03/03/2017

Quarante ans après





Je republie ci-dessous (sauf la partie consacrée à Harvey Pekar) un article de juillet 2010, à l'occasion de la traduction française de l'Orda d'Oro, (Primo Moroni & Nanni Balestrini, 1988), un chantier qui a duré huit ans et dont il faut évidemment féliciter les traducteurs, Jeanne Revel, Jean- Baptiste Leroux, Pierre-Vincent Cresceri et Laurent Guilloteau, pour leur ténacité. Si on lit ce que j'écrivais il y a sept ans, on verra que je n'y croyais plus trop...

Pour me répéter, La Horde d'Or est sans équivalent dans le domaine français, que ce soit pour l'ampleur du mouvement que le livre retranscrit, ou pour la diversité des voix qui s'y expriment. Le mai français (il faut sans cesse le répéter : non, 68 ce n'est pas le flower power, c'est une grève générale) est massif mais court, et cale vite; le mai italien est long et tellement profond qu'il touche le nerf de l'état italien (pas seulement italien) au point de le pousser au massacre. Quant à l'histoire telle qu'on l'a écrite, il n'est que de comparer La Horde d'Or à son équivalent français (1) pour mesurer l'étroitesse de notre bout de lorgnette hexagonal.

Il est donc instructif de lire ce livre, encore plus instructif de mesurer le temps de transmission : dix ans pour que Moroni et Balestrini commencent à le rédiger (2), encore dix ans pour l'édition définitive de 97, rajoutez-en vingt pour qu'on le lise en français...

Encore n'a-t-on ici - mais superbement racontée - qu'une version de l'histoire, celle de la partie du mouvement qui choisit en 77 l'affrontement direct avec l'état, par la voie mouvementiste plutôt que par la voie militaire des Brigate Rosse et groupes apparentés. Il n'est pas inutile de rappeler qu'il a pu exister au sein du même mouvement d'autres choix, celui par exemple d'articuler les luttes à la base et dans les institutions électives - ce fut le cas des groupes à l'origine du cartel Democrazia Proletaria (3). Qu'aucune de ces voies n'ait débouché sur une victoire, cela ne signifie pas qu'elles étaient condamnées d'emblée, pas plus que cela n'infirme l'une ou l'autre d'entre elles : si les chemins sont divers, c'est que la destination est lointaine et le terrain, accidenté. 




Caterina Bueno - Storia del 107
Mis en ligne par brittlewhore


La Storia del 107, ici, pour rappeler que ces années italiennes ont été aussi pour de nombreux militants des années de prison...


On trouvera ici au format Lyber le texte complet de La Horde d'or (avec les journaux de traduction),  la page de l'édition au format imprimé, et encore là un entretien avec Nanni Balestrini et Sergio Bianchi.



(1) Hervé Hamon et Patrick Roman, Génération, Seuil éd. 1987 & 1988.

(2) De 77 à 87 puisqu'ils fixent à la fin 77 le début des années du cynisme, de l'opportunisme et de la peur, selon l'expression de Paolo Virno, voir p. 611 du livre.

(3) Dont l'histoire est encore à faire - elle est moins haute en couleur que celle de La Horde d'or mais tout aussi honorable. A noter que les intentions qui animaient Democrazia prolétariat (DP) n'étaient pas si éloignées de celles de Podemos aujourd'hui en Espagne. Mais DP n'a jamais dépassé les 1,7% aux élections nationales : comparez avec Podemos, vous verrez que, n'en déplaise aux pessimistes, on a changé d'échelle en même temps que d'époque. Sur DP on peut lire (en italien) Matteo Pucciarelli - Gli ultimi Mohicani - una storia di Democrazia proletaria, Mondadori ed. 2011.







21/07/2010 
Les mémoires collectives meurent aussi



Si je jette un oeil sur le monceau de littérature que le quarantième anniversaire a laissé  derrière lui, j'en retiens essentiellement deux bandes dessinées : celle de Pekar, et celle-ci par Giancarlo Ascari, dit Elfo :


Elfo - Tutta colpa del 68, Garzanti, 2008
éd. fr. La faute à 68, Les enfants rouges, 2008


Ascari est né en 51 - ce qui lui fait pour le coup douze ans de moins qu'Harvey Pekar. Son protagoniste Rinaldo  participe  au Movimento Studentesco (le "MS")  de l'Università Statale de Milan. Le MS et son principal leader, Mario Capanna, ont leur histoire à eux (1) mais, comme pour le livre de Pekar, ces références ne sont pas nécessaires pour revivre l'époque à travers les planches d'Ascari.

1968, Le quartier de Porta Ticinese, avec sa librairie La Calusca...

Elfo - Tutta colpa del 68
Primo Moroni et sa librairie

 ...et ce qu'il est devenu par la suite...

 Elfo - Corso di Porta Ticinese, années 70 et 80


...et l'enterrement de Primo Moroni...


Elfo - Corso di Porta Ticinese, années 90 et 00

...qui était, avec Nanni Balestrini, l'auteur de ce classique sur l'histoire du long mai italien...


Nanni Balestrini, Primo Moroni - L'orda d'oro, 1988


...livre qui n'a pas d'équivalent en ce qui concerne la France et qu'une petite équipe s'efforce toujours joyeusement de traduire (2).


Monceaux de tracts éparpillés ou moisissant, livres écrits à la hâte, affiches déchirées, bobines super 8 entassées dans les caves, thèses en attente de publication depuis vingt ans, poèmes oubliés, dossiers de police consultables sans notes après de longues démarches, romans traficotés, souvenirs embellis, remords et repentirs à grande diffusion, mémoires désaffectées, neurones affaiblis, historiographie à blanc, et le business régulier des anniversaires. Commencez par ces deux BD, et ce livre italien.








(1) Le MS fonctionnait comme une grosse organisation  politique, avec son groupe dirigeant et son service d'ordre expéditif, les Katanga. Les cognes entre les Katanga et les idraulici (les "plombiers" à cause de leur préférence pour les clefs anglaises) du groupe milanais concurrent, Avanguardia Operaia, étaient une figure obligée du western politico-militaire local. Pour les lecteurs de la BD curieux du contexte, la scission de 71 qui semble avoir marqué Ascari est probablement celle qui donna naissance à un groupe dissident du MS, plus ouvert, le Gruppo Gramsci.

 (2) L'orda d'oro a connu à ce jour trois éditions successives, la dernière chez Feltrinelli.

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