04/02/2015

Une semaine sur le Penobscot : commerce du bois, guerre coloniale, choc bactérien, roman d'horreur, élan tacheté


Fitz Henry Lane - Lumber schooners at evening on Penobscot bay / Goélettes de transport de bois dans la baie de Penobscot, le soir, 1860
Huile sur toile
National Gallery of Art, Washington


Cette fois, nous y sommes. 

Le Penobscot (si on le considère comme un fleuve, la Penobscot si c'est une rivière - les usages varient) le Penobscot donc, coule d'ouest en est puis du nord au sud, depuis les lacs et les forêts du Maine septentrional jusqu'à Bangor et à la baie, apportant les billes de bois qui firent l'industrie locale, scieries et papeteries aujourd'hui disparues. Pour le grand public - disons, européen - le Penobscot n'évoque pas grand-chose,  si ce n'est qu'il coule dans les romans de Stephen King, évidemment...



Plan de la ville imaginaire de Derry telle qu'elle apparaît pour la première fois dans Ça, puis dans plusieurs autres romans de Stephen King
Source



L'histoire officielle du pays Penobscot est une répétition servile des chroniques de ce coin d'Amérique : il est découvert. Dans l'ordre canonique : par les Portugais d'abord, puis les Français, enfin les Anglais pas encore auto-décolonisés - pas de Hollandais, pour une fois. Le syndrome de Christophe Colomb, qui veut que l'on découvre des coins où Homo Sapiens pullulait depuis, au bas mot, dix mille ans.

Parce que les Penobscots, avant tout et tout le monde, ce sont des Indiens. Installés là, donc, depuis des lustres, une dizaine de milliers au début du XVIIème siècle, ils n'étaient plus que 347 en 1803. Entre ces dates, les européens avaient apporté leurs propres guerres intestines et extérieure (1) et leur choc bactérien : variole, coqueluche et rougeole. 

Les Penobscots s'étaient alliés aux Français - mauvais choix initial. Ils furent parmi les principales victimes de la Guerre du roi Philip contre les Anglais puis soutinrent, contre les mêmes Anglais, les colons indépendantistes - qui les récompensèrent en les autorisant à rester sur les terres qui étaient déjà les leurs. Toute bonté ayant ses limites, surtout au XIXème siècle, les Penobscots furent progressivement spoliés de ces terres au cours d'une longue suite de traités inégaux. On estime à 60% de la superficie du Maine les territoires ainsi cédés dans des conditions litigieuses.

En 1972 les Penobscots, de concert avec leur voisins, entamèrent un long procès en revendication territoriale (land claim), Passamaquoddy v. Morton. Une grande première dans l'histoire judiciaire amérindienne, qui aboutit à un règlement allouant aux nations indiennes plaignantes une indemnité de 81 millions de dollars, pour partie en terres.

Les indemnités ne sont que des indemnités - elles ne refont pas l'histoire, et de toute façon elles sont toujours insuffisantes, âprement monnayées, sujettes à d'infinis retards. Que sait-on de l'histoire réelle ? Se résume-t-elle à la longue galerie de portraits de chefs vaincus, signataires obligés de traités léonins...



Le chef Penobscot Frank "Big thunder" Loring
chasseur, medicine man, loueur de canoës, acteur et producteur de spectacles d'Indian entertainment, 1827-1906


...vivotant après la perte de leurs terres et de leurs droits de chasse, en fabriquant des paniers et des canoës, en bossant pour pas cher dans les scieries, en guidant des touristes ou, parfois, en montant sur les planches comme Indian entertainers, mêlant comique de vaudeville et culture traditionnelle... 

...n'est-elle pas tout aussi lisible, cette histoire, dans ces portraits de femmes elles aussi survivantes, comme... 


Auteur inconnu - Molly Molasses A.D. 1858



...celle de Mary Pelagie Nicola, 1775-1867, dite Molly Molasses (2) épouse du chef John Neptune, chamane, maîtresse en magie m'teoulin. Quand Bangor fut construite, que les blancs furent devenus plus nombreux que les arbres et bien plus que les Penobscots réduits à leur réserve d'Indian Island, elle finit en mendiant un peu et en vendant les paniers qu'elle fabriquait aux clients qui les lui achetaient parce qu'ils craignaient fort qu'elle les ensorcelle. 

Ou encore cette autre Molly...



