15/02/2015

La forme d'une ville : une distance les sépare toujours





Ce billet pour signaler la traduction française (par Nicolas Viellescazes) des deux articles de Fredric Jameson sur Chandler. Le premier, On Raymond Chandler, initialement paru en 1970 dans la Southern Review, a par la suite été repris dans plusieurs collections d'essais critiques (1). Le second, The synoptic Chandler, a été publié en 1993 dans le recueil Shades of Noir (2). On ne peut que conseiller la lecture de ces textes (10 €, Les prairies ordinaires éd.).


"Mais la forme des livres de Chandler reflète une séparation initiale, propre à l'Amérique, et qui rend nécessaire la mise en relation des individus par une force extérieure (dans ce cas, le détective) qui les agencera les uns avec les autres comme les parties d'un même puzzle. Cette séparation se trouve projetée au-dehors, sur l'espace lui-même : si peuplée que soit telle ou telle rue, les diverses solitudes qu'elle contient ne se fondent jamais en une expérience collective, une distance les sépare toujours. Chaque bureau miteux est séparé du suivant; chaque chambre de celle d'à côté; chaque habitation de la chaussée située devant elle. C'est pourquoi le motif le plus caractéristique des livres de Chandler est celui de la figure qui contemple, d'un oeil distrait ou attentif, ce qui se passe dans un autre monde..."


Il y a dans ces deux articles (qui, soit dit au passage,  présupposent une connaissance du corpus chandlérien) des passages très drôles - sur la métaphysique du bureau, par exemple - et une analyse pénétrante sur le double niveau de sens, de fonctionnement et de fabrication des romans de Chandler. Aussi, à la fin du second essai, une réflexion qui tourne en méditation sur ce qui pourrait être la limite, l'en-dehors de Los Angeles, cette ville qui est "une sorte de microcosme et de préfiguration du pays tout entier" - et même, aujourd'hui, de la planète. Cet en-dehors qui ne peut plus être la nature - la ville moderne ayant déjà, comme Los Angeles, inclus et produit sa propre nature, elle ne connaît plus comme limite et comme Autre que la mort - comme à la dernière page du Grand Sommeil.



On peut lire ici le début du premier des deux essais réunis dans ce livre. 

En complément on peut éventuellement lire, sur Los Angeles :

- sur l'urbanisme et ses fantômes, évidemment, de Mike Davis, City of Quartz (ne pas oublier que la traduction française, suivant les mauvaises habitudes de nos éditeurs, est amputée d'un bon chapitre) et Ecology of fear - ainsi que Reyner Banham, Los Angeles, the architecture of four ecologies

- sur le cinéma et Los Angeles, L.A. Noir, the city as character d'Alain Silver et James Ursini, et surtout Hollywood cinema and the real Los Angeles de Mark Shiel, livre remarquable sur l'effet de miroir entre la ville et son cinéma

- enfin, sur les images persistantes du Los Angeles de Chandler, Raymond Chandler's Los Angeles d'Elizabeth Ward et Alain Silver.



(1) Voir Glen W. Most & William W. Stowe, The poetics of murder, detective fiction & literary theory, 1983, et J. K. Van Dover, The critical response to Raymond Chandler, 1995.

(2) Sous la direction de Joan Copjec, Verso éd.

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