29/10/2024

L'art de la fenêtre : ronde de nuit (et un détour homérique)


Patrick Caulfield - Window at Night, 1969

 

Les chats ont laissé la lumière allumée? Oui, par précaution. On ne sait jamais, des inconnus pourraient venir tourner sous les fenêtres de ce blog. Mais les chats sont partis en voyage... Si les dieux ne leur jouent pas des tours, ils reviendront vers le 20 Novembre.

 

Et de Caulfield, déjà.

 

28/10/2024

Retour de seventies (#3) : dans mon petit cinéma permanent


Claire - La réussite, 1974
Mis en ligne par Libertad liberta
 
 
 
Claire fait partie d'un club assez fermé (1), celui des chanteuses (deux fois prix Charles-Cros, 1976 et 1983) qui ont aussi droit à une entrée dans le Maitron.
 
Retour donc, car réédition, il n'y a pas si longtemps (2020), de chansons restées longtemps introuvables. Et qui n'ont pas vieilli - rajeuni, plutôt.
 
 
 
(1) À part elle, j'en ai compté 27.

27/10/2024

Retour de seventies (#2) : fantasmagorie de la banlieue, avec une publicité pour les taxis spatiaux


Philippe Caza - Scènes de la vie de banlieue, 1977
Dargaud éd.
 
 
On réédite donc enfin...
 
 
 
Philippe Caza - Scènes de la vie de banlieue, Intégrale, 2024
Les humanoïdes associés
 
 
...ma période préférée chez Caza, la période HLM.
 
 

 
 
Certes, il a fait bien d'autres choses, et du meilleur goût.
 
 
 




 
Mais ce que je préfère, quand même, c'est ça :



 Caza - Scènes de la vie de banlieue, Tome 1, 1977
 

  
Cela dit, les amateurs de sf nonsensique apprécieront aussi
 



 
et sa suite...


Chez les très recommandables ours éditions à Puéchabon (Hérault)



En passant, notez que Lola Lokidor est une taxi-girl de l'espace c'est-à-dire - pour désambigüer - qu'elle conduit un taxi, un vrai taxi spatial, dans la grande tradition qui remonte au Space Cabbie de Binder & Sherman.
 
 
 
Le robot amnésique - version française (Artima) du Space Cabby de la revue Mystery in Space
 
 
Et que ne donneraient pas les chats (deux mois de leur âge mûr ?) pour sauter dans le taxi spatial... Mais voilà...
 
 

 

26/10/2024

Retour de seventies (#1) : tout doit disparaître


Gérard Fromanger - Tout doit disparaître, série « Boulevard des Italiens », 1971
Huile sur toile
 
 
5 février 1971 : le photographe Élie Kagan (1928-1999) et le peintre Gérard Fromanger (1939-2021) marchent sur le Boulevard des Italiens. Kagan prend les photos. Ensuite, Fromanger va peindre sur les photos, projetées dans le noir sur sa toile (1).
 
 
 
Gérard Fromanger - L'autre, série « Boulevard des Italiens », 2 juin 1971
Huile sur toile
Fondation Gandur pour l'art, Genève

 
Les 25 toiles, datées du 2 juin1971, forment la série du Boulevard des Italiens et sont présentées à partir du 23 novembre 71 à L'ARC, au Musée d'Art Moderne de Paris.
 
 
 
Gérard Fromanger - Vie et moeurs des animaux sauvages, série « Boulevard des Italiens », 2 juin 1971
Huile sur toile
Fondation Gandur pour l'art, Genève


 
Une partie (2) de ces toiles se trouve aujourd'hui dans la collection d'un milliardaire Helvète et, suite aux actions - conjuguées bien que divergentes - de citoyens genevois et de la ville aux cent clochers elles vont faire retour du côté de chez les chats (pas tout de suite, disons à partir de 2027...)
 
Étrange destin de ces tableaux, témoins de l'assez convulsive année 71, dérivant des rives du Léman, près de l'ancien siège de la S.D.N., à celles tout aussi calmes de l'Orne - au voisinage immédiat du Mémorial consacré, rappelons-le "à la période allant du Traité de Versailles à la chute du Mur de Berlin". L'histoire tremblote, patine, bégaie, mais la couleur coule toujours.


