20/05/2008

Poésie illustrée : Arthur et Colette vont à mobylette



La chanson de la plus haute tour, d'Arthur Rimbaud, chantée par Colette Magny
mobylettescooter par Alexis et Francis
Mis en ligne par CavolePAO


Il existe deux versions de la Chanson de la plus haute tour - la première date de Mai 1872...

Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse

J'ai perdu ma vie,

Ah ! Que le temps vienne

Où les coeurs s'éprennent.


Je me suis dit : laisse,

Et qu'on ne te voie :

Et sans la promesse

De plus hautes joies.

Que rien ne t'arrête

Auguste retraite.


J'ai tant fait patience

Qu'à jamais j'oublie ;

Craintes et souffrances

Aux cieux sont parties.

Et la soif malsaine

Obscurcit mes veines.


Ainsi la Prairie

À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie

D'encens et d'ivraies

Au bourdon farouche

De cent sales mouches.


Ah ! Mille veuvages

De la si pauvre âme

Qui n'a que l'image

De la Notre-Dame !

Est-ce que l'on prie

La Vierge Marie ?


Oisive jeunesse

A tout asservie

Par délicatesse

J'ai perdu ma vie.

Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s'éprennent !


...et celle-ci a été chantée par Léo Ferré.




Mai 1872, c'est encore le temps de l'idylle avec Verlaine, c'est aussi le mois où Fantin-Latour expose au Salon le
Coin de table...



Henri Fantin-Latour - Coin de table, 1872
Assis de g. à d. Verlaine, Rimbaud, Léon Valade, Ernest d'Hervilly, Camille Pelletan.
Debout : Pierre Elzéar,
Emile Blémont, Jean Aicard.
A l'origine, le tableau devait être un hommage à Baudelaire.





...où figurent quelques-uns des Vilains Bonshommes, poètes, journalistes et littérateurs Parnassiens qui se réunissent tous les mois autour d'un repas suivi de lectures à l'absinthe. Ils ont posé au début de l'année 1872 - Rimbaud une seule fois, sans desserrer les dents (1).

A part Verlaine et Rimbaud, le seul des modèles à être passé à la postérité est Camille Pelletan...







...devenu plus tard le leader de la gauche du parti radical-socialiste...






...obstiné défenseur des Communards et des grévistes, député et sénateur des Bouches-du-Rhône, ministre de la marine du petit père Combes, ce qui explique qu'une ribambelle de boulevards, de collèges et de lycées portent encore son nom.


Le bouquet, à côté de Pelletan...





.

..occupe la place du neuvième convive...






...Albert Mérat, poète mineur qui refusa de poser. Il ne voulait pas 
figurer à côté de Rimbaud qui, lors d'un précédent repas de Vilains Bonshommes, avait donné un coup de couteau à un de ses amis. Caractère difficile, Rimbaud.

Après le Salon ("c'est le repas des Communards !", aurait dit Charles Blanc, directeur des Beaux-Arts) Durand-Ruel expose le Coin de table dans sa galerie de Paris, puis dans celle de Londres, où Rimbaud et Verlaine se trouvent depuis le début de Septembre. Ils vont voir le tableau, rebaptisé A few friends. "Nous sortons de nous revoir. Ca a été acheté 400 Livres (10.000 fr.) par un richard de Manchester. Fantin for ever !" (Lettre de Verlaine à Lepelletier).

Fantin for ever ! Et les deux clochards célestes vont boire de l'absinthe - ou de la bière tiède ? - dans les bars préférés des Communards exilés à Soho. C'est leur premier séjour londonien, de Septembre 72 à Avril 73, ils logent au 34 Howland street, Fitzroy Square, dans une maison qui fut détruite en 1938. A sa place on mit le central téléphonique international et, en 1961, une autre plus haute tour - de 189 mètres, la British Telecom tower, sinistre fanal hertzien dont le restaurant panoramique tournait sur lui-même en 22 minutes. Il tourne encore parfois, pour les repas privés des huiles de BT, depuis qu'on a retrouvé des pièces détachées de son mécanisme. Mais il est fermé au public depuis 1981, comme bien d'autres choses de par le monde.

