J'ai téléphoné à Andy et je lui ai dit : "Je vais te mettre en couverture d'Esquire magazine". Et lui : "Attends une minute, George, je te connais. C'est quoi le truc ?" J'ai répondu : "Andy, Je vais te faire te noyer dans une boîte géante de soupe Campbell." Il a ri et : "Oh, J'adore ça." Et puis : "George, est-ce que tu ne devras pas construire une boîte gigantesque ?" Et j'ai dit "Andy, tu es vraiment débile..." (1)
Louis-Léopold Boilly - Distribution de vin et de comestibles aux Champs-Elysées, 1822 Huile sur toile Musée Carnavalet, Paris
Ces distributions étaient faites à l'occasion de la fête du roi, à la Saint-Louis le 25 août. Sous l'empire, on avait institué une Saint-Napoléon qui donnait lieu le 15 août aux mêmes scènes. Le pugilat était tel que le préfet de police décida d'y mettre un terme à partir de 1828.
C'est le moment où Boilly se met à peindre des collections de têtes, des amoncellements de corps. Une époque charnière pour la peinture de genre, où la composition ordonnée va laisser place à la cohue, au tas de corps et de muscles, à la foule du boulevard, aux wagons bondés. Mais c'est la peinture d'histoire qui a sonné les trois coups - Gros avec Les pestiférés de Jaffa et la Bataille d'Eylau - 1804 et 1807, Géricaut avec le Radeau de 1819 : amas de cadavres, d'agonisants, de naufragés, trois ans avant la Distribution et son amas de nécessiteux.
Ces populations qui se pressent pour quelques victuailles, Boilly les montre au même salon de 1822...
Louis-Léopold Boilly - Le déménagement, 1822
Huile sur toile
Art Institute, Chicago
...déménagées de gré ou de force au rythme des reconstructions de la ville. Ici Boilly se situe précisément à une césure. Ses conscrits de 1807 ou ses voyageurs de diligence de 1808 respectent encore un certain ordre. Mais en 1819, même si les gendarmes n'ont pas changé, rien ne va plus à la porte...
Louis-Léopold Boilly - L'entrée du théâtre de l'Ambigu-Comique à une représentation gratis, 1819
Huile sur toile
Musée du Louvre
...du mélodrame - c'était pour aller voir Les Macchabées ou la prise de Jérusalem, sur le Boulevard du Crime.
Entre ces deux façons de traiter le même sujet, le temps des catastrophes - de leur répétition, de leur digestion, de leur incorporation, de leur rangement au grenier de l'inconscient collectif. Car les révolutions, les expulsions, les guerres, les exils et l'effondrement des empires, ce sont aussi des amas de corps.
Louis-Léopold Boilly - Rixe entre Muscadins et Jacobins, ca 1793 Plume et lavis d'encre de chine, rehauts de blanc Musée Carnavalet
Le dessin est aussi appelé L'arrestation du chanteur Garat - interpellé le 5 novembre 1793 à Rouen parce qu'il était l'auteur d'une romance ("Vous qui portez un cœur sensible") plaignant les infortunes de Marie-Antoinette. Mais on peut hésiter entre une simple rixe et une scène d'arrestation (1). C'est en tout état de cause une scène typique de l'immédiat après-Thermidor.
(1) Selon Jean-Marie Bruson, cf. le catalogue de l'exposition de Lille, Boilly 1761-1845, 2011, n°59 p.129.
Manifestation à Santiago du Chilipour le 43ème anniversaire du coup d'état, 11 septembre 2016 Photographie : Carlos Vera Mancilla / Reuters Via Araucaria
L'enfance, c'est vraiment un rêve dont on s'est réveillé, une autre vie avant la vie - et dont il ne reste plus que des images inaccessibles, aussi étrangères que des images oniriques ou cinématographiques. Non pas à cause de l'éloignement temporel, mais d'une différence de nature : dans ce que j'ai ressenti étant enfant, il y a une qualité de merveilleux et d'immédiateté qui est incomparable avec les impressions plus tardives (quelle que soit leur ancienneté), qui semble venir d'une autre personne. Au point que les souvenirs qui m'en restent, si j'essaie de les décrire, ils ne se présentent que sous l'apparence de photos aplaties, sans épaisseur (et d'ailleurs je n'ai plus de goût pour mes photos d'enfance, j'ai plutôt une certaine tristesse en revoyant ces images d'une bonne volonté et d'un bonheur détrompés). Le seul chemin vers l'enfance, c'est une manière d'écrire qui me ferait oublier que j'existe, qui me ferait exister à la fois dans l'instant et dans l'éternité.