Gérard Fromanger & Jean-Luc Godard - Film-tract n°1968, 1968
Mis en ligne par AccePointtopoint
 
 
 
 
(1) "Ce que nous voyons d’abord quand nous regardons les premières toiles de Fromanger, c’est une peinture qui se présente comme une photographie peinte : personnages en aplats rouges de la série Boulevard des Italiens qui se détachent sur une rue bleu-vert, comme si la peinture semblait avoir renoncé à produire ses propres représentations et se contentait de coloriage. Mais en regardant de plus près le détail de la peinture, et en particulier la facture des dégradés de lumière, on voit bien que l’ensemble ne « tient » pas comme tient la photographie initiale, que les personnages flottent dans un ailleurs et que la rue elle-même n’est pas un lieu habitable. Tout en respectant scrupuleusement les formes de l’image de départ, le peintre a désorganisé le cheminement de la lumière, le dégradé du clair vers le sombre, la progressivité des couleurs qui recrée dans la photographie l’impression du relief.
 
Fromanger peint dans le noir, sur une photographie directement projetée sur la toile : peindre, pour Fromanger, c’est peindre sous la photographie et glisser en elle un autre régime de lumière. C’est désorganiser ses rapports lumineux au profit de tensions locales entre des aplats de couleur, dans un geste où chaque couleur efface quelque chose de l’image.
 
Or, ce faisant, c’est toute l’organisation d’ensemble de la photographie, et avec elle toute possibilité d’une organisation homogène de l’espace du tableau, qui est détruite au profit de rapports locaux qui s’établissent chaque fois sur des plans différents. Les couleurs ne s’additionnent pas mais se confrontent les unes aux autres selon des rapports deux à deux (de voisinage) qui s’effectuent chacun dans un plan différent. Refroidir un vert par un bleu, le réchauffer par un rouge, de sorte que le vert soit successivement chaud et froid selon la teinte à laquelle l’oeil le raccorde. Aussi, le plan dans lequel s’agencent les couleurs n’est pas le plan de la photographie, mais un plan mental ou pictural construit par les couleurs elles-mêmes et valable seulement pour elles. Le plan n’est pas donné par l’espace du motif, il est construit par le regard comme le plan sur lequel existe localement le rapport de couleur, plan attaché à ce voisinage et indissociable de ce dernier : chaque rapport a son plan sur lequel il existe, et voir le tableau consiste à sauter d’un plan à l’autre au fur et à mesuredes déplacements de l’oeil (...)

« Je ne suis pas devant le monde, je suis dans le monde », aime à répéter
le peintre (...)

Dans un dispositif tel que celui de Fromanger (...) le cliché est convoqué sur la toile et la lutte entre peinture et image menée sur la toile même, de l’intérieur même du monde et de la représentation. La lutte a changé de nature : le peintre ne cherche plus à empêcher le cliché d’exister et de hanter sa toile au profit d’une peinture vraie (ou d’une vision authentique), il fait de la peinture un moyen de juger et de voir le cliché. Le cliché, c’est aussi bien la perception banale qui croit voir et tue ce qu’elle regarde, et à laquelle le peintre oppose son désir de maintenir le réel dans sa puissance
d’étrangeté."


 
(2) Une partie seulement, puisque leur dispersion actuelle interdit de reconstituer le parcours originel du Boulevard des Italiens, entreprise aussi inutile que celle qui voudrait répéter par exemple, une dérive à la Debord - pratique assez proche, d'ailleurs, de ce que faisait ici Fromanger.
 

25/10/2024

Ronde de nuit : Koscianski


Leonard Koscianski - On the Corner, 2017
Huile sur toile
 
 
 
Et de Koscianski, déjà.