Molly Spotted Elk


Mary Alice (Molly Dellis pour les Penobscots) Nelson, 1903-1977, née sur la réserve Penobscot, fille de Philomène et Horace Nelson, governor de la réserve et premier indien Penobscot à être admis (pour un an) au collège. Elle vend les paniers fabriqués par sa mère, et danse pour les touristes - deux industries parmi les rares qui restent aux mains des Penobscots. Après son père, elle gravit l'autre marche de l'escalier - High School, Preparatory et enfin deux ans à Penn U, où elle étudie l'anthropologie avec Frank Speck (auquel elle sert de source pour Penobscot Man). Puis, pour manger, elle retourne à la danse, au Vaudeville, sur les planches sous le nom de Molly Spotted Elk - élan tacheté. Elle écrit sa musique, confectionne ses costumes elle-même, elle peut danser topless, parfois - les roaring twenties, indian style. Et puis elle joue le rôle de Neewa la fille du chef, dans un des derniers films muets...



Henry Carver - The silent enemy, 1930 - séquence d'ouverture
Mis en ligne par JessieNativeAmerican


La troupe du film est entièrement indienne - et c'est un four total. Fin de la carrière de star - Molly Spotted Elk ne tournera plus qu'en qualité d'extra, sur des films comme la Charge de la Brigade Légère, le dernier des Mohicans et Lost Horizon - des trucs à plume ou assimilés. Mais en 1931 c'est l'exposition coloniale et elle part en France, montrer les danses indiennes. Parcourt l'Europe en tournée, étudie à la Sorbonne, rencontre là aussi des anthropologues - la France, les vieux alliés des Penobscots. Un jour dans un café, un journaliste de Paris-Soir vient l'interviewer; il s'appelle Jean Archambaud. Elle l'épouse. Et c'est la crise, il est viré du journal; elle enchaîne les petits boulots - puis retourne aux Etats pour gagner un peu d'argent à Hollywood (voir plus haut), y accouche d'une fille, retourne en France auprès du père en 1938. Puis c'est la guerre, l'occupation - Archambaud est anti-nazi, il disparaît et l'élan tacheté n'aura plus jamais de nouvelles de lui. Elle doit fuir avec sa fille, à pied ou sur les charrettes qui passent, parfois les ambulances, en traversant les Pyrénées. Retourne aux Etats, vit entre New York et Indian Island puis, ne trouvant plus de travail, se replie définitivement sur la réserve. Voudrait danser à nouveau, ne trouve qu'un emploi à la Poste, vit un chagrin d'amour, sombre dans la dépression, est internée en 1948.


Diagnostic du Bangor Mental Hospital lors de l'internement de Molly spotted elk
Reproduit dans Bunny McBride, Women of the Dawn, Bison Books, 1999, p.95


Les carnets qu'elle écrit à l'hôpital sont signés de trois pseudonymes - l'un d'entre eux, selon Bunny Mc Bride, est Molly Molasses

Elle sort de l'HP un an plus tard. Pendant le reste de sa vie à la réserve, elle confectionnera des poupées traditionnelles - certaines sont au Smithsonian - écrira des contes pour enfants, et, enfin,  ce livre : 






Car elle était aussi anthropologue, et de même qu'elle dansait sa propre danse, elle était en anthropologie son propre sujet et son propre terrain. Comme le disait le bon docteur : intellectually superior, temperamentally suspicious. Et même si nous ne somme pas nés sur des terres ravagées par l'expropriation et la négation de soi-même, des terres peuplées de fantômes et propices aux romans d'horreur, qui nous dit ce qu'il en sera demain ? Dans la crainte et, un peu, la culpabilité, ne somme-nous pas toujours, déjà, anthropologues de nous-mêmes ?



(1) Les Iroquois et les Abenakis/Penobscots étaient déjà ennemis assez héréditaires, mais les nouveaux venus n'ont rien arrangé : les Mohawks, nation iroquoise alliée d'abord aux Hollandais puis aux Anglais, et majoritairement convertis au protestantisme, contre les Penobscots catholicisés par les jésuites français. 

(2)"cuz she sweet" : parce qu'elle est douce, comme la mélasse. Elle n'était pas si douce que ça.



Bunny Mc Bride a écrit deux livres à propos des femmes Penobscots : Women of the dawn, Bison Press 1999 - et  Molly spotted elk, a Penobscot in Paris, University of Oklahoma Press 1991. Si on veut trouver les Penobscots, c'est par là, ou .





...Et pendant ce temps-là...
...non sans rapport avec le présent billet, un coup d'oeil sur le récent livre de Matthieu Renault, L'Amérique de John Locke...

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