25/01/2021

Les journées de Pénélope : à moins de tomber tout simplement folle ou d'épouser un disc-jockey


Remedios Varo - En brodant le manteau terrestre, 1961

Huile sur panneau

 

 

Il s'agit du panneau central d'un triptyque, également connu pour avoir été cité par Thomas Pynchon dans son roman Crying of lot 49 / Vente à la criée du lot 49. Comme on sait, les deux personnages centraux sont Oedipa Maas et son boy-friend millionnaire (mais mort) Pierce Inverarity, et... 

 

À Mexico, ils étaient entrés par hasard dans une galerie de tableaux où exposait Remedios Varo, une splendide réfugiée espagnole. Sur le panneau central d’un triptyque intitulé Bordando el Manto Terrestre, on pouvait voir un groupe de frêles jeunes filles aux visages en forme de cœur, avec des yeux immenses, des cheveux d’or filé, elles étaient prisonnières au sommet d’une tour circulaire, et elles brodaient une sorte de tapisserie qui pendait dans le vide par une meurtrière, et qui semblait vouloir désespérément combler le vide : car toutes les maisons, toutes les créatures, les vagues, les navires et toutes les forêts de la terre étaient contenus dans cette tapisserie, et cette tapisserie, c’était le monde. Œdipa s’était mise à pleurer en regardant ce tableau. Personne ne l’avait remarquée ; elle portait des lunettes vert sombre. Si les larmes restaient prisonnières derrière les lunettes, elle conserverait ainsi ce moment de tristesse, voyant le monde s’iriser à travers ses larmes, celles de cet instant, comme si des indices de réfraction encore inconnus pouvaient varier d’une crise de larmes à l’autre. 


 

Edition paperback de 1967

Elle avait regardé à ses pieds et compris, grâce à un tableau, que cette matière qu’elle foulait avait été tissée à peut-être trois mille kilomètres de là dans sa propre tour, que c’était devenu Mexico par le plus grand des hasards, si bien que Pierce ne l’avait arrachée à rien, et qu’elle ne s’était pas échappée. À quoi souhaitait-elle tant échapper ? Une telle captive, avec tout son temps pour penser, comprend bientôt que sa tour, sa hauteur, son architecture, sont purement accidentelles, comme sa personnalité : elle comprend que ce qui la retient où elle est est de nature magique, anonyme et maligne, et que cela lui est imposé sans raison. Sans rien d’autre que l’angoisse qui lui tord le ventre et son intuition féminine pour déchiffrer cette magie informe, en comprendre le mécanisme, en mesurer les champs magnétiques, en compter les lignes de force, elle risque de tomber dans la superstition, ou encore de se consacrer à un passe-temps utile comme la broderie, à moins qu’elle ne tombe tout simplement folle ou qu’elle épouse un disc-jockey. Si la tour est partout et si le cavalier par qui viendra la délivrance est vulnérable à cette magie, alors… 

trad. de Michel Doury, Seuil éd. 1987

 

Pynchon a probablement vu le triptyque exposé à Mexico en 1962 ou 1964. Quant aux écarts entre le panneau et l'interprétation qu'en fait Oedipa/Pynchon, on peut les voir analysés par là

Ajoutons que si vous n'avez pas eu votre content de complots et de conspirations en ouvrant votre journal du matin, vous vous régalerez à la lecture ou à la relecture (voire à l'infinie dissection) de Vente à la criée du lot 49.

 


 

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