance, en avance ou en retard sur son temps et le temps, là aussi, est construit par des stratégies, de long ou de court terme.
Le long terme, c'est d'acheter cinquante Picasso au début des années 1910, un choix "fondé sur l'acceptation du risque inhérent aux investissements culturels et surtout sur la soumission aux lois spécifiques du commerce d'art : n'ayant pas de marché dans le présent, cette production tout entière tournée vers l'avenir suppose des investissements très risqués tendant à constituer des stocks de produits dont on ne peut savoir s'ils retomberont à l'état d'objets matériels (...) ou s'ils accèderont à l'état d'objets culturels, dotés d'une valeur économique disproportionnée avec la valeur des éléments matériels qui entrent dans leur fabrication" (2).
La lutte pour la reconnaissance de long terme. Un peintre ruiné, malade, déprécié, persécuté par l'évêque local et les gendarmes des Marquises, mort épuisé sous la menace de trois mois de prison ferme. Un marchand habile, fils d'un notaire réunionnais et fin connaisseur du Montmartre fin (et début) de siècle. Et un capital extrêmement disponible, celui du roi du textile de Moscou, collectionneur d'abord hésitant mais habile parieur en art comme en affaires, entrant un jour de 1907 dans le salon de Gertrude Stein pour y découvrir des Matisse. Les capitaux russes et états-uniens (3), penchés au chevet de l'art moderne.
Mais tout cela ne ruisselle pas forcément, et pas de la même façon, sur tous les artistes, même les plus reconnus a posteriori. C'est d'ailleurs là que la logique bourdivine ("l'artiste est celui dont les artistes disent que c'est un artiste") devient plus ordinairement bourdieusienne, c'est-à-dire statistique, voire durkheimienne. Car l'artiste-individu se situe plus ou moins favorablement dans ce champ (de forces) en fonction de son histoire et, disons, de son caractère.
Quoi de commun entre le destin d'un Picasso, si habile à se préserver des pouvoirs, ou d'un Duchamp rusant à l'infini avec les interprétations possibles de sa propre production - une ruse que Bourdieu lui-même analyse finement dans l'article que j'ai cité - quoi de commun entre eux et le destin personnel d'un Gauguin ? D'un Rimbaud ou d'un Ducasse ? De ces hommes-paratonnerres qui courent les rues, battent la campagne, traversent les océans, s'attirent la foudre puis crèvent seuls dans l'oubli, loin du capital investi dans leurs œuvres ? Et que ce soit ceux-là qui prennent souvent le tournant décisif - dans le cas de Gauguin, celui des couleurs en un certain ordre assemblées, selon le mot de Maurice Denis, il y a là un petit mystère.
Allez, si vous le pouvez, dans la bicoque prétentieuse de M. Arnaud - ce n'est certes pas le palais Troubetskoï...
Les Matisse de Sergueï Chtchoukine, dans le salon rose du palais Troubetskoï à Moscou
...et la vie de son mécène connaît probablement d'autres palpitations que celle de Sergueï Chtchoukine. Mais vous pourrez y voir les Gauguin du musée Pouchkine, ils en valent la peine, ils reviennent de loin.
On peut avoir une vue complète de la collection Chtchoukine, telle qu'elle était avant sa nationalisation, sur le site dédié. Et un entretien avec Anne Baldassari, commissaire de l'exposition, ici (intéressant, notamment, sur la conservation des Matisse).
Sur la fin de vie de Gauguin, particulièrement ses démêlés avec l'évêque de Papeete et la gendarmerie, en défense des Marquisiens, il faut lire absolument le livre de Laure-Dominique Agniel, Gauguin aux Marquises l'homme qui rêvait d'une île, Taillandier éd., 2016.
Et, à propos d'un autre tableau de la collection, déjà.
Enfin, by the way, l'océan Pacifique, Paul Gauguin et les ratons laveurs s'associent aux chats pour vous souhaiter une douce année 2017. Mais si.
(1) Paul Gauguin, cité par Laure-Dominique Agniel, Gauguin aux Marquises.
(2) Pierre Bourdieu, La production de la croyance, contribution à une économie des
biens symboliques, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 13, février 1977 (en lien dans le texte de l'article).
(3) Les tramways de San Francisco, du côté de Gertrude et Leo Stein.
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