Dans la BD de V for vendetta, cette tour est le quartier général de la surveillance audio-vidéo des forces du mal, et on la détruit avec jubilation. Les anglais adorent casser la BT Tower, comme dans la série télévisée The Goodies...



.

...où elle était terrassée par KittenKong. Vengeance posthume des deux poètes, sans doute.

La seconde version de la Chanson de la plus haute tour, celle qui est chantée par Colette Magny, figure dans Une saison en enfer, c'est Alchimie du verbe :


"...J'étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j'enviais la félicité des bêtes, — les chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !
Mon caractère s'aigrissait. Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances :
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie.
Craintes et souffrances

Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine

Obscurcit mes veines.
Qu'il vienne, qu'il vienne.
Le temps dont on s'éprenne.

Telle la prairie
À l'oubli livrée,

Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies,
Au bourdon farouche
Des sales mouches.
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne."

On pense que Rimbaud travaillait déjà sur Une saison en enfer à Londres, au cours du second séjour des deux poètes en Juin 1873 - ils habitaient alors à Camden Town, 8 Great College street, une maison qui existe toujours et qui vient d'être sauvée des promoteurs par une campagne menée par Simon Callow, Julian Barnes, Patti Smith, Stephen Fry et autres. C'est là que le 3 Juillet 1873 Rimbaud se met à la fenêtre et voit Verlaine revenir des commissions, un maquereau à la main, enveloppé dans un journal. Il lui lance ce cri devenu célèbre :

"Mon pauvre vieux, ce que tu as l'air con avec ton maquereau !" (2)

Verlaine, vexé, lui jette le poisson à la tête, crie "j'en ai assez" et prend le bateau seul pour Anvers. Rimbaud reste sans le sou à Londres, vend les vêtements de son compagnon pour manger puis lui écrit une lettre, monument de tendre sadisme épistolaire qui commence sur un ton suppliant mais termine hautainement "...resonge à ce que tu étais avant de me connaître". La suite est bien connue, rapide et définitive : les retrouvailles à Bruxelles, l'hôtel rue des Brasseurs, les disputes qui reprennent tout de suite. Verlaine se rend à l'amurerie Montigny dans la Galerie de la Reine, il y achète le fameux revolver Lefaucheux 7 mm. à six coups, avec gaine et une boîte de cinquante cartouches, puis entre dans une taverne, boit, charge son revolver, change de bistro et boit encore.
" Je manifestais toujours le désir de retourner à Paris... ce matin il est allé acheter un revolver au passage des galeries Saint-Hubert, qu’il m’a montré à son retour vers midi; nous sommes allés ensuite à la Maison des Brasseurs, Grand'Place, où nous avons continué à causer de mon départ. Rentrés au logement vers deux heures, il a fermé la porte à clef, s’est assis devant; puis, armant son revolver, il en a tiré deux coups en disant: Tiens je t’apprendrai à vouloir partir ! Ces coups de feu ont été tirés à trois mètres de distance, le premier m’a blessé au poignet gauche le second ne m’a pas atteint..." Déposition de Rimbaud à la police "le 10 Juillet 1873 vers 8 heures du soir".

Puis Verlaine place le revolver dans les mains de Rimbaud et lui demande de le lui décharger dans la tempe.



Mis en ligne par Dylandude89


A la fin de 1974, Bob Dylan, sous le coup d'une rupture avec Sara Lowndes, enregistre Blood on the tracks. Dans une des chansons, You gonna make me lonesome when you go, il se compare à Verlaine et Rimbaud au moment de leur séparation.

"Situations have ended sad
Relationships have all been bad

Mine've been like Verlaine's and Rimbaud

But there's no way I can compare

Al them scenes to this affair

You're gonna make me lonesome when you go
"


Verlaine, menottes aux poignets, prend le chemin de la prison des Petits-Carmes et Rimbaud sorti de l'hôpital passe quelques jours de convalescence dans l'hôtel bruxellois où un certain Rosman fait son portrait.


