22/12/2025

Un florilège de fin d'année : tant mieux pour les pauvres

 

Poursuivons donc nos lectures de fêtes  avec



 

Et suivons Monsieur, envoyé faire les achats de Noël, Monsieur... 

 

...qui ne souhaite – ardemment – qu’une seule chose : que cette fête soit déjà derrière lui, et qu’il s’en tire, comme lors des Noëls précédents, sans trop de dégâts (...)

Monsieur quitte l’appartement sans mot dire. Dans l’entrée, il entend encore Madame, qui, devant la fenêtre, contemple la neige, prononcer à voix basse, avec un attendrissement tout à fait adapté au ton de la fête :
 

– Il neige. Tant mieux pour les pauvres.

Tant mieux pour les pauvres. La phrase de Madame résonne encore aux oreilles de Monsieur qui, lentement, avance dans la neige. Assurément, ils auront de quoi gratter en cette soirée de Noël, les pauvres ! Quelle chance pour eux ! Il traverse le pont à pied. En cette heure solennelle, la ville brille de tous ses feux : Monsieur passe devant des vitrines éclairées a giorno, saisi brusquement d’une panique qui, dans son cas, précède toujours les achats ou la signature d’un contrat. À ses yeux, acheter, c’est consentir au système et, particulièrement, au commerce de détail, à ce corps à corps qui s’engage inévitablement dès qu’il franchit le seuil d’un magasin : tout en parlant à voix basse avec le commerçant qui lui propose poliment sa marchandise tandis que lui-même, tout aussi courtois, hésite, il ne parvient pas à chasser la vision de deux fauves se saisissant par la gorge, se déchirant mutuellement en se livrant une lutte à mort dans cette jungle bétonnée qu’éclaire une lumière électrique. Il sait toutefois la partie perdue d’avance car, pour le commerçant, la lutte est existentielle, alors que lui, il ne met en jeu que son argent, une somme dérisoire qui ne mérite pas qu’on s’acharne à la protéger. Il se reproche d’avoir, comme à l’habitude, attendu le dernier jour, voire le dernier moment, pour faire ses achats. C’est avec la même hâte, avec la même nervosité qu’il affronte tous les ans cette douloureuse épreuve. Cette fois-ci, il prend la ferme résolution d’exécuter désormais cette tâche plusieurs semaines à l’avance en y consacrant tout un après-midi. En attendant, le voici devant les magasins quelques heures avant la fermeture, contrarié et légèrement écœuré, parce qu’il se sent trop lâche pour affronter l’épreuve. Donner est certes un geste exaltant, mais se restreindre, par la force des choses, est on ne peut plus humiliant. Il sait pourtant que son billet de cent pengös, conquis de haute lutte dans la matinée, fondra dans le premier magasin, ne laissant en souvenir, dans le meilleur des cas, qu’un modeste paquet inutile dont il faudra s’empresser d’échanger le contenu dès le lendemain des fêtes.

Sandor Marai - Un chien de caractère, 1932
trad. de Zéno Bianu et Georges Kassai
 
 
C'est sur Sandor Marai et l'expérience de l'exil que László Krasznahorkai, tout récent prix Nobel, soutint sa thèse à Budapest en 1983. On peut toujours lire à ce sujet Libération et les mémoires de Sandor Marai.  

Aucun commentaire: