19/03/2021

Le garde et le réfugié (une semaine de lectures, #7)


Ivan Kramskoï - Полесовщик / Garde forestier, 1874

Huile sur toile

Galerie Tretiakov 

 

 

Cinq ans après que Kramskoï ait peint son Garde forestier, Leskov fait paraître...

 


 

Cheramour dans cinq numéros de décembre 1879 du journal Novoïé Vrémia. Cheramour a été traduit deux fois en français, la première chez Perrin en 1906, dans un recueil :

 


 

et la seconde par Bernard Kreise (1), quatre-vingt-dix ans plus tard tout juste, dans la jolie petite collection des éditions Ombres. Et sur la couverture on retrouve...

 

 

le Garde forestier.

Mais à part la longue barbe et la blouse, quoi de commun entre le garde et l'exilé Cheramour ? Ou encore, entre ce peintre et  cet écrivain ? Kramskoï fait partie des Peredvijniki, les peintres ambulants de la génération des années 1860, à la fois réalistes, religieux et proches du peuple paysan idéalisé. C'est la veine idéologique du populisme russe. Leskov, lui, est du côté Gogol, comme Saltykov-Chtchédrine : le filon de la satire, du pessimisme (plus ou moins) gai et du burlesque noir.

Cheramour est un émigré (nous dirions : un migrant) russe, réfugié à Paris pour des motifs politiques assez obscurs. Il est pauvre, sans chemise, il a faim. Il s'invite chez ses riches compatriotes pour se faire payer à bouffer. La bouffe, la panse, c'est la grande question, quand on crève de faim. Et quand on lui paie le repas, il raconte son histoire.

Je ne vous la raconterai pas, son histoire - après tout, vous n'avez qu'à acheter le livre, il ne coûte jamais que le prix d'une des séances de cinéma que vous ne vous êtes pas payées ces derniers mois.

Sachez simplement que cette longue nouvelle est très drôle mais que c'est aussi, si on la lit bien, une analyse assez fine (2) de ce qu'étaient - et que sont toujours -  les rapports de classe, y compris à l'intérieur de l'émigration.

 

 

(1) Qui a également traduit, entre autres classiques russes, la version de 1873 de Guerre et paix "abrégée" en 957 pages par Tolstoï lui-même :




(2) Comme souvent chez les satiristes, même chez ceux qu'on ne peut pas vraiment soupçonner de progressisme (3) comme Leskov, et même dans les pages d'un journal franchement réactionnaire comme l'était Novoïé Vrémia, à l'époque.

(3) Encore faudrait-il s'entendre sur le sens du mot progressisme dans la Russie des années 1860-1870. Entre Leskov et les Narodniki, l'incompréhension est profonde, mais cela n'en fait pas pour autant un réactionnaire partisan de la narodnost' identitaire - mais plutôt, comme le remarque Catherine Géry, un chroniqueur fasciné de la mosaïque culturelle et religieuse de la Russie d'en-bas, la Russie "pratique" et multiple plutôt que la Russie rêvée et unitaire. Et quand on parle de mosaïque, lisez par exemple ce qu'il pensait des vieux-croyants.

 

 

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