Auguste Louis Marie Ottin - Une rue de Paris - Montmartre, 18è Clignancourt, 1883 Collection Chauvet, Dessins sur Paris et ses environs Aquarelle Source : Gallica/BnF
Les chats sont bronchiteux, les chats sont sous la couette, tendant une patte fatiguée vers une tasse de verveine tiède... Les chats ont congé, retour le 25 courant, prenez soin de vous.
Ce billet pour signaler la traduction française (par Nicolas Viellescazes) des deux articles de Fredric Jameson sur Chandler. Le premier, On Raymond Chandler, initialement paru en 1970 dans la Southern Review, a par la suite été repris dans plusieurs collections d'essais critiques (1). Le second, The synoptic Chandler, a été publié en 1993 dans le recueil Shades of Noir (2). On ne peut que conseiller la lecture de ces textes (10 €, Les prairies ordinaires éd.).
"Mais la forme des livres de Chandler reflète une séparation initiale, propre à l'Amérique, et qui rend nécessaire la mise en relation des individus par une force extérieure (dans ce cas, le détective) qui les agencera les uns avec les autres comme les parties d'un même puzzle. Cette séparation se trouve projetée au-dehors, sur l'espace lui-même : si peuplée que soit telle ou telle rue, les diverses solitudes qu'elle contient ne se fondent jamais en une expérience collective, une distance les sépare toujours. Chaque bureau miteux est séparé du suivant; chaque chambre de celle d'à côté; chaque habitation de la chaussée située devant elle. C'est pourquoi le motif le plus caractéristique des livres de Chandler est celui de la figure qui contemple, d'un oeil distrait ou attentif, ce qui se passe dans un autre monde..."
Il y a dans ces deux articles (qui, soit dit au passage, présupposent une connaissance du corpus chandlérien) des passages très drôles - sur la métaphysique du bureau, par exemple - et une analyse pénétrante sur le double niveau de sens, de fonctionnement et de fabrication des romans de Chandler. Aussi, à la fin du second essai, une réflexion qui tourne en méditation sur ce qui pourrait être la limite, l'en-dehors de Los Angeles, cette ville qui est "une sorte de microcosme et de préfiguration du pays tout entier" - et même, aujourd'hui, de la planète. Cet en-dehors qui ne peut plus être la nature - la ville moderne ayant déjà, comme Los Angeles, inclus et produit sa propre nature, elle ne connaît plus comme limite et comme Autre que la mort - comme à la dernière page du Grand Sommeil.
On peut lire ici le début du premier des deux essais réunis dans ce livre.
En complément on peut éventuellement lire, sur Los Angeles :
- enfin, sur les images persistantes du Los Angeles de Chandler, Raymond Chandler's Los Angeles d'Elizabeth Ward et Alain Silver.
(1) Voir Glen W. Most & William W. Stowe, The poetics of murder, detective fiction & literary theory, 1983, et J. K. Van Dover, The critical response to Raymond Chandler, 1995.
"De sages visiteurs cherchant à identifier les personnages (du sacre) à l'aide d'une estampe comme celle de Massard" (1). Sur fond uni, les personnages de Boilly sont animés de la même vie mystérieuse que les fameuses esquisses pour l'Atelier d'Isabey.
(1) Sylvain Laveissière, Le sacre de Napoléon peint par David, 2004, cité par Anne Scottez-De Wambrechies, Boilly, Palais des beaux-Arts de Lille, 2011, #135.
Le soleil se couche derrière la colline. Nous autres au pied des monts, nous mettons nos bonnets de coton. Plus haut, tapis entre la Lergue et la Soulondres, les Lodévois ont au ras des sourcils leurs gros bonnets de laine, épais comme des tranches de pain; encore plus près du ciel, les rares habitants du Larzac grelottent sous leurs peaux de mouton retournées. Et là-bas tout au Nord ceux de l'Aubrac, a-t-on de leurs nouvelles, eux qui ne se risquent même pas à traverser leur cour, quand siffle la Burle ?
