21/06/2010

Ayons congé : Berlin/New-York, samedi soir lundi matin


Hans Baluschek - Montag morgen (In der mansarde) / Lundi matin (dans la mansarde), 1898  
Märkisches Museum, Berlin - Source


Trois jeunes femmes, une quatrième dans la pièce voisine, probablement des employées partageant un minuscule appartement, chacune d'entre elles à un stade différent d'une toilette sommaire, ce qui marque la progression - la quatrième est déjà occupée, peut-être travailleuse à domicile. Elles ont fait la fête tout le dimanche et l'ont prolongée pendant la nuit pour ne pas penser au lundi à venir. En témoignent les bouteilles et les verres qui traînent, mais en haut à droite le balancier de la pendule - qu'on voit mieux dans cette autre reproduction - rappelle que va commencer une journée de travail qui était alors de 10 à 11 heures par jour, souvent encore plus pour les femmes.

Baluschek est un réaliste social  lié à la Sécession berlinoise. En 1933 il est classé par les nazis dans l'art dégénéré (Entartete Kunst), interdit de production et cloîtré dans son atelier. Il meurt en 1935.



John Sloan - Return from toil, 1915, eau-forte


Une bande de jeunes ouvrières enfin sorties de leur atelier  new-yorkais, sous l'oeil réprobateur d'un agent de police. Sloan reprend en l'amplifiant la couverture qu'il avait dessinée en Juillet 1913 pour The Masses...





...et qui avait déclenché une controverse : ces filles n'étaient-elles pas trop gaies et pleines de vie pour revenir du bagne, surtout dans un mensuel du parti socialiste ? On l'accusa d'ironiser sur le mot toil.

Ce qui était plutôt un contresens. Sloan est le peintre des moments volés et des éclats de lumière dans les tenements. C'est de Sloan, qui ne fut que brièvement son professeur mais  qui l'influença de bien d'autres manières (1), que Hopper a appris à capter les instants fugitifs à travers de forts contrastes entre ombres et lumières. 

Return from toil est un hymne à la liberté. Les filles de la gravure  sortent très probablement d'une sweat-shop dans ce qui est alors l'industrie new-yorkaise par excellence, la confection, le garment (2). Ce sont ces ouvrières qui ont mené la grande grève des couturières (shirtwaist makers) durant l'automne-hiver de 1909...



 Groupe de grévistes lors de la Shirtwaist strike, janvier 1910
Source : Library of Congress Via Wikimedia Commons



...vingt mille femmes (3) qui se sont battues pendant plusieurs mois pour arracher finalement la semaine de 52 heures, donnant le signal à l'autre grève massive des  cloakmakers l'année suivante et à un mouvement continu de syndicalisation, de hausse des salaires et de réglementation du temps de travail. C'est ce mouvement que symbolisent les ouvrières de Return from toil - précisément sans ouvriérisme, la meilleure preuve étant le débat moralisateur que le dessin déclenche dans la rédaction de The Masses.


Dans la photographie de 1910, sauf la fillette du premier plan et les deux bavardes au second rang, toutes ont l'oeil fixé sur l'objectif - dans tous les sens du terme. Dans les gravures de Sloan, comme dans le tableau de Baluschek, il n'y a pas deux filles qui regardent dans la même direction : chacune à sa joie, mais ensemble - ensemble, mais chacune à sa tristesse. Comme un signe de connivence, un clin d'oeil du samedi soir au lundi matin. Qui nous délivrera des lundis matin ?



(1) Hopper a écrit sur Sloan et s'est inspiré directement de plusieurs de ses oeuvres, notamment gravées, dans les années 1920-1930. A côté de Sloan il faudrait évidemment parler aussi de Meryon que Hopper étudie au Metropolitan à partir de 1917, toujours pendant son détour par la gravure. Il y aurait un parallèle intéressant à faire sur l'utilisation de la lumière en décor urbain chez Meryon, Sloan et Hopper. 


(2) A l'époque première industrie de la ville (35.000 salariés) devant la raffinerie de sucre. Avant la machine à coudre  et la vente sur catalogue, l'industrie s'était construite en fabriquant des vêtements bon marché pour les esclaves du Sud, puis pour les armées de la Fédération.


(3) En grande partie juives, organisées par bataillons entiers dans un Union local qui n'avait au début qu'une centaine de membres. Elles étaient dirigées par une poignée de femmes, mélange de féministes de la première vague et de meneuses ouvrières yiddischophones qui avaient derrière elles l'histoire tumultueuse du Bund. Leur slogan était "tant qu'à mourir de faim, autant que ce soit rapide". Il faut rappeler que Sloan soutenait les féministes - voir son dessin The hee-hee-boys, born with a vote and a partial sense of the ridiculous qui caricature les spectateurs masculins huant un défilé de suffragistes.




Et pendant ce temps-là... 
en savoir plus sur le Triangle fire
New-York toujours : la méthode Burns sur le divan-fumoir

3 commentaires:

CW a dit…

Merci pour cette belle note !
Sloan a également soutenu les wobblies, en particulier lors de la Lawrence Strike de 1912.
http://www.dailymotion.com/video/x5kwi3_utah-phillips-bread-and-roses_music

loeildeschats a dit…

Il a aussi soutenu la grève de Paterson en 1913 - c'est lui qui a peint la manufacture sur la grande toile de fond du Madison Square Garden, pour le meeting de soutien "Paterson Pageant", et probablement aussi l'affiche
Vous connaissez probablement l'histoire de la Botto House

CW a dit…

oui, c'est vrai ! Merci pour les liens. A bientôt.