 

24/10/2024

Duos : Leslie Worth


Leslie Worth - Lighting Cigarettes, 1950
Huile sur toile

 

23/10/2024

22/10/2024

Le bar du coin : et le chien du détail


Nigel van Wieck - Walking the dog 
Pastel sur papier

 

 

« I sent this painting to my gallery in NY. I titled the picture ‘Walking the Dog,’ the title refers to a manoeuvre done with a Yo-Yo. My dealer who had never played with a Yo-Yo said to me, “I have been scratching my head and looking everywhere in this picture, where’s the dog?” »

21/10/2024

Portrait craché : mauvais présage (par trois fois, et cinq règles simples)


Artiste inconnu - Cassandre, ca 79
Fresque découverte en 2023, Insula 10, Regio IX, Pompéi

 

 

 

Eschyle - Agamemnon, 458 AEC, 1198-1216
Trad. Mazon, Belles-Lettres éd.

 

 

 

Hector Berlioz - Les Troyens,  Acte I - Air de Cassandre et Duo 
Cassandre : Nadine Denize, Chorèbe : Jean-Philippe Lafont
Choeur et Orchestre de l'Opéra de Lyon Dir. Serge Baudo, 1980
Mis en ligne par Erlanger Leretour
 
 
 
Règle n°1 : Ne jamais promettre à Apollon de coucher avec lui si on n'est pas vraiment sûre de le faire.
 
Règle n°2 : Toujours se méfier des Atrides, ils ont le mauvais œil.
 
Règle n°3 : Les chevaux de bois, ce n'est pas pour les grands
 
Règle n°4 : Ne pas habiter près des volcans.
 
Règle n°5 : Aussi, se méfier de ceux qui disent que la guerre de Troie n'aura pas lieu

20/10/2024

Carroll Cloar : le jour et la nuit


Carroll Cloar - Delta Street Scene, 1953
Tempéra sur panneau
Rose Art Museum, Brandeis University
 
 
 
Carroll Cloar - Magic in the Night, 1965
Tempéra sur panneau
 

 

19/10/2024

Les occupations solitaires : le pin


Paul Alexandre Leroy - Dans les branches du grand pin, 1918
 

18/10/2024

Et derechef, des fous

 

Hendrick Hondius - Deux fous dansant, d'après Peter Brueghel l'ancien, 1642
Eau-forte

 

Oui, derechef, c'est même une re-republication, j'aime trop ce petit morceau.

 

 

Antoine Boësset - Ballet des fous et des estropiés de la cervelle, 1625 - II. Entrée des demy-fous 
Interprétation : Le poème harmonique - Vincent Dumestre
Mis en ligne par Le Poème Harmonique

17/10/2024

Le Pot-au-noir, les dames espagnoles, la baleine et, peut-être, qui sait, le retour à la maison


Philip G. Needell - In the Doldrums/Dans le Pot-au-noir, n.d.
Gravure sur bois en couleurs

 

À minuit sur le gaillard d'avant, c'est au chapitre 40 de Moby Dick qu'on se met à chanter...


Herman Melville - Moby Dick, ch. 40, trad. Armel Guerne
Ne soyons pas sentimentaux,c'est mauvais pour la digestion...
 
 
...Spanish Ladies, le grand classique des chants de marins anglais.
 
 
Farewell and adieu unto you Spanish ladiesFarewell and adieu to you ladies of SpainFor we have received orders to sail to old EnglandWe hope in a short time to see you againWe'll rant and we'll roar like true British sailorsWe'll rant and we'll roar along the salt seasUntil we strike soundings in the Channel of Old EnglandFrom Ushant to Scilly is thirty-five leagues
 We hove our ship to with the wind on sou'west, boysWe hove our ship to, deep soundings to takeTwas forty-five fathoms, with a white sandy bottomSo we squared our main yard and up channel did make.
We'll rant and we'll roar like true British sailorsWe'll rant and we'll roar along the salt seasUntil we strike soundings in the Channel of Old EnglandFrom Ushant to Scilly is thirty-five leagues

 

 Le 40 c'est un de mes chapitres préférés, à vrai dire...

 

Sarah Blasko - Spanish ladies (trad.) (1)
 
 
 
Now let every man drink off his full bumperAnd let every man drink off his full glassWe'll drink and be jolly and drown melancholyHere's to the health of each true-hearted lassWe'll rant and we'll roar like true British sailorsWe'll rant and we'll roar along the salt seasUntil we strike soundings in the Channel of Old EnglandFrom Ushant to Scilly is thirty-five leagues
 
 
  
Herman Melville - Moby Dick, ch.40 
Où sont les filles ?

