Le Grand Châtelet au Moyen-Age, reconstitution gravée au XIXème
Le Grand Châtelet, au débouché du Pont au Change - emplacement de notre place du Châtelet - est jusqu'au début du XIXème siècle le siège de la justice parisienne, du moins la justice courante, de première instance - la justice d'apparat, les grandes cours d'appel sont au Parlement de Paris, notre Palais de Justice. Mais le Châtelet c'est aussi une prison, plusieurs prisons, avec des noms qui remontent au Moyen-Age : les prisons Beauvoir, La Motte, Griesche, Barbarie, La Gourdaine, La Berseuil, et les plus dures, les bien nommées La Fosse et Le Puits, parce qu'elles étaient inondées en cas de crue de la Seine. Les pires de ces cachots étaient bâtis en forme de cônes inversés de façon qu'on ne puisse s'y asseoir ni s'y étendre, le fond empli d'eau; les prisonniers étaient réputés y mourir au bout de douze à quinze jours. Bienvenue dans l'histoire profonde du Vieux Pays, jeunes gens.
Dans une des salles basses et humides de cette prison, la Basse-geôle, on amenait les corps des personnes mortes de mort violente hors de leur domicile.
"un endroit humide, sombre, un réduit infect d'où s'échappaient sans cesse les émanations les plus fétides; là, les cadavres, jetés les uns sur les autres, attendaient que les parents, une lanterne à la main, vinssent les y reconnaître... on avait pratiqué à la porte une espèce de lucarne où, en se bouchant le nez, on regardait les corps qui y étaient étendus...".
(Firmin Maillard, Recherches historiques et critiques sur la Morgue, 1860
et Prudhomme, Miroir historique, politique et critique de l'ancien et du nouveau Paris)
En bas-latin le verbe murricare veut dire "faire la moue". Il a donné en ancien français morguer qui signifie "regarder avec mépris ou de façon hautaine". C'était aussi un terme technique du langage des prisons d'ancien régime - morguer, pour un gardien, c'était simplement dévisager attentivement un prisonnier récemment écroué, pour pouvoir le reconnaître ensuite. La morgue était, dans les prisons, le guichet où l'on immobilisait un certain temps les détenus pour pouvoir les morguer. Et de même on venait morguer les cadavres, pour les identifier.
L'existence de la Morgue du Grand Châtelet est attestée depuis le début du XVIIIème siècle - et même depuis 1604 suivant certain document cité par Firmin Maillard (Recherches sur la Morgue, p.110). Les tribunaux du Grand Châtelet cessèrent de fonctionner en Janvier 1791, mais les prisons subsistèrent jusqu'à la démolition de l'édifice, qui débuta en 1802.
En 1804, on installa donc la nouvelle Morgue sur la place du Marché-Neuf, à côté du Pont Saint-Michel, à l'emplacement d'une ancienne boucherie construite sous Charles IX par Philibert Delorme. Le bâtiment fut reconstruit et agrandi en 1830, et les installations encore modifiées en 1835.
La place du Marché-Neuf - à l'emplacement de l'actuelle Préfecture de police - avait été ouverte entre 1557 et 1568 pour abriter le marché aux herbes et aux poissons qui était auparavant à l'étroit au Marché Palu, devant le Petit Châtelet. Le Marché-Neuf était donc devenu le grand marché - notamment aux herbes et aux légumes - du centre de Paris .
Plan de la Cité de l'abbé Delagrive, détail : le quai du marché-Neuf, 1754
En 1734 on détruisit douze maisons qui se trouvaient entre le marché et la Seine. A l'amont et à l'aval deux boucheries encadraient la place, décorées de nymphes et de tritons qu'on a attribuées, ici encore, à Jean Goujon. L'une de ces boucheries, entre-temps devenue corps de garde, fut détruite au XVIIème siècle et l'autre fut restaurée en 1804 pour abriter la nouvelle Morgue.