Mikhaïl Roginsky - Tout ce qui touche de près ou de loin le problème de sécurité est la priorité absolue et doit être traitée de toute urgence, 1986 Huile sur toile cirée
Mikhaïl Roginsky, né à Moscou en 1931, gagne d'abord sa vie comme décorateur de théâtre. Il peint, d'abord pour lui-même, des scènes de la quotidienneté soviétique, dans toute sa calme tristesse. Il se focalise ensuite de plus en plus sur la reproduction d'objets de la vie courante - dont une grande série de poêles Primus. Cette période est couronnée par son oeuvre la plus connue, la grande Porte rouge de 1965.
Il émigre en France en 1978, mais les thèmes de ses tableaux restent les mêmes. Pourtant, les touches se faisant plus larges, la facture moins réaliste, les toiles de la période parisienne sont comme des fantômes des œuvres moscovites (ici, plus de trolleys mais encore des manteaux, des légumes et des scènes de cuisine). Certaines s'accompagnent (ou sont entièrement composées) de déclarations peintes en majuscules où la langue de bois, de l'Est comme de l'Ouest...
1987, Huile sur papier
...se mêle aux brèves plus ou moins philosophiques de comptoir.
1988, Huile sur toile cirée
1987, Huile sur isorel
Leur caractère péremptoire contraste, de façon sardonique, avec la sourde banalité des sujets que le peintre a choisis...
1988, Peinture glycérophtalique sur carton gaufré
...comme avec la malhabileté feinte avec laquelle il les a reproduites. La peinture dégrade et contamine le signifiant, tandis que le message véhiculé se fond dans une sourde menace.
1988, Huile sur isorel
Il n'est probablement pas indifférent que ces toiles soient peintes précisément au moment (1987-89) où les deux moitiés du monde convergent. Et je ne peux pas m'empêcher d'y voir comme la conclusion désolée d'un voyage d'Ouest en Est qui ne va au fond que du pareil au même et d'une forme à une autre de la même banalité angoissée. Mikhaïl Roginsky est mort à Paris le 5 juillet 2004.
On trouvera sur le site de la Fondation Roginsky une base répertoriant un grand nombre de ses oeuvres - pour les non-russophones, cliquer sur la commande ЕЩЕ РАБОТЫ (encore des œuvres !), en bas de page, afin d'élargir la requête. Sur le même site, lire également l'article de Richard Leydier, Par-delà le mur, derrière la porte rouge...
Stuart Davis - Cats, 1912 Aquarelle et crayon sur papier
Girls are simply the prettiest things My cat and I believe And we're always saddened When it's time for them to leave We watch them titivating (that often takes a while) And though they keep us waiting My cat and I just smile We like to see them to the door Say how sad it couldn't last Then my cat and I go back inside And talk about the past
Sûr que les filles c'est ce qu'il y a de mieux
D'après mon chat
Et moi
Ça nous fait toujours de la peine
Quand vient l'heure de leur dire adieu
On les regarde se pomponner
(souvent ça prend un certain temps)
Mais on sourit en attendant
Mon chat
Et moi
Et puis les voir devant la porte
Dire que ça ne pouvait pas durer
Et que c'est triste - on aime bien ça,
Et puis rentrer Mon chat Et moi
Parler tous deux du temps passé
Roger McGough - My cat and i, in Adrian Henri, Roger McGough, Brian Patten - The Mersey Sound, Penguin Modern Poets, 1967 Trad. les chats
Roger McGough fait partie, avec Brian Patten et Adrian Henri, des poètes de Liverpool. Leur recueil de 1967 The Mersey Sound, fait évidemment référence à un autre son venu de la Mersey. Les trois poètes étaient d'ailleurs aussi musiciens de la Liverpool Scene.
En langue anglaise, The Mersey Sound est une des anthologies poétiques les plus vendues de tous les temps (plus de 500.000 exemplaires); en français, elle attend toujours une traduction.
...keit : au vu des quatre lettres qui terminent son nom...