 
The first land we made was called the DodmanNext Ram Head off Plymouth, off Portland the WightWe sailed by Beachy, by Fairlee and DoverThen abreast away for South Foreland LightWe'll rant and we'll roar like true British sailorsWe'll rant and we'll roar along the salt seasUntil we strike soundings in the Channel of Old EnglandFrom Ushant to Scilly is thirty-five leagues
 The signal is made for the grand fleet to anchorAnd all in the Downs that night for to lie;Let go your shank painter, let go your catHaul up your clewgarnets, let tacks and sheets fly!We'll rant and we'll roar like true British sailorsWe'll rant and we'll roar along the salt seasUntil we strike soundings in the Channel of Old EnglandFrom Ushant to Scilly is thirty-five leagues
 
 
 
...mais c'est un tournant du livre car c'est là, juste après, là, au début du chapitre 41, qu'on en vient...

 
 Herman Melville - Moby Dick, ch.41
Relativement rares étaient ceux qui l'avaient vu, de leurs yeux vu...


 
...au fond de l'affaire, à la baleine, et est-ce qu'on en remontera, du fond, est-ce qu'on reviendra chez soi, et dans quel état, hein ?
 
 Now let every man drink off his full bumperAnd let every man drink off his full glassWe'll drink and be jolly and drown melancholyHere's to the health of each true-hearted lassWe'll rant and we'll roar like true British sailorsWe'll rant and we'll roar along the salt seasUntil we strike soundings in the Channel of Old EnglandFrom Ushant to Scilly is thirty-five leagues
 
 
 
John Taylor Arms - Evening, East River, New York, 1919
Eau-forte et aquatinte
 

 
(1) Il en existe évidemment plusieurs versions. La plus connue du grand public, c'est celle que fredonne Robert Shaw dans Les dents de la mer, avant de se faire bouffer par le requin.

16/10/2024

Ronde de nuit : Maxime Verdier


Maxime Verdier - La ronde de nuit, 2023
Diorama, matériaux divers
 

15/10/2024

Les vacances du bestiaire : Grant Wood


Grant Wood - Wild Flowers, 1939
Lithographie colorée à la main par la sœur de l'artiste
 
 
 
 
Et, de Grant Wood ou à son propos, déjà.

14/10/2024

L'art de la rue : deux ambiances


Reginald Marsh - 42nd St Movies, 1946 
Tempéra à l'œuf

 

Reginald Marsh - Pip and Flip, 1932
Tempéra sur toile

 

Le titre de la première toile parle de lui-même : le Theater district et ses fantasmes privés/publics. Pour la seconde, c'est Coney Island en furie se ruant sur les Freak shows, on va voir Pip & Flip, les jumelles géantes du Pérou (elles s'appelaient en fait Elvira et Jenny Snow et elles venaient de Géorgie). Quand à Major Mite, c'était Clarence Chesterfield Howerton, le plus petit homme du monde - il a joué dans Le magicien d'Oz et servi de mascotte pour le recrutement du Marine Corps.

 

Et, s'agissant de Reginald Marsh, déjà.

13/10/2024

Un infâme aventurier, élu par une illusion populaire... (avec de vrais morceaux de Victor Hugo dedans)


Jean-Louis Talagrand - La chambre occupée par Rochefort, Proudhon et autres à Sainte Pélagie, 1899
Aquarelle, encre brune et crayon
Musée Carnavalet
Source (Via)
 
 
Du 7 juin 1849 au 4 juin 1852 Proudhon est enfermé à Sainte-Pélagie pour "attaque contre le droit et l'autorité que le Président de la République (1) tient de la Constitution". C'est dans cette chambre qu'il écrit la fameuse lettre "sur l'idée de progrès" qu'il publiera plus tard chez Lebègue à Bruxelles (2) et qui sera interdite en France.
 
