09/12/2009

Bestiaire parisien : "Un malheur se prépare"

























A propos du coq et de la chouette...

C'est Jean-Jacques Lefrère, le dénicheur, qui a le premier remarqué que les animaux - chouette, coq battant des ailes et rhinocéros - qui peuplent le chant VI de
Maldoror hantaient effectivement (1) en effigie les alentours de la Bibliothèque nationale.




Tout particulièrement au coin de la rue Vivienne et de la rue Colbert, que Ducasse devait bien connaître puisqu'il habitait à deux pas.


"Une chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassée, passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône, en s'écriant: « Un malheur se prépare. » Or, dans cet endroit que ma plume (ce véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous regardez du côté par où la rue Colbert s'engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l'angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards" (2).

Mais, comme Lefrère nous l'explique, il ne peut s'agir là que d'une hantise par anticipation puisque la chouette et le coq qui ornent l'horloge monumentale de Barrias datent de 1903. Quant au Rhinocéros d'Auguste Cain il n'a été installé aux Tuileries qu'en 1884, quatorze ans après la mort solitaire de Ducasse, rue du Faubourg Montmartre, plus haut vers les boulevards, dans un Paris assiégé grelottant de froid et de faim.

C'est sous le coq et la chouette, à cette encoignure...




...que les animaux familiers du cauchemar parisien font escorte au jeune Mervyn, à la fin de 1868 - ou au début de 69 ? On ne sait évidemment pas à quelle date précise fut composé le chant VI. Attention, c'est à ce coin de rue que le roman gothique engendre le poème urbain moderne, et que la hantise devient hasard objectif.


"Mais, si l'on s'approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même l'attention de ce passant, on s'aperçoit, avec un agréable étonnement, qu'il est jeune! De loin on l'aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quand il s'agit d'apprécier la capacité intellectuelle d'une figure sérieuse. Je me connais à lire l'âge dans les lignes physiognomoniques du front: il a seize ans et quatre mois! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces; ou encore, comme l'incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure; ou plutôt, comme ce piége à rats perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie! " (2)

Et, encore un peu plus plus loin...

"Pourquoi ne se retourne-t-il pas? Il comprendrait tout. Songe-t-on jamais aux moyens les plus simples de faire cesser un état alarmant? Quand un rôdeur de barrières traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux, si, dans le coin d'une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain des révolutions auxquelles ont assisté nos pères, contemplant mélancoliquement les rayons de la lune, qui s'abattent sur la plaine endormie, il s'avance tortueusement dans une ligne courbe, et fait un signe à un chien cagneux, qui se précipite. Le noble animal de la race féline attend son adversaire avec courage, et dispute chèrement sa vie. Demain quelque chiffonnier achètera une peau électrisable."


Steinlen - Un chat


(1) Jean-Jacques Lefrère, Isidore Ducasse, auteur des chants de Maldoror, par le comte de Lautréamont, Fayard, 1998, pp. 494-500.

(2) Lautréamont, Les chants de Maldoror, VI, ch. I


1 commentaire:

Olivier Favier a dit…

Merci, vous m'avez permis de retrouver cette histoire, dont j'avais oublié une bonne partie des détails.