"Une nuit (en 1713), disait-il, je rêvais que j'avais fait un pacte, et que le Diable était à mon service. Tout me réussissait au gré de mes désirs, et mes volontés étaient toujours prévenues par mon nouveau domestique. J'imaginai de lui donner mon violon, pour voir s'il parviendrait à me jouer quelques beaux airs ; mais quel fut mon étonnement lorsque j'entendis une sonate si singulièrement belle, exécutée avec tant de supériorité et d'intelligence que je n'avais même rien conçu qui pût entrer en parallèle. J'éprouvai tant de surprise, de ravissement, de plaisir, que j'en perdis la respiration. Je fus réveillé par cette violente sensation. Je pris à l'instant mon violon, dans l'espoir de retrouver une partie de ce que je venais d'entendre ; ce fut en vain. La pièce que je composais alors est, à la vérité, la meilleure que j'aie jamais faite, et je l'appelle encore la Sonate du Diable ; mais elle est tellement au-dessous de celle qui m'avait si fortement ému, que j'eusse brisé mon violon et abandonné pour toujours la musique, s'il m'eût été possible de me priver des jouissances qu'elle me procure"
Le Penobscot (si on le considère comme un fleuve, la Penobscot si c'est une rivière - les usages varient) le Penobscot donc, coule d'ouest en est puis du nord au sud, depuis les lacs et les forêts du Maine septentrional jusqu'à Bangor et à la baie, apportant les billes de bois qui firent l'industrie locale, scieries et papeteries aujourd'hui disparues. Pour le grand public - disons, européen - le Penobscot n'évoque pas grand-chose, si ce n'est qu'il coule dans les romans de Stephen King, évidemment...
Plan de la ville imaginaire de Derry telle qu'elle apparaît pour la première fois dans Ça, puis dans plusieurs autres romans de Stephen King Source
L'histoire officielle du pays Penobscot est une répétition servile des chroniques de ce coin d'Amérique : il est découvert. Dans l'ordre canonique : par les Portugais d'abord, puis les Français, enfin les Anglais pas encore auto-décolonisés - pas de Hollandais, pour une fois. Le syndrome de Christophe Colomb, qui veut que l'on découvre des coins où Homo Sapiens pullulait depuis, au bas mot, dix mille ans.
Parce que les Penobscots, avant tout et tout le monde, ce sont des Indiens. Installés là, donc, depuis des lustres, une dizaine de milliers au début du XVIIème siècle, ils n'étaient plus que 347 en 1803. Entre ces dates, les européens avaient apporté leurs propres guerres intestines et extérieure (1) et leur choc bactérien : variole, coqueluche et rougeole.
Les Penobscots s'étaient alliés aux Français - mauvais choix initial. Ils furent parmi les principales victimes de la Guerre du roi Philip contre les Anglais puis soutinrent, contre les mêmes Anglais, les colons indépendantistes - qui les récompensèrent en les autorisant à rester sur les terres qui étaient déjà les leurs. Toute bonté ayant ses limites, surtout au XIXème siècle, les Penobscots furent progressivement spoliés de ces terres au cours d'une longue suite de traités inégaux. On estime à 60% de la superficie du Maine les territoires ainsi cédés dans des conditions litigieuses. En 1972 les Penobscots, de concert avec leur voisins, entamèrent un long procès en revendication territoriale (land claim), Passamaquoddy v. Morton. Une grande première dans l'histoire judiciaire amérindienne, qui aboutit à un règlement allouant aux nations indiennes plaignantes une indemnité de 81 millions de dollars, pour partie en terres. Les indemnités ne sont que des indemnités - elles ne refont pas l'histoire, et de toute façon elles sont toujours insuffisantes, âprement monnayées, sujettes à d'infinis retards. Que sait-on de l'histoire réelle ? Se résume-t-elle à la longue galerie de portraits de chefs vaincus, signataires obligés de traités léonins...