"Epilogue à la Française - Portrait du Français Arthur Rimbaud blessé après boire par son intime le poète français Paul Verlaine. Sur nature par Jef Rosman. Chez Me Pincemaille, marchande de tabac, rue des Bouchers, à Bruxelles."


Les routes des des deux poètes divergent ensuite pour ne se recroiser que deux fois, très symboliquement. La première, c'est l'envoi par Rimbaud de la plaquette d'Une saison en enfer qu'il a fait imprimer en Belgique et que Verlaine reçoit dans sa cellule de la prison de Mons. La seconde, c'est leur seule rencontre après les coups de feu, deux jours à Stuttgart en 1875. Verlaine, retourné derrière les barreaux au bercail catholique, aurait alors vainement tenté de convertir Rimbaud, qui du coup lui aurait fait faire la tournée des brasseries. Puis selon Ernest Delahaye, seule source de cette histoire, il se seraient battus à coups de poings, des paysans retrouvant le lendemain Verlaine ivre mort au bord du fleuve - Verlaine qui revient pourtant avec le manuscrit des Illuminations dans ses bagages.

On a longtemps prétendu que les
Illuminations avaient été écrites avant Une saison en enfer, et cette théorie allait bien dans le tableau claudélien d'un Rimbaud finalement converti. Il est beaucoup plus probable qu'Alchimie du verbe marque la rupture franche non seulement avec Verlaine mais surtout avec le lyrisme versificateur et cela avant les Illuminations. Entre les deux versions de la Chanson de la plus hautre tour, celle où les coeurs s'éprennent
et celle où on s'éprend, bien plus vaguement, du temps, il y a deux coups de feu - et le mètre se met à claudiquer

des sales mouches

venant ensuite, lors de son quatrième séjour à Londres en 1874, le temps où le moucheron Rimbaud cesse de se heurter à la vitre du vers et passe définitivement de l'autre côté - dix ans après le
Spleen de Paris, six après Maldoror, les trois coups de la poésie moderne.

Un siècle plus tard, à la fin de 1974, Dylan s'est réconcilié encore une fois avec Sara Lowndes. Pourtant l'année suivante, après la tournée
Before the flood il erre de nouveau, mal rasé, dans des clubs de Greenwich Village à la poursuite d'un fugace renouveau folk. Et le 5 Juillet on le traîne par surprise sur scène à l'Other End, pour ressusciter des chansons comme Goodnight Irene, Banks of the Ohio, Amazing grace et même Will the circle be unbroken avec Tom Verlaine et une chanteuse de vingt-neuf ans qui vient d'enregistrer son premier single, Hey Joe, avant Horses. Patricia Smith, fille d'un ouvrier ex-danseur de claquettes et d'une chanteuse de jazz devenue serveuse, est une fan qui un jour a acheté les Illuminations parce que Rimbaud ressemblait à Dylan sur la couverture. La face B de Hey Joe, c'est le célèbre Piss Factory, souvenirs de travail à la chaîne.


