Au 28 boulevard Saint-Michel, au coin de la rue Racine et de celle de l'école de médecine, la maison Joseph Gibert a récemment installé une librairie de Romance...
là où se sont succédé diverses boutiques et, surtout, des hôtels.
Et c'est un lieu peuplé de fantômes.
Là même s'élevait, il y a bien longtemps...
l'église Saint-Cosme, à l'angle de la rue de la Harpe et de la rue des Cordeliers.
Puis vint le baron Haussmann et tout un petit peuple dut décaniller de gré ou de force. On agrandit, redressa, prolongea la rue pour en faire ce qu'on appela un temps...
...du nom d'une de ces coûteuses victoires napoléoniennes régulièrement suivies de défaites écrasantes - et puis on rebaptisa Saint-Michel ce morceau de boulevard.
Du nom de la fontaine sise à son extrémité - à l'origine, d'ailleurs, la statue devait être celle de Napoléon 1er.
Mais revenons à nos hôtels, ou plus précisément à cet
qui occupa longtemps ce coin - en 1990 son enseigne ornait encore le pan coupé de l'hôtel Belloy Saint-Germain.
C'est à l'entresol de cet hôtel que réunissait, de septembre 1871 à septembre 1972, ce qu'on appelle le Cercle des poètes zutiques (1).
Ernest Cabaner, serveur à l'hôtel, avait installé, probablement à l'entresol, un débit de boisson clandestin réservé aux poètes et artistes dissidents des cercles parnassiens. Cabaner, que Verlaine dépeignait ainsi :
"Jésus-Christ après trois ans d'absinthe".
Et voici donc nos fantômes, les zutiques.
Certains ont sombré dans l'oubli : Mérat, Léon Valade, Pradelle... Un Camille Pelletan connut une seconde carrière, politique et honorable. Nous nous souvenons certes de Jean Richepin, Germain Nouveau et, hélas, de Paul Bourget. Tandis que le hareng saur a rendu Charles Cros immortel. Et bien sûr, il y en eut quelques autres. Et deux considérables passants : Paul Verlaine, Arthur Rimbaud.
Là, il faut laisser parler Ernest Delahaye :
Le pan coupé situé à l’aboutissement commun de la rue Racine et de la rue de l’École-de-Médecine est toujours orné, à son balcon, de la même enseigne composée des mêmes lettres d’or : Hôtel des Étrangers :
– C’est ici, dit Verlaine, que le tigre a sa tanière…
Cette fois ma mémoire chancelle, je ne puis dire si nous montâmes jusqu’au second ou pas plus haut que le premier étage. Ce dont je me souviens, c’est d’un salon garni de divans et de tables ; ce que je me rappelle, c’est des gens très barbus et à longs cheveux pour la plupart, qui échangent avec mon compagnon des poignées de mains, et ce que je vois surtout, c’est, couché sur un divan, Rimbaud qui se lève à notre arrivée, qui se détire, qui se frotte les yeux, fait la grimace pitoyable de l’enfant brusquement tiré d’un lourd sommeil. Développé, mis debout, il me parut immense. Déjà, depuis quelque temps avant son départ de Charleville, j’avais remarqué, non sans une pointe d’envie, que le gaillard poussait, poussait en hauteur ; mais la rapidité de cette croissance depuis son installation à Paris et par suite, je suppose, d’un complet changement de régime, s’était exagérée de manière étonnante : il me dépassait maintenant de toute la tête ; il avait, en quelques semaines, grandi de plus d’un pied. Alors, bien entendu, adieu les joues rondes d’autrefois, mais sur ses traits allongés, osseux, rougeoyait, terrible autour des yeux d’azur, le teint d’un cocher de fiacre. Adieu aussi la mise correcte imposée par « maman » pour supporter les regards sévères de la bourgeoisie ardennaise – laquelle exigea de tout temps qu’un jeune homme ait « de la tenue » : désormais, grâce à l’indulgente inattention des populations affairées sur les voies parisiennes, Rimbaud « s’en fichait pas mal ». En sorte qu’il s’estimait assez faraud vêtu d’un long pardessus mastic deux fois trop large, et froissé, fripé lamentablement, pour avoir passé des quarante-huit et des soixante-douze heures sans quitter ses épaules l’espace d’une minute ; en sorte que le petit chapeau melon soigneusement brossé d’antan était remplacé par une coiffure en feutre mou qui n’avait « de nom dans aucune langue » ; en sorte que le faux-col, provenant du même hercule qui avait fait don du pardessus, laissait autour de la pomme d’Adam s’ouvrir de vastes abîmes ; en sorte que le noeud de cravate, par sa négligence, rappelait évidemment « les plus mauvais jours de notre histoire ». Il nous expliqua qu’il venait d’absorber du haschich, et s’était couché ainsi pour avoir les délicieuses visions promises. Mais four complet. Il avait vu des lunes blanches, des lunes noires, se poursuivant avec vitesses variables, et puis c’était tout…. sans compter de l’embarras de l’estomac et un fort mal de tête. Je lui conseillai de prendre l’air. […]
Je parlai d’autre chose. Quel était ce cercle, salon, café. d’où nous sortions ?… Content d’être enlevé à ses pensées lugubres – et sur lesquelles je supposais, à tort, que la céphalée due au haschich n’était pas innocente, Rimbaud retrouva sa bonhomie habituelle.