 
Eugène Atget - Prison Sainte-Pélagie à Paris
 
 
On pouvait sortir de Sainte-Pélagie, sur permission. Proudhon obtient une journée de sortie le 2 décembre 1851, jour même du coup d'état. Il rencontre Victor Hugo, qui essaie de rassembler les résistances. Il faut se rappeler que durant les journées de Juin, Proudhon et Hugo ne s'étaient pas exactement trouvés du même côté de la barricade.
 
Hugo écrit :
 
Proudhon, qui faisait à cette époque à Sainte-Pélagie ses trois ans de prison pour offense à Louis Bonaparte, avait de temps à autre des permissions de sortie. Le hasard avait fait qu’une de ces permissions était tombée le 2 décembre.

Chose qu’on ne peut s’empêcher de souligner, le 2 décembre, Proudhon était régulièrement détenu en vertu d’une condamnation, et, au moment même où l’on faisait entrer illégalement en prison les représentants inviolables, on en laissait sortir Proudhon qu’on pouvait y garder légalement (3). Proudhon avait profité de cette mise en liberté pour venir nous trouver.

Je connaissais Proudhon pour l’avoir vu à la Conciergerie où étaient enfermés mes deux fils, et Auguste Vacquerie, et Paul Meurice, mes deux illustres amis, et ces vaillants écrivains, Louis Jourdan, Erdan, Suchet ; je ne pouvais m’empêcher de songer que, certes, ce jour-là on n’eût laissé sortir aucun de ces hommes-là.

Cependant Xavier Durieu me parla à l’oreille. – Je quitte Proudhon, me dit-il, il voudrait vous voir. Il vous attend en bas, tout près, à l’entrée de la place, vous le trouverez accoudé au parapet sur le canal.

— J’y vais, lui dis-je.

Je descendis.

Je trouvai en effet, à l’endroit indiqué, Proudhon pensif, les deux coudes appuyés sur le parapet. Il avait ce chapeau à larges bords avec lequel je l’avais souvent vu se promener à grands pas, seul, dans la cour de la Conciergerie.

J’allai à lui.

— Vous voulez me parler ? dis-je.

— Oui.

Et il me serra la main.

Le coin où nous étions était solitaire. Nous avions à gauche la place de la Bastille profonde et obscure ; on n’y voyait rien et l’on y sentait une foule ; des régiments y étaient en bataille ; ils ne bivouaquaient pas, ils étaient prêts à marcher ; on entendait la rumeur sourde des haleines ; la place était pleine de ce fourmillement d’étincelles pâles que font les bayonnettes dans la nuit. Au-dessus de ce gouffre de ténèbres se dressait droite et noire la colonne de Juillet.

Proudhon reprit :

— Voici. Je viens vous avertir, en ami. Vous vous faites des illusions. Le peuple est mis dedans. Il ne bougera pas. Bonaparte l’emportera. Cette bêtise, la restitution du suffrage universel, attrape les niais. Bonaparte passe pour socialiste. Il a dit : Je serai l’empereur de la canaille. C’est une insolence, mais les insolences ont chance de réussir quand elles ont à leur service ceci.

Et Proudhon me montrait du doigt la sinistre lueur des bayonnettes. Il continua :

— Bonaparte a un but. La République a fait le peuple, il veut refaire la populace. Il réussira, et vous échouerez. Il a pour lui la force, les canons, l’erreur du peuple et les sottises de l’Assemblée. Les quelques hommes de la gauche dont vous êtes ne viendront pas à bout du coup d’État. Vous êtes honnêtes, et il a sur vous cet avantage, qu’il est un coquin. Vous avez des scrupules, et il a sur vous cet avantage, qu’il n’en a pas. Cessez de résister, croyez-moi. La situation est sans ressource. Il faut attendre, mais, en ce moment, la lutte serait folle. Qu’espérez-vous ?

— Rien, lui dis-je.

— Et que ferez-vous ?

— Tout.

Au son de ma voix, il comprit que l’insistance était inutile.

— Adieu, me dit-il.

Nous nous quittâmes. Il s’enfonça dans l’ombre, je ne l’ai plus revu.