Mis en ligne par doctorluv


Piss factory
Sixteen and time to pay off
I got this job in a piss factory inspecting pipe
Forty hours thirty-six dollars a week
But it's a paycheck, Jack.
It's so hot in here, hot like Sahara
You could faint in the heat
But these bitches are just too lame to understand
Too goddamned grateful to get this job
To know they're getting screwed up the ass
All these women they got no teeth or gum or cranium
And the way they suck hot sausage
But me well I wasn't sayin' too much neither
I was moral school girl hard-working asshole
I figured I was speedo motorcycle
I had to earn my dough, had to earn my dough
But no you gotta, you gotta [relate, babe,]
You gotta find the rhythm within
Floor boss slides up to me and he says
"Hey sister, you just movin' too fast,
You screwin' up the quota,
You doin' your piece work too fast,
Now you get off your mustang sally
You ain't goin' nowhere, you ain't goin' nowhere."
I lay back. I get my nerve up. I take a swig of Romilar
And walk up to hot shit Dot Hook and I say
"Hey, hey sister it don't matter whether I do labor fast or slow,
There's always more labor after."
She's real Catholic, see. She fingers her cross and she says
"There's one reason. There's one reason.
You do it my way or I push your face in.
We knee you in the john if you don't get off your get off your mustang Sally,
If you don't shake it up baby." Shake it up, baby. Twist & shout"
Oh that I could will a radio here. James Brown singing
"I Lost Someone" or the Jesters and the Paragons
And Georgie Woods the guy with the goods and Guided Missiles ...
But no, I got nothin', no diversion, no window,
Nothing here but a porthole in the plaster, in the plaster,
Where I look down, look at sweet Theresa's convent
All those nurses, all those nuns scattin' 'round
With their bloom hoods like cats in mourning.
Oh to me they, you know, to me they look pretty damn free down there
Down there not having crystal smooth
Not having to smooth those hands against hot steel
Not having to worry about the [inspeed] the dogma the [inspeed] of labor
They look pretty damn free down there,
And the way they smell, the way they smell
And here I gotta be up here smellin' Dot Hook's midwife sweat
I would rather smell the way boys smell--
Oh those schoolboys the way their legs flap under the desks in study hall
That odor rising roses and ammonia
And way their dicks droop like lilacs
Or the way they smell that forbidden acrid smell
But no I got, I got pink clammy lady in my nostril
Her against the wheel me against the wheel
Oh slow motion inspection is drivin' me insane
In steel next to Dot Hook -- oh we may look the same--
Shoulder to shoulder sweatin' 110 degrees
But I will never faint, I will never faint
They laugh and they expect me to faint but I will never faint
I refuse to lose, I refuse to fall down
Because you see it's the monotony that's got to me
Every afternoon like the last one
Every afternoon like a rerun next to Dot Hook
And yeah we look the same
Both pumpin' steel, both sweatin'
But you know she got nothin' to hide
And I got something to hide here called desire
I got something to hide here called desire
And I will get out of here--
You know the fiery potion is just about to come
In my nose is the taste of sugar
And I got nothin' to hide here save desire
And I'm gonna go, I'm gonna get out of here
I'm gonna get out of here, I'm gonna get on that train,
I'm gonna go on that train and go to New York City
I'm gonna be somebody, I'm gonna get on that train, go to New York City,
I'm gonna be so bad I'm gonna be a big star and I will never return,
Never return, no, never return, to burn out in this piss factory
And I will travel light.
Oh, watch me now.



En 1967, dans l'usine de jouets de Philadelphie d'où vient cette chanson, "j'avais toujours les Illuminations sur moi. Parfois je le lisais en français. Bien que ne le comprenant pas, je pigeais la musique...mon contremaître, voyant que c'était un livre bilingue, m'a soupçonnée d'être communiste" (3).
Un an plus tard, plus à l'Est à Saint-Ouen une autre fille, à une autre sortie d'usine, tenait elle aussi à d'autres contremaîtres et/ou militants un discours très gonna get out of there - elle aussi est devenue une grande star introuvable.




Mis en ligne par WILLEMONTJacques


L'usine s'appelait Wonder, ce qui, d'une langue à l'autre, veut dire Merveille - de même qu'Illumination, à peu près certainement, était dans l'esprit de Rimbaud un titre anglais signifiant enluminure - à moins que ce ne soit, au sens de Swedenborg et de l'Illuminisme, un éclair de la pensée, un court-circuit, une syncope, une grève, un coup de revolver...



(1) Il déteste Fantin. cf. Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, p. 417



(2) Récit de Verlaine rapporté par F.A. Cazals et cité par Lefrère, p. 594. Dans une autre version, le poisson est un hareng, dans une autre encore, Rimbaud lui crie de la fenêtre "Eh, Bobonne !"