...le journal que vend l'homme au chapeau et qui en appelle visiblement au prolétariat pourrait (?) être Die Einigkeit (L'Unité), hebdomadaire anarcho-syndicaliste des années 20, organe de la Freie-Arbeiter Union, FAUD. Le titre du journal faisait suite à une première Einigkeit, organe jusqu'en 1914 de la FvDg, qui était un peu l'équivalent allemand de la CGT anarcho-syndicaliste des débuts. Les deux organisations, la FvDG comme à sa suite la FAUD, se situaient à gauche des syndicats libres liés au parti socialiste allemand. Si c'est bien le cas pour ce journal, il y a un certain symbolisme (volontaire ou non) dans ce tableau. Nous sommes en 24, l'hyperinflation a pour longtemps affaibli le mouvement ouvrier allemand. Vient à sa fin la grande période de tension pré-révolutionnaire qui court de 1918 à 23 (Octobre allemand) en passant par le putsch de Kapp et le soulèvement de la Ruhr. Désormais d'autres acteurs entrent en scène, notez donc les graffitis...
...sur le mur à gauche (1).
Karl Holtz - Hitler le boucher
Caricature pour Der wahre Jakob n°53, 27 février 1932
Karl Holtz, né en 1899, fait paraître ses premières caricatures à 17 ans, en particulier dans Ulk, illustré lié au Berliner Tageblatt, journal de centre-gauche allemand. Holtz participe par la suite à la révolte de janvier 1919 du côté des insurgés, et donne un dessin à la Rote Fahne, le journal du Parti Communiste allemand (on voit une affiche...
...lacérée de la Rote Fahne sur le mur à gauche). Puis on retrouve Holtz dans des publications de tendance socialiste comme Der Wahre Jakob, mais aussi dans l'Eulenspiegel du temps de Willi Münzenberg.
Karl Holz - Dessin pour Eulenspiegel
La prise de pouvoir national-socialiste lui vaut une interdiction professionnelle (Berufsverbot) en 1934. Enrôlé dans la Wehrmacht il déserte en 45. Après la guerre il s'établit côté est et travaille pour les magazines de la RDA. Mais une caricature de Staline...
Karl Holtz - Jetzt wird sich alles alles wenden! / Maintenant tout, oui tout va changer !
...parue dans le Nebelspalter, un journal satirique suisse allemand, lui vaut une condamnation à 25 ans de prison. Il en tire sept à la prison de Bautzen, avant d'être gracié pour bonne conduite. Il reprend sa plume et publie par exemple en 57 la série Möchtelmanns Abenteurer. Mais sa production est désormais affadie (2) par la censure et, peut-être, par la peur et les coups reçus. Il meurt en 1978. C'était l'histoire de Karl Holtz, l'homme qui découvrit un jour qu'il était encore plus dangereux de caricaturer Staline que Hitler.
Karl Holtz à sa sortie de la prison de Bautzen, 1956
le panneau publicitaire Karl Holtz et sa main pointant vers le petit bonhomme qui brandit le vieux drapeau impérial noir-blanc-rouge. Private joke graphique (Holtz n'était certes pas un nostalgique de l'Allemagne wilhelminienne) mais non dénuée d'ambigüité : dans les rues de 1924 combien de passants ne devaient-ils pas penser que c'était peut-être mieux (ou, disons, plus stable et rassurant) avant la République de Weimar ? (2) Quoique.
C.R.W. Nevinson - La route d'Arras à Bapaume, 1918 Lithographie Source
La guerre n'a pas pris l'artiste moderne par surprise. On peut dire, je pense, que les artistes modernes ont été en guerre depuis 1912... Ils étaient amoureux de ce qu'il y a de splendeur dans la violence. Certains prétendent que les artistes étaient dépassés par la guerre. Je dirais : pas du tout, ils étaient des kilomètres devant elle.
C.R.W. Nevinson,
cité par J.W. Ferguson, The Arts in Britain in Wold War I, Stainer & Bell, 1980, p. 26.,
in Michael J.K. Walsh, Hanging a rebel, the life of C.R.W. Nevinson, Lutterworth Press 2008, p.117. Trad. Les Chats
Une série de lectures pour la fin de l'été - il fait très chaud l'après-midi, surtout là d'où les chats vous écrivent, autant en profiter. Et donc.
Ypsilon a publié voici plus d'un an la traduction française par Pascal Neveu de Mariners, Renegades and Castaways par C.L.R James. Et donc. Un bref début de biographie de notre auteur.
C.L.R. James, photographié vers 1946
1834
L'esclavage est aboli dans l'empire britannique, et par voie de conséquence dans l'île de Trinidad.