...vivotant après la perte de leurs terres et de leurs droits de chasse, en fabriquant des paniers et des canoës, en bossant pour pas cher dans les scieries, en guidant des touristes ou, parfois, en montant sur les planches comme Indian entertainers, mêlant comique de vaudeville et culture traditionnelle... ...n'est-elle pas tout aussi lisible, cette histoire, dans ces portraits de femmes elles aussi survivantes, comme...
...celle de Mary Pelagie Nicola, 1775-1867, dite Molly Molasses (2) épouse du chef John Neptune, chamane, maîtresse en magie m'teoulin. Quand Bangor fut construite, que les blancs furent devenus plus nombreux que les arbres et bien plus que les Penobscots réduits à leur réserve d'Indian Island, elle finit en mendiant un peu et en vendant les paniers qu'elle fabriquait aux clients qui les lui achetaient parce qu'ils craignaient fort qu'elle les ensorcelle. Ou encore cette autre Molly...
Molly Spotted Elk
Mary Alice (Molly Dellis pour les Penobscots) Nelson, 1903-1977, née sur la réserve Penobscot, fille de Philomène et Horace Nelson, governor de la réserve et premier indien Penobscot à être admis (pour un an) au collège. Elle vend les paniers fabriqués par sa mère, et danse pour les touristes - deux industries parmi les rares qui restent aux mains des Penobscots. Après son père, elle gravit l'autre marche de l'escalier - High School, Preparatory et enfin deux ans à Penn U, où elle étudie l'anthropologie avec Frank Speck (auquel elle sert de source pourPenobscot Man). Puis, pour manger, elle retourne à la danse, au Vaudeville, sur les planches sous le nom de Molly Spotted Elk - élan tacheté. Elle écrit sa musique, confectionne ses costumes elle-même, elle peut danser topless, parfois - les roaring twenties, indian style. Et puis elle joue le rôle de Neewa la fille du chef, dans un des derniers films muets...
Henry Carver - The silent enemy, 1930 - séquence d'ouverture
La troupe du film est entièrement indienne - et c'est un four total. Fin de la carrière de star - Molly Spotted Elk ne tournera plus qu'en qualité d'extra, sur des films comme la Charge de la Brigade Légère, le dernier des Mohicans et Lost Horizon - des trucs à plume ou assimilés. Mais en 1931 c'est l'exposition coloniale et elle part en France, montrer les danses indiennes. Parcourt l'Europe en tournée, étudie à la Sorbonne, rencontre là aussi des anthropologues - la France, les vieux alliés des Penobscots. Un jour dans un café, un journaliste de Paris-Soir vient l'interviewer; il s'appelle Jean Archambaud. Elle l'épouse. Et c'est la crise, il est viré du journal; elle enchaîne les petits boulots - puis retourne aux Etats pour gagner un peu d'argent à Hollywood (voir plus haut), y accouche d'une fille, retourne en France auprès du père en 1938. Puis c'est la guerre, l'occupation - Archambaud est anti-nazi, il disparaît et l'élan tacheté n'aura plus jamais de nouvelles de lui. Elle doit fuir avec sa fille, à pied ou sur les charrettes qui passent, parfois les ambulances, en traversant les Pyrénées. Retourne aux Etats, vit entre New York et Indian Island puis, ne trouvant plus de travail, se replie définitivement sur la réserve. Voudrait danser à nouveau, ne trouve qu'un emploi à la Poste, vit un chagrin d'amour, sombre dans la dépression, est internée en 1948.