(3) Patti Smith, entretien, in Robert Shelton, Bob Dylan, sa vie et sa musique, trad. Jacques Vassal, p. 448.

19/05/2008

Société du spectacle : Evidence (Glass/Reggio)




Mis en ligne par blazenwo

Godfrey Reggio et Angela Melitopoulos, Evidence, 8'35
Musique : Façades, de Philip Glass

Des enfants regardent Dumbo à la télévision.

Voir la page du film sur le site de Koyaanisqatsi.

18/05/2008

Portrait craché : Rieuse


Santiago Rusiñol Prats - La Risueña (La rieuse, portrait de Suzanne Valadon, 1894)

15/05/2008

Le bar du coin : Bracquemond


Félix Bracquemond - Un buveur

11/05/2008

Ronde de nuit : Spilliaert

Léon Spilliaert - Nuit, 1908

23/04/2008

Grace Lee Boggs, au Bill Moyers Journal

cliquer sur le portrait, pour écouter la dame
(la transcription est sous la vidéo)


"I think we need to appropriate the idea that we are the leaders we've been looking for"

Présentation ici

20/04/2008

Hôtes choyés, hôtes indésirables









Amsterdam, 2008 - Les mangeoires à papillons des serres de l'Hortus botanicus, et les squats de Spuistraat

07/04/2008

The cat's meow : une soirée Yusef Lateef, avec une parenthèse Ray Charles



William Emmanuel Huddleston, né le 9 Octobre 1920 à Chattanooga, Tennessee, élevé et formé à Detroit, prend le nom de scène de William Evans avant de devenir Yusef Lateef en se convertissant à l'Islam de l'Ahmadiyya(.gb). Les Ahmadis(.fr) sont une branche très particulière de l'Islam, pacifique et eschatologique, rejetée et souvent persécutée par les officiels du sunnisme comme du chiisme. Si cela vous intéresse, vous pouvez suivre une petite conférence sur leur définition du Jihad majeur : un effort sur soi-même(.fr), interprétation qu'ils ont héritée du soufisme. On peut rêver d'un monde où tous les croyants seraient comme les Ahmadis, les Soufis, les Ba'haï ou les Quakers.

1940 : Lateef a vingt ans à Detroit et Detroit 1940 c'est Motor City, bientôt deux millions d'habitants, la quatrième ville et le coeur pulsant industriel des Etats-Unis c'est-à-dire, à cette date-là, du monde. La Great Migration amène chaque jour les noirs des états du sud là où ils peuvent trouver du travail non ségrégué. En 1930 déjà, 14% des travailleurs de l'automobile sont afro-américains. Bientôt les noirs gagnent leur premières batailles pour l'égal accès à l'emploi : en 1934 avec le Railway Labor Act imposé par les Pullman Sleeping Car Porters et leur leader A. Philip Randolph, qui organise en Juin 41 la Grande Marche des noirs sur Washington contre la discrimination raciale dans l'industrie. Avant même le jour de la marche Roosevelt signe le Fair Employment Act, qui leur ouvre les portes de toutes les industries travaillant pour la défense - les portes, entre autres, de Detroit.

Flash forward : En 1967, Lateef qui, après une période chez Impulse!, vient de signer chez Atlantic avec le producteur Joel Dorn, y enregistrera cet album


qui est une sorte de
psychogéographie musicale de Motor City, enregistrée avec de vieux routiers du groove... et même Ray Barretto aux congas sur certaines plages. Chaque morceau fait référence à un quartier de la ville, sauf le dernier - et le plus beau - That lucky old sun, une reprise du vieux hit chanté depuis 1949 par Frankie Laine, Louis Armstrong, Jerry Lee Lewis, Bob Dylan et bien d'autres... personnellement, ma version préférée est celle de Ray Charles




mis en ligne par OlEagleEye sur des images du solstice du 21 Juin dernier
That lucky old sun, Ray Charles - musique de Beasley Smith, paroles de Haven Gillespie