4 janvier 1901
C.L.R. James naît dans le village de Caroni (Trinidad), fils de Robert Alexander et Ida Elizabeth James. Son père est professeur à North Trace, sa mère une grande lectrice qui lui fera découvrir Shakespeare, Thackeray, Jane Austen, Dickens, les Brontë, Arnold Bennett, Thomas Hardy, Rudyard Kipling, Anthony Trollope... et P.G. Woodehouse. La famille vit à Tunapuna, à 9 miles de Port of Spain, la capitale.
A six ans, monté sur une chaise, il regarde de la fenêtre de sa chambre les matchs de cricket sur le terrain voisin; en étendant le bras il peut saisir les livres posés sur l'armoire
"...thus the pattern of my life was set." (1)
1910
Réussit à l'exhibition, examen qui permet d'obtenir une bourse d'étude au Queen's Royal College (QRC), l'école secondaire la plus réputée de Trinidad, où il entre en Janvier 1911. Latin, grec, français, histoire ancienne, mathématiques et littérature. Mais il se consacre surtout à la lecture et au sport. Record de saut en hauteur de Trinidad, il faut partie des meilleurs bowlers de l'équipe de cricket de la QRC.
1918
School certificate et sortie de QRC. Enseigne et donne des cours particuliers.
Commence à jouer dans le club de cricket de Maple, comme batter et bowler; il y restera jusqu'à son départ pour l'Angleterre. Ecrit des essais et des fictions courtes pour divers journaux et revues de Trinidad. Se passionne pour la calypso music.
Hiver 1919-1920
Grève des dockers de Port-of-Spain, qui s'étend à d'autres industries. Les grévistes, emmenés par des militants garveyites obtiennent une augmentation de 25% des salaires.
1924
Arthur Andrew Cipriani (le "capitaine Cipriani") devient secrétaire de la Trinidad Workingmen's Association (TWA) organisation populiste et réformiste qui deviendra le Trinidad Labour Party en 1934. "Curieux amalgame de Garveyisme et de travaillisme à l'anglaise" (2), la TWA, avec son journal The Labour Leader, fait campagne pour le suffage universel masculin, la reconnaissance des syndicats, la gratuité de l'éducation primaire et secondaire, et pour une Fédération Caribéenne, sans cependant demander l'indépendance vis-à-vis du Royaume-Uni. James sympathise avec le mouvement, et écrit probablement des articles sur le cricket pour le Labour Leader.
1925
Pour la première fois, les électeurs peuvent désigner une partie des membres du Legislative Council de Trinidad. Cipriani est élu dans la capitale avec 50% des voix.
1927
Premier succès littéraire de James avec une nouvelle, La divina Pastora.
1928
Ecrit son roman Minty Alley, qui ne sera publié qu'en 1936. Commence à écrire son essai biographique sur Cipriani, The life of captain Cipriani : an account of British government in the West Indies. Il y reconnaît l'apport du mouvement de Cipriani, tout en appelant à aller plus loin en demandant le self-government.
1929
Epouse Juanita Samuel Young, vénézuélienne d'ascendance espagnole, sténographe dans un cabinet d'avocats.
Mars 1932
Part pour l'Angleterre, sur l'invitation de Learie Constantine, qui finance l'édition de sa biographie de Cipriani. Constantine, champion de cricket Trinidadien récemment établi à Nelson, Lancashire, est alors en passe de devenir une légende du sport - il sera Wisden Cricketer of the Year en 1940 et, beaucoup plus tard, le premier noir à entrer à la chambre des lords, Baron Constantine of Maraval in Trinidad and Tobago and of Nelson, in the County Palatine of Lancaster...
Cricket card de Learie Constantine
Anticolonialiste et anti-raciste, il sera en 1944 à l'origine d'un jugement décisif pour la non-discrimination en Angleterre, contre l'Imperial Hotel qui lui avait refusé une chambre. Dix ans plus tard il publiera Colour Bar, une analyse (co-écrite avec C.L.R. James) du racisme anti-noir au Royaume-Uni (3). Devenu avocat en 1954, membre du People's National Movement il sera ministre des travaux publics de Trinidad, et premier high-commissionerde son pays à Londres, quand l'île aura gagné son indépendance. James s'installe à Nelson chez Constantine et co-écrit son livre Cricket and I.
1933
Leonard Woolf (le mari de Virginia Woolf) republie plus largement un extrait de la biographie de Cipriani, sous le titre The case for West-Indian Self-Government. James prend la parole avec Constantine dans de multiples réunions à travers le nord de l'Angleterre, sur le cricket, les Caraïbes, leurs perspectives d'indépendance.