Diagnostic du Bangor Mental Hospital lors de l'internement de Molly spotted elk
Reproduit dans Bunny McBride, Women of the Dawn, Bison Books, 1999, p.95
Les carnets qu'elle écrit à l'hôpital sont signés de trois pseudonymes - l'un d'entre eux, selon Bunny Mc Bride, est Molly Molasses. Elle sort de l'HP un an plus tard. Pendant le reste de sa vie à la réserve, elle confectionnera des poupées traditionnelles - certaines sont au Smithsonian - écrira des contes pour enfants, et, enfin, ce livre :
Car elle était aussi anthropologue, et de même qu'elle dansait sa propre danse, elle était en anthropologie son propre sujet et son propre terrain. Comme le disait le bon docteur : intellectually superior, temperamentally suspicious. Et même si nous ne somme pas nés sur des terres ravagées par l'expropriation et la négation de soi-même, des terres peuplées de fantômes et propices aux romans d'horreur, qui nous dit ce qu'il en sera demain ? Dans la crainte et, un peu, la culpabilité, ne somme-nous pas toujours, déjà, anthropologues de nous-mêmes ?
(1) Les Iroquois et les Abenakis/Penobscots étaient déjà ennemis assez héréditaires, mais les nouveaux venus n'ont rien arrangé : les Mohawks, nation iroquoise alliée d'abord aux Hollandais puis aux Anglais, et majoritairement convertis au protestantisme, contre les Penobscots catholicisés par les jésuites français.
(2)"cuz she sweet" : parce qu'elle est douce, comme la mélasse. Elle n'était pas si douce que ça. Bunny Mc Bride a écrit deux livres à propos des femmes Penobscots : Women of the dawn, Bison Press 1999 - et Molly spotted elk, a Penobscot in Paris, University of Oklahoma Press 1991. Si on veut trouver les Penobscots, c'est par là, ou là.
...Et pendant ce temps-là...
...non sans rapport avec le présent billet, un coup d'oeil sur le récent livre de Matthieu Renault,L'Amérique de John Locke...
Fairfield Porter - Penobscot Bay with Yellow Field, 1968 Parrish Art Museum Via KarenWong
Fairfield Porter (1907-1975) qui est un peu le Vuillard de là-bas, passait lui aussi ses étés en baie de Penobscot - en fait, au milieu de la baie puisque sa famille y possédait une île, Great SpruceHead Island, que son frère Eliot Porter a photographiée.
Voilà, on est vraiment tout près, là. Profitons de l'instant. Le bruit et la fureur peuvent attendre. Ce sera pour demain.
Alex Katz - Coleman Pond, 1975 Cut-out, face avant Via artobserved
On n'est plus très loin, on est déjà sur l'eau c'est tout dire, ici à Coleman Pond, un tout petit lac à sept kilomètres à peine de la baie de Penobscot. On flotte, comme les indiens.
Alex Katz a étudié à la Cooper Union de New York et, de 49 à 50, à la Skowhegan school dans le Maine - où Lois Dodd enseignera plus tard. Il se partage entre SoHo et le Maine l'été, à Lincolnville. Généralement classé dans le Pop Art, il pratique le cut-out : peintures sur panneaux de bois ou d'aluminium détourés et montés sur support - à mi-chemin entre peinture et sculpture. On ne voit ici que le recto du cut-out, on peut avoir un aperçu du verso ici chez LaTartine.
Comme ses amis Lois Dodd et Alex Katz, Welliver commence à explorer le Maine et les rives du Penobscot au début des années 1960. C'est lui qui y fit venir Rackstraw Downes, qu'il connut à Yale où il enseignait Et, comme chez eux, cette venue correspond au moment où il évolue vers une figuration qu'on pourrait qualifier de post-abstraite tellement elle réintègre de techniques propres aux avant-gardes des années 50 - et, dans le cas de Welliver, celles du champ coloré.
Welliver s'établit dans le Maine, y acquiert même une ferme qui finit par couvrir 600 hectares de terrain où il pratiquait le maraîchage bio. Il peignait en extérieur, à la dure dans le froid hivernal du Maine, des études qu'il agrandissait parfois ensuite en atelier. Neil Welliver est mort en 2005 à l'âge de 75 ans. Et, vous l'aurez noté, nous nous rapprochons vraiment du Penobscot.