Up in the mornin', out on the job
Work like the devil for my pay.
But that lucky old sun has nothin' to do
But roll around heaven all day.
Had a fuss with my woman, an' I toil for my kids,
An' I sweat 'til I'm wrinkled and gray,
While that lucky old sun got nothin' to do
But roll around heaven all day.
Oh, Lord above, don't you hear me cryin';
Tears are rollin' down my eyes.
Send in a cloud with a silver linin',
Take me to paradise.
Show me that river,
Take me across, wash all my troubles away;
Like that lucky old sun give me nothing to do
But roll around heaven all day

En écoutant cette chanson il est utile de se souvenir que les pistes de Lateef's Detroit furent enregistrées les 4 et 5 Février 1967, à l'exception de That lucky old sun qui fut mis en boîte le 1er Juin. Cinquante-trois jours plus tard, quelques flics blancs réputés pour leur brutalité font une de leurs descentes habituelles dans un bar clandestin; ils ne s'attendent pas à y trouver quatre-vingt deux personnes qui fêtent le retour de deux vétérans du Viet-Nam. En cinq jours, Detroit explose, littéralement : 43 morts, 467 blessés, plus de 7.200 arrestations et de 2.000 immeubles brûlés; la garde nationale intervient, puis l'armée avec des tanks et 4.700 parachutistes de la 82nd Airborne; le siège de la police est protégé par des nids de mitrailleuses.

Un autre des morceaux de Lateef's Detroit, Belle Isle, fait référence à l'un des plus grands parcs de Detroit "Hot nights, Belle-Isle, pass the big stove, lemonade..." (1). Flash back : C'est précisément dans ce parc que débuta, par une belle journée de la fin du mois de Juin - la précédente rebellion (2) de Detroit, celle de 1943 - les jeunes noirs étaient fatigués de se faire chasser des parcs par une telle chaleur,
while that lucky old sun give me nothing to do
But roll around heaven all day.

Sur ce, un troisième morceau de Lateef's Detroit, Eastern market :



mis en ligne par obscuritee

Yusef lateef - tenor-sax flute, Danny Moore, Snooky Young, Jimmy Owens - trumpet, Eric Gale - electric guitar, Cecil McBee - bass, Chuck Rainey - electric bass, Norman Pride - conga, Albert "Tootie" Heath - percussion, Berbard Purdie - drums

Detroit, justement, années 40 : John Lee Hooker travaille à la chaîne chez Ford et chante le soir dans les bars de Hastings Street. Dans les rues des quartiers noirs courent des petits garçons qui s'appellent Paul Chambers...

Kenny Burrell...

Barry Harris...

Donald Byrd...

ou Tommy Flanagan;

tout près, à Ferndale et Pontiac, Ron Carter...


et Elvin Jones...

sont du même âge : fils de musiciens, d'ouvriers ou de contremaîtres de l'automobile, ce sont les futurs
héros du hard bop. Lateef a dix ans de plus qu'eux - il est de la classe d'âge de Hank et Thad Jones (les frères d'Elvin)...



...celle aussi de Milt Jackson.


C'est d'ailleurs en compagnie de ce dernier que Lateef entre en 1938 dans la classe de musique de son lycée, la Miller High School. "
Le premier jour, nous n’avions pas d’instrument. Notre professeur, John Cabrera, a dit à Milt Jackson de prendre le vibraphone et à moi, de jouer du hautbois. J’ai refusé, et j’ai obtenu un saxophone" (3). Plus tard, il se mettra au hautbois, au basson, au Shanai indien et à la flûte, toutes sortes de flûtes, y compris l’argol syrien.



mis en ligne par Astrotype
Brother John, 1963
Yusef Lateef - tenor sax, oboe, flute
Cannonball Adderley - alto sax
Nat Adderley - cornet
Joe Zawinul - piano
Sam Jones - bass
Louis Hayes - drums