Jusqu'au début des années 1830, les familles du greffier et du garçon de service habitaient l'étage du bâtiment - elles comptaient de nombreuses jeunes filles qui ajoutaient, si l'on peut dire, à la gaîté du lieu en mettant des fleurs aux fenêtres, en jouant du piano et même, disent certains, en dansant…
Les touristes anglais appréciaient particulièrement la Morgue. Ainsi John Davies Mereweather, un clergyman anglais qui devait finir chapelain anglican de Venise, et dont on a conservé les journaux de voyage, séjourne à Paris du 22 Avril au 18 Août 1844. A peine arrivé, sa première visite est pour le puits artésien de Grenelle, mais dès le lendemain...
Allons, un peu de Gai Paris... Le Café des aveugles du Palais-Royal se trouvait dans la Galerie du Beaujolais, sous le Café Lemblin dont Victor Hugo parle dans les Misérables ("il savait que le meilleur café était au café Lemblin...") et non loin du célèbre restaurant des Trois frères Provençaux - où Mereweather alla d'ailleurs manger le 11 Mai suivant avec un couple d'amis.
...sans compter les histoires comiques ou terribles qui, vraies ou fausses, sont entrées dans la mythologie parisienne...
...celle de l'homme qui arrivait à Paris, du Caire, en 1767, convoyant par le coche d'eau de Fontainebleau une momie. Il l'oublie dans ses bagages, les commis la découvrent, un commissaire et un médecin sont requis qui dressent procès-verbal et envoient la momie à la Morgue pour qu'elle soit exposée et identifiée par par ses parents ou relations...
...celles, toujours les mêmes, de ces belles jeunes filles mortes que tout Paris vint voir à la Morgue parce que "leur beauté et leur fin déplorable les rendaient doublement intéressantes" comme la Belle écaillère, Louise Leroux, tuée par son amant, ou la Bergère d'Ivry assassinée en 1827 - son assassin vint la voir à la Morgue, comme tout le monde - on racontait que la plupart des meurtriers venaient à la Morgue s'assurer que leur victime y était bien, comme Laurent le fait dans Thérèse Raquin...
...ou celle de la jeune fille qui se serait réveillée une nuit, allongée nue sur la dalle de marbre glacé...
Un mythe se crée petit à petit - et le mythe n'est pas un mensonge, il est l'expression condensée d'une réalité indicible - celui de la Noyée de la Seine, la Lorelei du Marché-Neuf, la Jeune Femme Désespérée - la même d'ailleurs qui hante au même moment les bords de la Tamise, dans la littérature et la peinture anglaises…
(1) Norbert Elias, Über die Einsamkeit der Sterbenden in unseren Tagen / La solitude des mourants / The loneliness of the dying, 1982. Dans une perspective historique sur le même sujet on peut lire aussi Philippe Ariès ou Michel Vovelle.
Plan, coupe et élévation de la nouvelle Morgue,
Annales du Musée et de l'Ecole moderne des Beaux-Arts, 1806
"On voit par le plan qu'il est composé d'une grande salle pour recevoir le public, et de deux divisions semblables à droite et à gauche, fermées par des colonnes et destinées à l'exposition des cadavres. Ce qu'il y a de très-simple et cependant de très-ingénieux dans cette disposition, c'est que ces deux divisions sont séparées de la grande salle par une cloison de glaces, dans toute la hauteur, en sorte qu'il n'y a aucune communication entre l'air de cette salle et celui des lieux séparés où les morts sont placés, et où l'air et la lumière pénètrent par une lanterne particulière pratiquée dans la voûte, ainis qu'on peut le voir dans le plan et dans la coupe.
Cet isolement absolu des cadavres, cette interposition d'une glace entre eux et la foule curieuse ne forment plus de ce triste spectacle qu'un tableau adouci, que le sexe le plus faible, et que l'enfance même peuvent considérer sans effroi. Plus d'émanations dangereuses à craindre, plus d'odeur infecte; la propreté entretenue sur le pavement de pierre, l'exposition des corps sur des tables de marbre rassurent même l'imagination contre toute idée de putréfaction, et l'on ne saurait donner trop d'éloges à tout ce que cet arrangement bien combiné offre de convenances pour le public, et pour les restes malheureux exposés dans cette enceinte."
Charles-Paul Landon, Annales du Musée et de l'Ecole moderne des Beaux-Arts, première collection, 1806, p.63.
