23/09/2022

L'art de la mémoire : coins dangereux et pommes de terre mal cuites


Christopher Chamberlain - The dangerous Corner, 1954  
Huile sur panneau
Tate

 

L'adresse exacte est inscrite au dos du tableau : 402 Fulham Road S.W. 6  - Fulham road à droite au fond,  et Moore Park road au premier plan. Aujourd'hui...



...à part les immeubles de Fulham road (mais il sont cachés par les arbres) on ne retrouve que le petit coin de mur en briques rouges, probablement refait à neuf, mais c'est un mur de briques rouges...

(et si on se retournait on verrait un grand mural à la gloire du Chelsea Footbal Club, le stade est juste derrière)

...et pourquoi ce petit mur fait-il penser au mourant Bergotte...

 

Marcel Proust, La prisonnière, 1923


 ...et à son petit pan de mur jaune de la Vue de Delft...


Johannes Vermeer - Vue de Delft, ca 1660-61, détail   


...(outre le fait qu'il est difficile de trouver un petit pan de mur jaune avec un auvent sur ce tableau, et si on croit le trouver on s'aperçoit que c'est plutôt un toit), oui, pourquoi ?

Vous me direz (et si vous ne me le dites pas, je le dirai pour vous) que Chamberlain et Vermeer peignaient dans le même esprit, si l'on s'en tient à ce que dit de son tableau l'artiste anglais : I have made many studies in this area where I live, in the belief that one must learn thoroughly something about a particular and loosely limited area within one's experience. I don't believe it is possible to make much of a statement about anything unless one knows one's subject very well indeed (1) ce qui correspond assez à ce que nous croyons (2) savoir de Vermeer - ou plutôt à ce que nous devinons à partir de ses tableaux.

Allons un peu plus loin.

Il n'y a pas de magie, pas d'illusion sans réalité. Et ce qui nous fascine chez Vermer c'est que nous y voyons une réalité, théâtralisée parfois certes, mais la réalité de Delft, on y rêve parfois une photo d'époque...

 

Johannes vermeer - Het Straatje / La petite rue, ca 1657-58 
Rijksmuseum Amsterdam


...mais on voit vibrer Delft bien mieux que s'il existait une photo d'époque, de même que c'est dans des romans, et non dans des livres d'histoire  qu'on sent vraiment gronder la révolution de 1848, claironner les comices agricoles normands ou festoyer les mercenaires dans les jardins d'Hamilcar. Il y faut un mur qui soit vraiment un mur, disons qu'il faut du travail et de l'observation - one must learn thoroughly something about a particular and loosely limited area - et que sans ce réel, sans ce travail, pas de magie. Mais voilà, il faut de la magie : c'est ainsi que j'aurais dû écrire se dit Bergotte, mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.

C'est la magie et le réel, ensemble feuilletés, qui font qu'on retrouve ce mur de brique rouge au coin de Moore Park road, c'est le même et ce n'est pas le même - ce coin est-il toujours dangereux ? Il y a ce tremblement du temps et ce Londres perdu qui ne reviendra jamais et cette petite dame au coin de la rue qui n'en finit pas de passer, comme resteront éternellement à Delft, de l'autre côté du miroir, ces petits personnages en bleu sur ce sable rose...

 


...que Bergotte remarque pour la première fois. Et sur ce, peut-être parce qu'il a mangé des pommes de terre mal cuites, il meurt. 

Mais est-il mort, vraiment ? Sont-ils morts, les petits personnages bleus ? Et la petite dame au coin de Fulham street, est-elle vraiment morte aussi ? Un an après sa propre mort, dans un passage célèbre de La prisonnière, Proust envisageait d'autres possibilités :

Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées, — ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore ! — pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.


 

 

(1) Lettre du 3 avril 1955, selon la Tate.

(2) Mis à part les faits qu'il est né, qu'il a épousé une riche catholique, qu'il a eu un certain nombre d'enfants, qu'il a peint et qu'il est mort, on ne sait strictement rien de Vermeer.

 

 

 

 

 

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