Familistère de Guise, fronton du Pavillon Central
Cent-dix ans d'existence ou presque (1859-1968), près de deux mille ouvriers et employés dans l'usine attenante, plus de mille huit cents habitants dans le complexe d'habitation ("Palais Social") à son plus haut.
Le logement à vie, une pièce par personne (1) ce qui était exceptionnel à l'époque pour des ouvriers. Prise en charge collective des nouveaux-nés et nourrissons. Ecole gratuite, laïque, obligatoire et mixte dès la fin des années 1860. Caisses de retraite (à 60 ans) et de protection sociale. Théâtre, buvette, buanderie, bains et piscine, magasins collectifs, bibliothèque, orchestre, brigade de pompiers et, in fine, service de pompes funèbres intégré.
La cour intérieure du pavillon Central.
Quatre pavillons au total, à l'image du Pavillon Central aujourd'hui partiellement transformé en musée.
Maquette de pavillon
Musée du Familistère de Guise
Maquette de deux appartements
Musée du Familistère de Guise
Les fenêtres moins hautes à l'étage supérieur, afin que la lumière ne soit pas inégalement distribuée. Au moins au début, ouvriers, employés et cadres logés à la même enseigne et dans les même conditions.
Un patron qui a été fouriériste (2), qui dépose des brevets et réussit dans la fabrication des poêles en fonte. Un hygiéniste, tenant de l'Association Capital-travail. Après avoir construit le Familistère, il promeut l'Association (intégrant le Familistère et l'usine) en deux temps : en 1878, première distribution de bénéfices sous forme de participation au capital...
Statue de Godin devant le Familistère
...en 1880 constitution de la Société du Familistère, Association coopérative du capital et du travail. Il ne s'agit ni d'une coopérative traditionnelle - l'initiative et les statuts viennent du seul patron Godin, ni de paternalisme classique - il y a transfert réel du patrimoine, usine comprise, à l'Association (3) qui reste cependant présidée par Godin.
L'Association est hiérarchisée : au sommet, les Associés, puis les Sociétaires - associés et sociétaires sont obligatoirement résidents du Familistère. Ensuite viennent les Participants, suivis des Intéressés. Enfin les Auxiliaires, ouvriers ou employés de l'Association mais qui n'en font pas partie. Leur reviennent les travaux les plus pénibles et en même temps les rémunérations les plus faibles : ils sont ceux qui profitent le moins du partage des bénéfices.
Entre ces catégories, les écarts de rémunération se creusent - à la fin des années 1930 le salaire d'un Auxiliaire est le tiers de la rémunération d'un Associé. Et entre ces statuts, on progresse par concours et par élection - c'est-à-dire en fait par cooptation par les pairs, sous le contrôle du Conseil de Gérance, et sur des critères de moralité et de conformité aux règles et à l'esprit de l'Association.
Le Familistère connaît aussi des grèves. Ainsi en 1880 : "pour constituer l'Association, Godin, fidèle au principe de l'élection, n'avait nommé qu'un petit nombre d'associés, leur laissant le soin de désigner ceux qui, avec eux, constitueraient l'assemblée générale. Le mécontentement des autres entraîna un arrêt de travail. Face à cette grève - qui ne dura que quelques heures - Godin réagit vivement. Il considéra comme annulées les demandes d'admission (...) et exigea que de nouvelles demande soient présentées" (4).
Ainsi également en 1929 : les auxiliaires se mettent en grève pour protester contre les bas salaires. Et la direction - c'est-à-dire l'administrateur-gérant de l'Association, fait exclure du Familistère les associés qui ont rejoint les grévistes, et fait intervenir les gardes mobiles pour protéger la "liberté du travail" (5). C'est l'envers de l'utopie.
Trois photos précédentes :
Familistère de Guise, Pavillon Central, appartements ouvriers reconstitués
Car le Familistère est bien une utopie réalisée, héritée elle-même du Phalanstère fouriériste, dont elle reprend en partie le plan et le dessein - faire ici et maintenant le bonheur du genre humain. En partie seulement : ce qui est au cœur du dispositif fouriériste, l'attraction, le calcul et l'organisation des passions, les séries passionnées, l'accord des intérêts croisés, Godin l'abandonne - il ne retient pour l'essentiel que l'associationnisme et l'institution phalanstérienne, symboliquement refermée sur elle-même : la grande rue interne du bâtiment fouriériste...
Victor Considérant - Vue perspective du Phalanstère
Source : Wikimedia Commons
...se replie en trois cours intérieures, celles des trois pavillons initiaux, suivis au sud-ouest du Pavillon Cambrai, isolé avec sa cour à ciel ouvert. Mais le but est de procurer aux ouvriers les équivalents de la richesse - pas moins, pas plus.
Plan-relief du Familistère de Guise
Source : Wikimedia Commons
Godin n'était pas seulement un lecteur de Fourier, mais aussi de Swedenborg. On sait qu'il adhère au spiritisme - probablement vers 1854, au moment où il laisse une partie de sa fortune dans une première expérience de phalanstère impulsée par Considérant à dans le Texas, et où il commence à élaborer sa propre doctrine.