"Un petit monument qui a assez l'air d'un tombeau grec... Vous entrez dans un grand vestibule qui reçoit le jour par le haut; à gauche ce vestibule est coupé par un châssis vitré derrière lequel se trouvent deux rangées de cinq tables chaque : c'est la Salle d'exposition. Ces tables sont en marbre noir; elles sont inclinées du côté du vitrage et à l'extrémité supérieure de chacune d'elles est une sorte d'oreiller carré, oreiller de cuivre, sur lequel est appuyée la tête du cadavre de façon à être bien en vue. Les cinq tables adossées au mur sont principalement affectées au service des corps qui ont séjourné dans l'eau, au service des macchabées, comme on dit à la Morgue; des robinets, terminés par un petit tuyau criblé inférieurement et à son extrémité, de trous très-fins, de manière à figurer un arrosoir et placés au-dessus de la tête, laissent couler de l'eau fraîche sur le cadavre; cette eau en arrête un peu la décomposition…"
"...le cadavre est étendu sur cette table, les parties de la génération couvertes par un carré de cuir. Une barre de fer garnie de crochets, barre assez semblable à celle que l'on voit chez les bouchers, est fichée dans la muraille de manière à passer au-dessus des cadavres; les vêtements qui - eux aussi - servent à faire reconnaître, y sont accrochés...Le vitrage derrière lequel sont exposés les cadavres est protégé du côté du public par une balustrade de bois contre laquelle s'appuient les visiteurs."
Firmin Maillard Recherches historiques et critiques sur la Morgue, 1860.
L'arrêté du 9 floréal an VIII (29 Avril 1800) organisait le fonctionnement de la Morgue : les corps qui y étaient amenés devaient rester exposés pendant trois jours. Si les personnes qui les reconnaissaient le pouvaient elles payaient les frais de repêchage, de transport à la morgue et d'inhumation, sinon l'administration les prenait en charge. L'entrée était libre, tous les jours de la semaine "de six heures du matin en été et sept heures en hiver à huit heures en été et à la nuit tombante en hiver" - et la foule s'y pressait.
Même abstraction faite du Marché voisin, on a du mal à imaginer aujourd'hui l'animation qui régnait autour de la Morgue et dans l'établissement même, véritable but de promenade en plein cœur de la ville, où affluaient les curieux.
"La Morgue, c'est le Luxembourg, la Place-Royale de la Cité. On va là pour voir les noyés, comme ailleurs on va pour voir la mode nouvelle, les orangers en fleurs, les marronniers qui se rouillent au vent d'automne, le printemps et l'hiver... La Morgue est le point central du voisinage : on y court comme à la gazette du matin, et chaque fois c'est une leçon de philosophie..."
Léon Gozlan, La Morgue, 1831.
"Deux enfants du peuple, deux pauvres gamins, l’un ayant dix ans peut-être, l’autre sept, gais, frais, souriants, en guenilles, mais pleins de vie et de santé ; courant, riant, ayant le loisir devant eux et la joie en eux. Le plus petit s’est penché vers le plus grand et lui a dit : “Passons-nous à la morgue?”
Victor Hugo - Choses Vues, 1841
Jusqu'au début des années 1830, les familles du greffier et du garçon de service habitaient l'étage du bâtiment - elles comptaient de nombreuses jeunes filles qui ajoutaient, si l'on peut dire, à la gaîté du lieu en mettant des fleurs aux fenêtres, en jouant du piano et même, disent certains, en dansant…
Et on a bien oublié que la Morgue resta longtemps une des étapes favorites des touristes provinciaux ou étrangers, soigneusement décrite par les guides de l'époque, par exemple le New Paris Guide de Galignani qui lui consacre dans son édition de 1827 une rubrique détaillée pp. 57 et 58, tout en concluant vertueusement "it is disguisting to see women and children of all ages contemplating the sad remains of mortality here exhibited. Its situation in a market is equally revolting".
Les touristes anglais appréciaient particulièrement la Morgue. Ainsi John Davies Mereweather, un clergyman anglais qui devait finir chapelain anglican de Venise, et dont on a conservé les journaux de voyage, séjourne à Paris du 22 Avril au 18 Août 1844. A peine arrivé, sa première visite est pour le puits artésien de Grenelle, mais dès le lendemain...