Invité à parler à la BBC à l'occasion du centenaire de l'abolition de l'esclavage par Royaume-uni, il appelle à l'autodétermination des colonies. Le Colonial Office proteste immédiatement auprès de la BBC.
Nelson est alors une ville d'industrie textile, avec des syndicats actifs et des militants de l'Independent Labour Party (ILP), alors une scission de gauche du Labour - c'est le parti de George Orwell. Constantine les lui fait rencontrer, notamment Harry et Elizabeth Spencer, auxquels sera dédié The Black Jacobins. James devient marxiste à leur contact. Lecture de l'Histoire de la Révolution Russe de Trotsky, de Lénine et du Capital. James entreprend aussi un programme de lecture sur Toussaint Louverture et Haïti.
Séjours en France à Paris et à Marseille, pour se documenter sur Toussaint Louverture, grâce au soutien financier des Spencer.
1934 James emménage à Londres. Chroniqueur de cricket pour plusieurs journaux. Fréquente, outre les militants de l'ILP, de nombreux anticolonialistes africains et caribéens.
Ecrit The Black Jacobins.
Prend contact avec des trotskystes de la section de Hampstead de l'ILP, et adhère à une petite organisation trotskyste, le Marxist Group, qui fait de l'entrisme à l'ILP. James, excellent orateur et doué d'un fort charisme, fait bientôt partie des dirigeants du Marxist Group et des "personnalités" de l'ILP. Il rencontre également Karl Korsch.
Août 1935
Pour soutenir les Ethiopiens envahis par l'Italie mussolinienne, James fonde avec George Padmore, Trinidadien qui est aussi son ami d'enfance, Amy Ashwood Garvey, Jomo Kenyatta, T. Ras Makonnen et I.T.A. Wallace Johnson l'International African friends of Abyssinia qui deviendra l'International African Service Bureau après la défaite des Ethiopiens. L'IASB forme l'aile radicale du mouvement pan-africain.
1936
Le Marxist Group est exclu de l'ILP. Publication de The Black Jacobins et de World Revolution, 1917-1936. Ce livre fait le bilan des échecs du Komintern en Chine, en Allemagne et en Espagne, reprenant pour l'essentiel les thèses trotskystes, mais allant parfois plus loin - par exemple en étendant l'examen critique à la politique allemande de la IIIème internationale du temps ou Trotsky était encore au pouvoir, ou en s'en prenant au centralisme hérité de Lénine.
Représentation au London's Westminster Theatre de Toussaint Louverture, pièce écrite par James, avec dans le rôle principal Paul Robeson - dont la prestation sauve les lourds dialogues. James et Robeson voulaient prolonger par une série de représentations commerciales où ils auraient alterné dans les rôles de Toussaint et de Dessalines. Le projet ne se réalisa pas, probablement du fait de leurs attaches politiques contradictoires (Le PC pour Robeson, les trotskystes pour James.)
Traduit en anglais le Staline de Boris Souvarine.
1938
James P. Cannon, de passage en Angleterre, rencontre James et lui propose de venir aux Etats-Unis pour une série de conférences sur la situation européenne, et pour orienter l'action du SWP, le parti trotskyste états-unien, en direction des noirs.
Septembre 1938
James est un des deux délégués anglais - et le seul noir - à la conférence de fondation de la Quatrième Internationale, à Paris. Il y insiste sur la nécessité d'intervenir sur la question coloniale, souhaitant que cette tâche soit confiée à la section anglaise.
Octobre 1938
Débarque aux Etats-Unis. Tournée de meetings sur la côte Est, puis dans le Midwest et enfin en Californie. Se rend au Mexique et passe plusieurs jours à Coyoacan pour rencontrer Trotsky. Ce dernier réside encore à la Casa Azul chez Diego Rivera. Ils discutent de l'intervention du SWP sur la "question noire". James propose que les trotskystes impulsent et soutiennent la formation d'un mouvement noir indépendant pour les droits civiques, le but n'étant pas le recrutement de trotskystes mais l'auto-organisation des noirs américains. Il insiste sur la nécessité de former les militants du SWP à l'histoire du mouvement noir et de ses luttes.
Trotsky, préoccupé par l'aspect "aristocratique" du mouvement ouvrier blanc américain, n'est pas hostile aux vues de James; ils parviennent à un accord : James tiendra une rubrique régulière dans le journal du SWP Socialist Appeal et mettra sur pied un bureau des "negro affairs".