A la fin des années 40 il joue à New-York et Chicago, dans des big bands de la fin de la Swing Era, avec Lucky Millinder, Ernie Fields, Hot Lips Page et Roy Eldridge, et aussi dans l'orchestre de Dizzy Gillespie. Mais en 1950 sa femme tombe malade et il doit retourner à Detroit, bosser chez Chrysler pour gagner l'argent du ménage. C'est à cette époque qu'il reprend des études musicales à la Wayne State University, et qu'il découvre l'Islam en même temps que la flûte et le hautbois. Il monte en 1956 son premier quintet (Curtis Fuller tb., Hugh Lawson p., Ernie Farrow b., Louis Hayes d.) qui joue six soirs par semaine au
Klein's Show bar, 8540 12th street. Lateef le musulman est "le saxo au turban". Dizzy Gillespie produit leurs premiers disques.

En 59 George Klein vend son bar - comme l'automobile, la scène jazz de Detroit connaît ses hauts et ses bas. Lateef s'installe à New-York. Mais il n'arrive pas à maintenir son propre ensemble, il joue un temps avec Charles Mingus, puis il entre dans le sextet de Cannonball Adderley, tout en enregistrant, dès qu'il le peut, avec ses propres formations, et en poursuivant ses études de musique - de philosophie aussi, avec un penchant, semble-t-il, pour les présocratiques et l'existentialisme.





mis en ligne par soedwards
I need you, 1960
Yusef Lateef (tenor sax)
Nat Adderley (cornet)
Barry Harris (piano)
Sam Jones (bass) Louis Hayes (drums)

On distingue en général trois périodes dans sa production, une période hard-bop classique (enregistrements Savoy, Prestige et Riverside) qui se termine en élargissant son répertoire à des thèmes orientaux (Eastern sounds, 1961). Puis une phase d'expérimentations tous azimuths (enregistrements Impulse! et Atlantic), avec une variété d'instuments, de la world music avant l'invention commerciale de la chose, de la flûte planante comme des percussions africaines, et une tendance funk/groove qui a l'art de déplaire souverainement aux puristes du Jazz, qui sont allés jusqu'à prononcer le terme maudit de "disco". Enfin, après son retour du Nigéria en 1986 (derniers enregistrements Atlantic puis sous sa propre marque YAL) sa musique se fait plus abstaite et épurée - on l'a alors parfois classé parmi les musiciens New Age. Dernièrement, dans cette même veine, son album Influence avec les frères Belmondo a connu un beau succès.

Et à partir de 1969 YL devient, parallèlement, un compositeur de musique "classique" produisant une symphonie et de nombreux concertos et suites orchestrales...

Il est certain que Lateef a beaucoup joué, beaucoup écrit et beaucoup enregistré. Les critiques de Jazz qui pour la plupart ne vivent pas, heureusement pour eux, de leur musique, ont tendance à dire que dans la production des musiciens prolifiques il y a beaucoup à jeter. Quand, de plus, on a changé plusieurs fois de style et beaucoup expérimenté comme YL, on est sûr de toujours mécontenter une partie des experts - Coltrane a eu, en un sens, la chance de mourir jeune. Dans le cas de Lateef la précaution d'usage est donc encore plus de rigueur : ne pas lire les critiques avant d'écouter.



mis en ligne par cronicjhonez
Love theme from Spartacus, 1961
Yusef Lateef (oboe)
Ernie Farrow (bass, rabat)
Lex Humphries (drums)

Dans un autre ordre d'idées, Lateef est LE passeur des musiques orientales dans le jazz de son temps, mais il a aussi été le premier jazzman noir à mener en parallèle une carrière universitaire de professeur de musique, l'auteur d'une méthode de flûte et de Répertoires qui sont devenus des classiques pour les amateurs de gammes pentatoniques et autres tierces diminuées, notamment chez les bassistes...