J. D. Mereweather
"Le 27. Me suis promené dans la Cité et l'île Louviers, jusqu'à la redoutable Morgue (the frightful Morgue). Dîné chez un traiteur pour 21 sous. Ai sonné chez Lovett (un de ses amis) qui n'était pas visible. Au soir suis allé au Café des Aveugles, un endroit étrange."
Allons, un peu de Gai Paris... Le Café des aveugles du Palais-Royal se trouvait dans la Galerie du Beaujolais, sous le Café Lemblin dont Victor Hugo parle dans les Misérables ("il savait que le meilleur café était au café Lemblin...") et non loin du célèbre restaurant des Trois frères Provençaux - où Mereweather alla d'ailleurs manger le 11 Mai suivant avec un couple d'amis.
"Nous avons eu du Potage Printanier, puis des Rognons de mouton au vin de Champagne, puis du Bifteck à la Sauce Tomate et aux pommes de terre cuites, puis du poulet au cresson et une salade et enfin une omelette soufflée. Pour cela je payai comme convenu 15 francs. Je pris aussi quelques fraises - 3 francs - une bouteille de Champagne 7 francs, une bouteille de Bourgogne 6 francs, de l'eau 1 franc ½, en tout 32 francs ½ ."
Le restaurant des Trois frères Provençaux au Palais Royal
Gravure de J.B.Allen d'après un dessin d'Eugène Lami, vers 1840
Au Café des aveugles les musiciens et musiciennes de l'orchestre, tous non-voyants, venaient chaque soir de l'hospice des Quinze-Vingts. On raconte qu'à l'origine cela était censé protéger leur pudeur, et surtout l'incognito des clients de ce café réputé galant - du moins sous la Révolution car au temps de Mereweather le spectacle, tel qu'il est décrit par les guides de l'époque, devait plutôt tenir du freak show à l'usage des touristes, avec un musicien déguisé en sauvage frappant sur un tambour.
Autre touriste, Charles Dickens relate ses expériences à la Morgue dans The Uncommercial Traveller (lire ici et là) "Chaque fois que je suis à Paris, une force invisible m'attire à la Morgue. Jamais je ne veux y aller, toujours je m'y trouve entraîné..."
Et pour distraire petits et grands, la Morgue avait sa case dans le Jeu des monuments de Paris, entre le Jardin des Plantes et l'Opéra:
Autre touriste, Charles Dickens relate ses expériences à la Morgue dans The Uncommercial Traveller (lire ici et là) "Chaque fois que je suis à Paris, une force invisible m'attire à la Morgue. Jamais je ne veux y aller, toujours je m'y trouve entraîné..."
Et pour distraire petits et grands, la Morgue avait sa case dans le Jeu des monuments de Paris, entre le Jardin des Plantes et l'Opéra:
Jeu des monuments de Paris
(période de la Monarchie de Juillet)
Source : Gallica
détail du précédent
La Morgue tenait des statistiques fort précises. Pour la décennie qui va de 1836 à 1846, par exemple, furent amenés 3344 corps, dont 2851 "individus de tous âges" et 493 enfants nouveau-nés "à terme ou non" dont 296 fœtus.
En 1841, on ferme les tours d'abandon des Enfants-trouvés, et le nombre de fœtus ramenés à la Morgue est multiplié par cinq.
En 1841, on ferme les tours d'abandon des Enfants-trouvés, et le nombre de fœtus ramenés à la Morgue est multiplié par cinq.
Un tour d'abandon
Via geneanneogie
Sur les 2851 "individus de tous âges", 2331 étaient des hommes, 520 des femmes et 378 seulement restèrent inconnus - 7 personnes reconnues sur 8 exposées, un corps étant reconnu en moyenne en un jour cinquante-quatre minutes...
Preuve que le système fonctionnait fort bien, les reconnaissances n'étaient pas dues principalement aux parents,
"mais pour les deux tiers à des promeneurs qui, en passant, entrent jeter un coup d'oeil sur la Salle d'exposition... Le lundi, jour où les ouvriers ne travaillent point, où ils circulent dans Paris, donne lieu à presque autant de reconnaissances que le reste de la semaine"
Firmin Maillard Recherches historiques et critiques sur la Morgue, 1860.