En revanche, James s'affronte à Trotsky sur les thèses contenues dans World Revolution, 1917-1936.
James repart pour les Etats-Unis par bateau jusqu'à la Nouvelle-Orléans. Au débarquement, taxis pour blancs et taxis pour noirs. Premier contact avec la ségrégation, qui se continue dans le bus pour New-York.
Printemps 1939
James fait une conférence sur la negro question dans une église de Los Angeles. Dans l'assistance, quelques jeunes blancs dont Constance Webb, étudiante à Berkeley et militante du SWP, qui gagnera ensuite sa vie comme mannequin et actrice. Début de leur correspondance; James épousera Constance Webb en 1946.
Constance Webb, modèle et militante
Photo de l'Agence Conovor (vers 1943) utilisée pour la page de couverture de ses Mémoires
30 novembre 1939
L'armée rouge envahit la Finlande : début de la guerre d'hiver. 400.000 hommes, 1.500 avions, 1.500 tanks côté russe, 265.000 hommes, 270 avions, 26 tanks côté des finlandais, qui bloquent cependant l'avance des russes et leur infligent de lourdes pertes en utilisant des tactiques de guérilla/encerclement.
Avril 1940
Convention du SWP à New-York. Le débat porte sur la défense et la caractérisation de l'URSS. En particulier, faut-il la soutenir dans la guerre contre la Finlande ?
La majorité du parti, avec James P. Cannon, reste sur les positions définies par Trotsky : l'U.R.S.S. reste un état ouvrier, certes "dégénéré" et doit être défendue de façon inconditionnelle envers et contre tout.
"Demain les staliniens étrangleront les ouvriers finlandais. Mais aujourd'hui ils donnent, ils sont contraints de donner une formidable impulsion à la lutte de classe sous sa forme la plus aiguë. Les chefs de l'opposition fondent leur politique non sur le processus "concret", tel qu'il se développe en Finlande, mais sur des abstractions démocratiques et de nobles sentiments. La guerre soviéto-finlandaise commence déjà, visiblement, à se prolonger par une guerre civile, où l'Armée rouge -pour l'instant- est dans le même camp que les petits paysans et les ouvriers, tandis que l'armée finlandaise bénéficie du soutien des classes possédantes, de la bureaucratie ouvrière conservatrice et des impérialistes anglo-saxons. Les espoirs qu'éveille l'Armée rouge chez les masses pauvres finlandaises ne seront, en l'absence de révolution internationale, qu'une illusion; la collaboration de l'Armée rouge avec les masses exploitées sera temporaire; le Kremlin peut très vite se retourner contre les ouvriers et les paysans finlandais. Nous savons tout cela d'avance et nous le disons ouvertement, en guise d'avertissement. Mais pourtant, dans cette guerre civile "concrète", qui se déroule en Finlande, quelle place "concrète" doivent prendre les partisans de la Quatrième Internationale? Si en Espagne ils se sont battus dans le camp républicain, alors que les staliniens étouffaient la révolution socialiste, à plus forte raison doivent-ils, en Finlande, se trouver dans le camp ou les staliniens sont forcés de soutenir l'expropriation des capitalistes."
Trotsky, L'opposition petite-bourgeoise dans le SWP, 1939.
En fait, l'ensemble de la population finlandaise, y compris les ouvriers, appuiera la résistance à l'invasion. L'état-croupion de la République Démocratique de Finlande présidée par Kuusinen se limite aux zones occupées par l'armée rouge.
La minorité du SWP, avec James Burnham, Max Schachtman et Martin Abern, opte pour la "défense conditionnelle" : ne défendre l'U.R.S.S. que si elle est attaquée par les puissances impérialistes dans le but d'anéantir les dernières conquêtes d'Octobre. Dans ces conditions on ne peut pas défendre l'agression contre la Finlande. C.L.R. James, initialement neutre dans le débat, se range du côté de la minorité, dont il défend les thèses à la réunion du SWP de la côte Ouest à Los Angeles.
A la même époque James commence à travailler avec Raya Dunayevskaya sur la question de la caractérisation de l'U.R.S.S. et du capitalisme d'état, Dunayevskaya se concentrant sur les questions économiques.