Et puis il y a cette rumeur tenace selon laquelle c'est Lateef qui accorda quelques années de vie supplémentaires à John Coltrane en lui faisant découvrir que la lecture de la Bhagavad Gita, de Khalil Gibran, du Coran ou de Krishnamurti pouvait être un substitut (et peut-être plus) à l'héroïne... Même si c'est encore une de ces légendes urbaines du Jazz - son décrochage, Coltrane le doit avant tout à Juanita Naima Grubbs, sa première femme, elle aussi Muslim comme tant d'autres (4) dans la musique noire de ce temps-là - elle en dit assez long sur Lateef, le saxo au turban, le Gentle Giant, le poète qui bossait chez Chrysler avant d'être professeur à Amherst University, le jazzman qui n'aime pas le mot Jazz (5), celui qui un beau jour partit au Nigéria étudier sérieusement "les flûtes sarewa des Fulani, un peuple de pasteurs nomades. Des flûtes à quatre trous qu’ils fabriquent avec des branches mais aussi, dans les villes, à partir de pompes à vélo." (3)




mis en ligne par PedroMendesVideos
Yusef Lateef Robot man, émission télévisée
Robot man est une composition enregistrée en 1977 sur l'album Autophysiopsychic

Le site de Yusef Lateef est
ici, et une page MySpaceMusic porte son nom (il faut être prudent, avec MySpace) .

(1) Texte des
Liner notes écrites par Saeeda Lateef pour l'album

(2) Tous les termes qui désignent les violences urbaines étant fortement connotés,
Race riot ne sonne pas comme Black rebellion. Celle de 1943 fit quand même 34 morts dont 25 noirs, sur lesquels 17 furent abattus par la police, qui ne tua aucun blanc. Il y eut 675 blessés graves et 1.893 arrestations.

(3)
Interview pour Musique française d'aujourd'hui.

(4) Inquiétant signe de nos temps de caricatures, qu''il soit tellement difficile aujourd'hui d'expliquer ce que signifiait l'Islam pour les Coltrane et consorts - ce mélange de mystique soufie, de
Black consciousness et de jam sessions inspirées.

(5) "C'est un mot ambigu, auquel le
Random House Dictionary donne le sens de "copuler". Ceci n'a rien à voir avec ma musique... Je sais quelle musique je joue, et si vous avez besoin d'un terme pour la désigner, c'est de la musique autophysiopsychique, ce qui se passe d'explications (which is self-explanatory)..." dit-il un jour à Leonard Feather.

05/04/2008

Poésie illustrée : Marizibill



Guillaume Apollinaire / Léo Ferré - Marizibill
mis en ligne par bisonravi1987

Dans la Haute-Rue à Cologne

Elle allait et venait le soir
Offerte à tous en tout mignonne
Puis buvait lasse des trottoirs
Très tard dans les brasseries borgnes

Elle se mettait sur la paille
Pour un maquereau roux et rose
C'était un juif il sentait l'ail
Et l'avait venant de Formose
Tirée d'un bordel de Changaï

Je connais gens de toutes sortes
Ils n'égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs coeurs bougent comme leurs portes


Marizibill est publié pour la première fois en Juillet 1912 dans la revue Soirées de Paris qu'Apollinaire vient de fonder avec André Salmon, André Billy, René Dalize et André Tudesq, et qui a pour siège le Café de Flore. Cette année-là Apollinaire va mieux, judiciairement parlant - il vient d'être relaxé pour l'affaire du buste hispanique volé au Louvre et qu'on avait retrouvé chez lui, affaire pour laquelle il a été incarcéré une semaine à la Santé en Juillet 1911 - mais sentimentalement ça se gâte, avec Marie Laurencin. C'est le moment où il décide de publier un volume de poésie qui devait s'appeler Eau-de-vie, qui sera Alcools, et en Novembre il va en supprimer sur épreuves toute la ponctuation - on discute encore pour savoir si l'idée première vient de lui, ou de Cendrars.


On peut visiter ici les lieux où Apollinaire a passé sa semaine à la Santé.

L'image du Café de Flore n'est pas l'image du Café de Flore, mais celle de l'oeuvre-boîte de Charles Matton, Petit matin du Flore.