– Un cercle ? pas précisément… Un salon ? oui, si l’on voulait… Un café ? encore… sans être cela, tout en l’étant. Les « bons hommes » que j’y avais vus : artistes, écrivains – parmi eux quelques débris du Parnasse – avaient trouvé ceci : louer un local pour y causotter, buvotter, fumotter. dans une liberté relative, c’est-à-dire sans être astreints à des procédés cérémonieux vis-à-vis d’un hôte, ni exposés aux voisinages, souvent ennuyeux, parfois hostiles, des gens que l’on rencontre dans les lieux publics. Le personnage que j’avais remarqué tout d’abord, cette figure émaciée à barbe grisonnante, aux grands yeux extatiques, c’était Cabaner, un musicien, un poète. Et Rimbaud chantonna quelques rythmes vagues, sur une musique bizarrement soupirante :
Comme tu peux en juger, dit-il, c’est un homme très gai. cependant, un de mes amis les meilleurs.
Il ajouta qu’en fait Cabaner et lui étaient les véritables « tenanciers » de l’établissement. Du moins, ils avaient la sérieuse et respectable mission d’acheter les liqueurs, assurer le bon entretien de la salle, veiller au rinçage des verres, etc. Ils s’en acquittaient avec toute l’irrégularité qu’exigeait leur réputation d’esprits très originaux. Mais un nuage restait à l’horizon : quelque jour on découvrirait ce repaire, et le fisc odieux serait bien capable de leur faire payer patente ; alors ce serait l’abomination de la désolation prédite par le prophète Daniel…
Tels sont les détails qu’il me donna avec la plus grande complaisance dans les parages du restaurant Pétieau, qui existe encore sous un autre nom, et du Boeuf-à-l’huile, beuglant qui ne beugle plus, mais dont l’affiche portait, ce jour-là, parmi des attractions diverses : « Les Cuirassiers de Reischoffen, chanson patriotique », ce que je ne mentionne pas dans l’intention coupable d’insinuer que nos malheurs nous ont divertis à toutes les époques (2).
Mais tout le monde aurait oublié les zutistes s'il n'y avait pas l'album (3)...
rédigé collectivement par les habitués du lieu. On y trouve des dessins...
des pastiches de François Coppée (dans le lot c'est ce que je préfère)...
Garçon de café
L'établissement riche et fameux a grand air.
Las d'avoir trop servi l'absinthe et le bitter,
Le garçon, déjà vieux, de qui le front s'appuie
À l'humide vitrage où vient couler la pluie,
Songe : quelle existence, hélas ! matin et soir,
Toujours crier, toujours courir, jamais s'asseoir ;
N'avoir pour horizon que l'humide bitume
Du boulevard ; porter un éternel costume,
Et ne jamais sortir de ce monde étouffé !
– J'ai toujours plaint le sort du garçon de café.
François Coppée.
P. N.
ou encore la chanson de Cabaner pour Rimbaud.
Et ce complément de blason (4), petit bijou clandestin de la poésie française...
le Sonnet du trou du cul (voir ici pour plus amples commentaires).
J'aime à croire qu'on en revient ainsi, certes par des chemins détournés, à la romance. Car Verlaine et Rimbaud, c'est encore la romance, cette romance qui n'est jamais loin.
(1) On trouvera sur cette page de l'excellent site Arthur Rimbaud le poète des compléments sur le cercle des poètes zutiques, ainsi qu'une bibliographie.
(2) E. Delahaye, Souvenirs familiers à propos de Rimbaud (suite et fin), Revue d’Ardenne et d’Argonne, 1908, pp. 121-124, cité par Denis Saint-Amand, À l'hôtel des étrangers, repaire d'une bohème zutique, in Pascal Brissette et Anthony Glinoer (éd.) Bohème sans frontière, Presses universitaires de Rennes, 2010
(3) Un seul exemplaire, passé de main en main, vendu et revendu, un temps séquestré à l'instigation de Paul Claudel, jalousement gardé loin des regards par son dernier propriétaire, peut-être bien perdu, allez savoir, mais recopié et rerecopié, photographié enfin, publié dans des éditions de luxe...










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