Ceri Dingle, Rob Harris - Every cook can govern, Documenting the life, impact & works of CLR James, 2016 VO anglaise sans sous-titre, en vente ici
La minorité du SWP quitte le parti et fonde le Workers' Party (WP) avec 800 membres. S'y retrouvent les jeunes et les intellectuels juifs New-Yorkais, alors que la grande partie des cadres syndicaux reste au SWP. Saul Bellow, Hal Draper, Irving Howe, James T. Farrell font ou feront partie du WP.
Fin 1940
Le visa touristique de 6 mois de James a déjà été prolongé une fois pour lui permettre de soigner son ulcère à l'estomac. Cette fois il arrive à péremption; à partir de ce moment il ne peut plus parler en public et vit dans une quasi-clandestinité. Il adopte "J.R. Johnson" comme principal nom de plume.
1941
Suit pour le journal du Workers Party la grève de 8000 sharecroppers (métayers) en grande majorité noirs dans le sud-est du Missouri, menée par le local 313 de l'UCAPAW (United Cannery, Agricultural, Packing, and Allied Workers of America). James écrit sous leur dictée le pamphlet Down with starvation wages in Southeast Missouri ! La grève sera victorieuse au bout de onze semaines.
Conférence nationale du WP. Raya Dunayevsakaya, sous le pseudonyme de Freddie Forest, soumet une contribution intitulée "l'U.R.S.S. est une société capitaliste". James, sous celui de J.R. Johnson, propose une résolution où il définit la Russie comme un capitalisme d'état. C'est la naissance officielle de la tendance "Johnson-Forest" que rejoignent d'autres militants comme Grace Lee et Marty Glaberman.
"Il y avait trois options (a) soit la propriété d'état des moyens de production ou luer nationalisation faisait de l'URSS un état ouvrier ou (b) cette nationalisation en faisait une nouvelle formation, ni capitaliste ni socialiste, ou (c) c'était une forme de capitalisme d'état où, même si la propriété était publique, la production se faisait selon les lois de l'accumulation capitaliste. Trotsky et la majorité du Socialist Workers Party s'obstinèrent dans la première position. La majorité du nouveau Workers Party, mené par Schachtman, choisit la seconde, appelant la nouvelle formation "collectivisme bureaucratique". CLR épousa la troisième. Il fut rejoint par Raya Dunayevskaya..." (4)
1942
James et Constance Webb fréquentent régulièrement Richard Wright et sa femme Ellen, cela jusqu'à leur départ pour Paris en 1947. Par eux il sont en contact avec les intellectuels noirs de la "coterie" de Wright, Chester Himes, Ralph Ellison, les pionniers de la sociologie urbaine Horace R. Cayton et St Clair Drake, l'anthropologue Manet Fowler, E. Franklin Frazier, Lawrence D. Reddick et le poète Melvin B. Tolson.
Prend part au projet de revue American Pages impulsé par Wright ("a Magazine Reflecting a Minority Mood and Point of View. Nonpartisan, non-politial, espousing no current creed, ideology or organization"). Le projet, destiné au lectorat noir et aux "blancs éclairés" ne verra pas le jour suite à des dissensions, mais cette idée de périodique culturel et d'opinion préfigure Correspondence, édité plus tard par les Johnsonites, après leur départ du SWP.
1944
Débat interne au Worker's Party sur la Black Question. C'est, classiquement, un débat intégration/autonomie. La position majoritaire au WP, défendue par Ernest McKinney ("David Coolidge") est celle de l'intégration dans une organisation multiraciale (le slogan "Black and White, unite and fight !") Celle de James est, comme à Coyoacan, de construire une organisation autonome noire.
"La lutte des noirs pour les droits démocratiques n'est pas une concession faite par les marxistes aux noirs; aux Etats-Unis aujourd'hui cette lutte est directement partie prenante du combat pour le socialisme" (5).
1946
La tendance Johnson-Forest quitte le WP.
1947 Pendant trois mois après sa sortie du WP, la tendance reste autonome et publie coup sur coup plusieurs ouvrages : The American Worker, Dialectical materialism and the fate of humanity. Dans The American Worker, Paul Romano ("Phil Singer") décrit son travail sur la chaîne de montage à la General Motors. C'est un des premiers exemples de (sociologie) critique du travail dans une entreprise fordiste entreprise par un ouvrier.