La Seine était la grande pourvoyeuse - une des raisons pour lesquelles les morgues parisiennes ont toujours été situées près du fleuve. Sur la même décennie, 1766 suicidés - dont 1414 par submersion, 613 accidentés - dont 394 par submersion, 66 homicides, 336 morts subites, "non comptés les 22 morts du mois de Mai 1839". Le quartier qui fournissait le plus de corps était le quartier Sainte-Avoye, celui qui en fournissait le moins, celui de la Chaussée d'Antin :
"la statistique générale tend à démontrer ce que l'on pouvait prévoir, c'est-à-dire que les quartiers où l'on trouve le moins d'aisance et de travail sont ceux qui donnent le plus de corps à la Morgue"(Firmin Maillard).
Enfin, toute la puissance des statistiques du XIXème siècle se dévoile dans ce trait final : "Pour l'homme, l'amour contrarié n'entre dans les causes du suicide que dans la proportion d'un dix-septième, tandis que pour la femme il figure pour un sixième..."
La Morgue était aussi la providence du journaliste de faits-divers - innombrables étaient les canards et nouvelles attristantes commençant par "Hier, on a apporté à la Morgue..."
"Corps des trois jeunes Gens et trois jeunes Filles se trouvant dans une barque retirés de la Seine, à Boulogne, et transportés à la Morgue..."
...sans compter les histoires comiques ou terribles qui, vraies ou fausses, sont entrées dans la mythologie parisienne...
...celle de l'homme qui arrivait à Paris, du Caire, en 1767, convoyant par le coche d'eau de Fontainebleau une momie. Il l'oublie dans ses bagages, les commis la découvrent, un commissaire et un médecin sont requis qui dressent procès-verbal et envoient la momie à la Morgue pour qu'elle soit exposée et identifiée par par ses parents ou relations...
...celles, toujours les mêmes, de ces belles jeunes filles mortes que tout Paris vint voir à la Morgue parce que "leur beauté et leur fin déplorable les rendaient doublement intéressantes" comme la Belle écaillère, Louise Leroux, tuée par son amant, ou la Bergère d'Ivry assassinée en 1827 - son assassin vint la voir à la Morgue, comme tout le monde - on racontait que la plupart des meurtriers venaient à la Morgue s'assurer que leur victime y était bien, comme Laurent le fait dans Thérèse Raquin...
...ou celle de la jeune fille qui se serait réveillée une nuit, allongée nue sur la dalle de marbre glacé...
Un mythe se crée petit à petit - et le mythe n'est pas un mensonge, il est l'expression condensée d'une réalité indicible - celui de la Noyée de la Seine, la Lorelei du Marché-Neuf, la Jeune Femme Désespérée - la même d'ailleurs qui hante au même moment les bords de la Tamise, dans la littérature et la peinture anglaises…
...et que l'on retrouvera au début du siècle suivant sous les traits de l'Inconnue de la Seine. Mais n'anticipons pas.
Restons aux frontières du mythe et de la petite histoire, là où ce qui nous reste de témoignages - journalistes, polygraphes, écrivains et touristes - pourrait nous permettre de comprendre comment vivaient les morts, à Paris, au XIXème siècle. Excursus.
Mais attention - il y a vie et vie. Et les morts de Paris au XIXème siècle, si vous y réfléchissez, vivaient une autre vie que les nôtres.
Reconnaître les morts, telle était la fonction première de la Morgue - donner enfin un nom à ceux qui étaient pris, par exemple, aux filets de Saint-Cloud.
Mais de cela procédait comme une fonction seconde, cette force invisible ressentie par Dickens : cette envie d'aller en reconnaissance - en un autre sens du terme, comme on reconnaît un terrain étranger - dans ces lieux où les vivants et les morts se côtoient. Que cela se fît dans la joie et sous des airs de fête ne tenait pas (uniquement) à la fascination et au voyeurisme - quand reconnaître cette voisine, la mort, aidait à comprendre et supporter la vie.