Victor Hugo
Histoire d'un crime, (Première journée)

(et sur le même sujet, un peu plus de Hugo par ici)
 
 
 
Jean-Paul Laurens - Prisonnier en fuite 
Illustration pour Histoire d'un crime
 
 
Non, il ne fuit pas, il y retourne. Après le coup d'état, toujours enfermé à Sainte Pélagie, Proudhon note :
 
 4 décembre 1851
 
Un infâme aventurier, élu par une illusion populaire pour présider aux destinées de la République, profite de nos discordes civiles pour déchirer la Constitution, suspendre les lois, chasser, emprisonner les représentants, assassiner par ses satellites ceux qui, en résistant, remplissent le plus sacré des devoirs, il ose, le couteau sur la gorge, nous demander la tyrannie. Paris ressemble en ce moment à une femme attachée, bâillonnée et violée par un brigand. Si j’étais libre, je m’ensevelirais sous les ruines de la République avec les citoyens fidèles, ou bien j’irais vivre loin d’une patrie indigne de la liberté.

 

 

À l'Élysée la question se pose...
Illustration pour Histoire d'un crime

 

 9 décembre 1851

Les masses sont peu différentes de ce qu’elles étaient au Moyen Âge. Nous avons cru pouvoir les saisir par la raison, les intérêts, la dignité nationale, l’amour de la liberté. Rien n’y prend. Les deux tiers des paysans croient plus à leur curé qu’à leur avocat ; la fascination de l’empereur Napoléon est telle encore qu’aucun raisonnement ne la peut dissiper. Le Peuple est un monstre qui dévore tous ses bienfaiteurs et ses libérateurs. Il n’y a pas, comme nous l’avions cru, de peuple révolutionnaire ; il n’y a qu’une élite d’hommes qui ont cru pouvoir, en passionnant le peuple, faire passer leurs idées de bien public en application.

 

 15 décembre 1851

Honte à cette nation lâche, pourrie de mercantilisme, à ses royalistes absurdes, à ses jacobins matamores, à sa bourgeoisie égoïste, matérialiste, sans foi ni esprit public, à son prolétariat imbécile toujours avide d’excitations et toujours prêt à toutes les prostitutions. (…) Honte à cette armée dénuée d’esprit public, composée de bêtes féroces, à qui depuis vingt ans les guerres d’Afrique servent d’école pour tuer les hommes sans pitié et sans remords.

Proudhon - Carnets inédits : journal du Second Empire
 CNRS Éditions, Paris, 2009
 

 
Artiste inconnu - Portrait présumé de Pierre-Joseph Proudhon,
entre 1849 et 1865
Huile sur toile
Musée Carnavalet
 
 
Ce post s'insère - à dire vrai comme une sorte de digression - dans une série consacrée à la Technique française du coup d'état, série qui est appelée à se poursuivre et que les événements courants peuvent être amenés, qui sait, à enrichir. L'avenir nous le dira.


 
(1) Louis-Napoléon Bonaparte. A son adresse Proudhon - qui l'avait dans un premier temps ménagé -  avait notamment écrit dans son journal Le Peuple, le 27 janvier 1849 :  
 

 

La condamnation en Cour d'Assises de Proudhon à trois ans d'emprisonnement est une des conséquences directes de l'échec (et du massacre) des Journées de Juin. Plus précisément, les chefs d'accusation étaient 1) délit d’attaque à la Constitution ; 2) attaque aux droits du président de la République ; 3) excitation au mépris et à la haine du gouvernement ; 4) excitation au mépris et à la haine des citoyens les uns contre les autres. Proudhon étant député, les poursuites avaient dû être autorisées par l'Assemblée, par un vote du 14 février 1849. On peut lire ici une étude sur les démêlés de Proudhon avec la justice.
 
(2) On peut lire ici une autre lettre autographe écrite à Sainte-Pélagie, sur le même sujet. 
 
(3) L'étonnement de Hugo se comprend. Il est possible que la permission octroyée à Proudhon ait été l'effet d'une manipulation policière : dans le cas où le faubourg Saint-Antoine se serait soulevé, la présence de Proudhon aurait permis de qualifier d'anarchiste la résistance au coup d'état.