Après quelques mois d'autonomie, la tendance rejoint le SWP. A cette époque le SWP prévoit que la fin de la guerre entraînera une remontée des luttes syndicales et la tendance le considérait comme plus sérieux que le WP dans l'intervention ouvrière. D'autre part le SWP connaissait des difficultés pour recruter des noirs, et attendait beaucoup de James sur ce point. C'est lui qui présente à la Convention du SWP le rapport sur le Negro problem, dans la ligne de ses contributions au précédent débat dans le WP : le mouvement autonome des noirs a en lui-même un contenu socialiste et contribuera à instruire, transformer et faire progresser la classe ouvrière dans son ensemble. 1948 James part pour Reno, Nevada, capitale états-unienne du divorce. Il doit y légaliser son divorce au Mexique d'avec sa première épouse, Juanita James, afin de ne pas être considéré comme bigame suite à son second mariage avec Constance Webb, alors enceinte de leur enfant. James doit séjourner plusieurs mois à Reno puis à Pyramid Lake; il travaille un temps comme jardinier, aide-cuisinier et homme à tout faire dans un motel où il réside. Là, à Pyramid lake "au fin-fond de nulle part" il passe le temps en lisant la Logique de Hegel et en traduisant en anglais La lutte de classes sous la première République de Daniel Guérin. 1949-52 La tendance Johnson-Forest, ressentant de plus en plus le dogmatisme du SWP, se désaffilie progressivement du parti trotskyste états-unien et le quitte en 1950. La tendency abandonne le mythe du parti d'avant-garde et considère désormais que les marxistes, même s'ils peuvent conserver une forme de coordination, font partie d'un mouvement émancipateur plus large qu'ils n'ont aucun droit à diriger. En ce sens, la tendency participe d'une évolution, alors minoritaire mais générale (voir Socialisme ou Barbarie en France, par exemple) qui voit des marxistes abandonner la position dogmatique pour apprendre du mouvement de la société. Pendant cette période James écrit ses deux plus grands livres après The black jacobins (6) : American Civilization, resté malheureusement à l'état d'ébauche, publié seulement en 1993 bien après sa mort, et Mariners, Renegades & Castaways. American Civilization est une ode à l'esprit populaire états-unien et, rare chez les marxistes, un éloge de la recherche révolutionnaire du bonheur à travers le prisme de la culture de masse : cinéma, romans de gare, bandes dessinées, magazines et musique de jazz. Mariners..., qui fait de Moby Dick une métaphore de l'usine et de la société capitalistes modernes, n'est pas encore terminé quand le Bureau de l'immigration arrête James au printemps de 52 pour "absence de passeport".
Lindsay Blair Brown - Couloir abandonné d'Ellis Island
Le mariage de James et de Constance Webb se défait progressivement à partir de 1949. La naissance de Nobbie, leur fils, y est probablement pour quelque chose, mais aussi le harcèlement permanent du FBI et de la police. Il faut rappeler que les miscegenation laws sont encore en vigueur en Californie - où vivait Constance Webb la plupart du temps - jusqu'en 1948 (Perez vs Sharp) et que la police pouvait vous interpeller très facilement si vous étiez un couple multiracial (7). Après son arrivée à Londres, CLR se remariera avec Selma Weinstein, mais ceci est une autre histoire. Pendant six mois, interné sur Ellis Island, James continue d'écrire Mariners... Finalement, sa demande de citoyenneté états-unienne rejetée, il doit s'embarquer pour l'Angleterre en automne 1953.
Rockwell Kent - Chapitre XXI - On rallie le bord ? Illustration pour Moby Dick Via Book Graphics
(à suivre, éventuellement)
(1) C.L.R. James, Beyond a boundary, p.13
(2) Kent Worcester, C.L.R. James, a Political biography, p.21 (3) En 1963 encore, la compagnie des bus de Bristol refusait d'embaucher des noirs. Il fallut plusieurs mois de boycott, soutenu par Learie Constantine, pour que la compagnie change de politique.
(4) Grace Lee Boggs, Living for change, p. 50. Trad. Les Chats.
(5) J.R. Johnson "resolution of the minority" New International, Janvier 1945, cit. in Kent Worcester op. cit. (6) Et avant Beyond a boundary, son essai autour du cricket. (7) Voir le récit que fait Webb d'une interpellation au retour de Palm Springs : Constance Webb, Not without love, University Press of New England 2003, p. 252. lI existe maintes biographies de CLR, dont une en français par Matthieu Renault. En anglais on a le choix, avec une préférence des chats pour celle de Kent Worcester, ainsi que pour les mémoires de Constance Webbet de Grace Boggs. La correspondance Webb/James a été publiée sous le titre Special Delivery. Et sur la Tendency, déjà.