Norbert Elias (1) dans un livre devenu classique, explique comment une discipline sociale de plus en plus contraignante nous a privé d'une expérience directe du vieillissement extrême, de l'agonie et de la mort. Certes, ce qu'on pourrait appeler la vie des morts n'est qu'une vie empruntée, en quelque sorte l'inscription de notre dette à leur égard - et, comme le dit Elias,
Cela dit, il est un troisième sens au mot reconnaissance, qui n'est plus du ressort de la petite histoire, mais de la grande - et que le petit temple du Marché-neuf ait à y voir, c'est ce que l'on découvrira au huitième épisode. Mais dans l'immédiat :
(à suivre, prochain épisode : la fille qui venait de nulle part et qui ne voulait pas de propriétaire)
Restons aux frontières du mythe et de la petite histoire, là où ce qui nous reste de témoignages - journalistes, polygraphes, écrivains et touristes - pourrait nous permettre de comprendre comment vivaient les morts, à Paris, au XIXème siècle. Excursus.
Car ils vivent, les morts, ils vivent même sacrément vu leur nombre, à quinze contre un en face de nous. Regardez autour de vous, tout est l'œuvre des morts et tout porte leur marque, maisons, pavés, ports, chemins de fer, jusqu'aux graffiti sur les murs qui vous donnent de leurs nouvelles. Et je ne vous parle pas de leurs immenses bibliothèques, moi qui écris en ce moment même pour l'éternité, via la waybackmachine. Si je vous disais qu'il y a presque trente ans on écrivait déjà les programmes informatiques pour archiver des choses dont vous n'avez peut-être pas idée et qui vous survivront très probablement malgré les bonnes intentions dont l'enfer est pavé... Les parois des cavernes, les parchemins des abbayes, les archives du réseau : tout est fait pour que les morts revivent et nous parlent.
Via eclatdebois
Mais attention - il y a vie et vie. Et les morts de Paris au XIXème siècle, si vous y réfléchissez, vivaient une autre vie que les nôtres.
Reconnaître les morts, telle était la fonction première de la Morgue - donner enfin un nom à ceux qui étaient pris, par exemple, aux filets de Saint-Cloud.
Mais de cela procédait comme une fonction seconde, cette force invisible ressentie par Dickens : cette envie d'aller en reconnaissance - en un autre sens du terme, comme on reconnaît un terrain étranger - dans ces lieux où les vivants et les morts se côtoient. Que cela se fît dans la joie et sous des airs de fête ne tenait pas (uniquement) à la fascination et au voyeurisme - quand reconnaître cette voisine, la mort, aidait à comprendre et supporter la vie.
Norbert Elias (1) dans un livre devenu classique, explique comment une discipline sociale de plus en plus contraignante nous a privé d'une expérience directe du vieillissement extrême, de l'agonie et de la mort. Certes, ce qu'on pourrait appeler la vie des morts n'est qu'une vie empruntée, en quelque sorte l'inscription de notre dette à leur égard - et, comme le dit Elias,
"La mort ne recèle aucun mystère. Elle n’ouvre aucune porte. Elle est la fin d’un être humain. Ce qui survit après lui, c’est ce qu’il a donné aux autres êtres humains, ce qui demeure dans leur souvenir."
Encore faut-il que la dette soit constatée, que le don soit accepté, que la rencontre se produise - et il semble que le Paris du XIXème siècle était mieux équipé pour ce faire que nous dans nos modernes installations.Cela dit, il est un troisième sens au mot reconnaissance, qui n'est plus du ressort de la petite histoire, mais de la grande - et que le petit temple du Marché-neuf ait à y voir, c'est ce que l'on découvrira au huitième épisode. Mais dans l'immédiat :
(à suivre, prochain épisode : la fille qui venait de nulle part et qui ne voulait pas de propriétaire)
(1) Norbert Elias, Über die Einsamkeit der Sterbenden in unseren Tagen / La solitude des mourants / The loneliness of the dying, 1982. Dans une perspective historique sur le même sujet on peut lire aussi Philippe Ariès ou Michel Vovelle.
1 commentaire:
Bien, très bien, excellent. On en apprend des choses, notamment l'existence des tours d'abandon, la Seine charriant les morts jusqu'à la morgue, les prisons où de pauvres hères périrent noyés, etc., etc. Pas belle la France de ces époques... Mais notre époque est-elle mieux ?
J'attends la suite avec impatience.
Enregistrer un commentaire