Le buste de Godin dans son appartement de l'aile droite
En esprit pratique, il inventera même un appareil destiné à faciliter les dictées médiumniques. Anticlérical mais spiritualiste, Godin est un socialiste du genre religieux, grande différence aussi d'avec Fourier.
C'est d'ailleurs le sentiment diffus que l'on éprouve à visiter le Palais Social : qu'ici l'amélioration de la condition ouvrière n'avait pas tant pour but de parvenir au bonheur par le jeu des passions que de préparer l'homme nouveau à la transmigration des âmes (6).
Plaques scellées dans la cour du Pavillon Central
Car finalement c'est peut-être cela, habiter l'Utopie à contre-temps - quand partout ailleurs elle n'est pas de mise - pendant cent-dix ans se saluer dans la cour, organiser des fêtes, décerner des médailles le premier Mai, et tous les jours fondre le bronze, élever les enfants qui à leur tour feront de même - attendre cent-dix ans la transmigration des âmes ? Une utopie en suspens c'est peut-être cela - l'isolat, le vase clos, le regard vers le ciel.
La verrière du pavillon Central
En 1968, cela fait déjà six ans que les affaires sont mauvaises. La Société se transforme en Godin SA pour se préparer à une fusion et, en 1970, elle est filiale de Le Creuset. Les écoles sont vendues à la Ville, et les pavillons d'habitation deviennent de simples copropriétés - ce qu'ils sont encore, classés monuments historique en 1990, partiellement muséifiés pour le pavillon Central et la buanderie-piscine. Dans les locaux de l'ancien économat, est installée une boutique de souvenirs.
A l'autre bout de Guise, une équipe de bénévoles restaure lentement les quinze hectares de fortifications du château des ducs. Entre les reliques des guerres de religion et le musée de l'Utopie, une petite ville de province se retourne dans son sommeil.
(1) 0,96 exactement en moyenne selon Jean-Luc Pinol, Le Palais Social, les projets de Godin et les pratiques familistériennes, in Thierry Paquot et Marc Bédarida, Habiter l'utopie, le Familistère Godin à Guise, Editions de La Villette, 2004.
(2) Plus exactement, partisan du fouriérisme "moralisé" par Victor Considérant.
(3) C'est une Société en commandite simple, dirigée par un administrateur-gérant désigné par l'Assemblée Générale, et révocable dans les seuls cas de malversation ou de pertes successives. Pour parer aux manœuvres possibles des héritiers Godin, la créance des héritiers réservataires était transformée en dette hypothécaire remboursable à long terme, prélevée sur les bénéfices de l'entreprise et donc de l'Association - sur les techniques comptables utilisées par l'Association pour alléger le poids de cette dette voir René Rabaud, Causerie sur le centenaire de l'Association, 1980, in Paquot et Bédarida, op. cit. pp. 214-215.
(4) René Rabaud, ibid. p. 213.
(5) La politique de bas salaires que combattaient les auxiliaires n'était pas due prioritairement au remboursement de la dette hypothécaire ni au financement des charges de fonctionnement du Palais Social et de ses services, mais à la structure de rémunération duale : tout ce qui est affecté à la répartition des bénéfices aux porteurs de de part (associés, sociétaires, etc., chacun selon son statut ) est en fait déduit du salaire direct. C'est la conséquence directe de la doctrine familistérienne - aggravée par le fait que, les retraités continuant d'être logés dans le Palais Social, le manque de logements disponibles réduisait automatiquement, suivant les statuts, le nombre d'associés et de sociétaires et donc la possibilité de promotion.
(5) La politique de bas salaires que combattaient les auxiliaires n'était pas due prioritairement au remboursement de la dette hypothécaire ni au financement des charges de fonctionnement du Palais Social et de ses services, mais à la structure de rémunération duale : tout ce qui est affecté à la répartition des bénéfices aux porteurs de de part (associés, sociétaires, etc., chacun selon son statut ) est en fait déduit du salaire direct. C'est la conséquence directe de la doctrine familistérienne - aggravée par le fait que, les retraités continuant d'être logés dans le Palais Social, le manque de logements disponibles réduisait automatiquement, suivant les statuts, le nombre d'associés et de sociétaires et donc la possibilité de promotion.
(6) "C'est non seulement pour votre intérêt présent, mais aussi pour la plus grande satisfaction de votre vie après la mort du corps, que je vous convie à ces études. Car l'homme, je vous l'ai déjà dit, se prépare en ce monde même les conditions de l'existence qui suivra celle-ci; mais hélas vous manquez de foi et vous criez à l'impossible." Conférence de Godin au Théâtre du Familistère, transcrite par Jean-François Rey, Jean-Baptiste André Godin, in Paquot et Bédarida, op. cit. pp. 34-35.
1 commentaire:
dans l'Aisne...
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