Ralston Crawford (1906-1978) passe dans les années 1940 du précisionnisme à un géométrisme quasi-abstrait. Pendant la guerre, il est responsable de la division d'imagerie (Visual Presentation) du service météorologique de l'US Air Force. En 1946 le magazine Fortune l'envoie assister aux essais nucléaires de l'atoll de Bikini - les tests Able et Baker à propos desquels les chats ont déjà miaulé. Il en rapporte plusieurs dessins et toiles dont celle-ci, reproduite dans Fortune de décembre 1946.
Malgré les déclarations de l'artiste (1) il est aisé d'y repérer le contour de la sphère, image prégnante de l'essai Baker tel qu'il fut repris dans les médias...
Test Baker, atoll de Bikini, 25 juillet 1946
...et les formes torturées des navires-cibles.
Serge Guilbaut (2) a rapproché les impressions de Bikini par Crawford de deux toiles importantes de Pollock à la fin de 1946 :
Pour Guilbaut, l'effet d'éblouissement et le déchiquetage des toiles de Pollock - même si elles n'ont pas pour sujet explicite l'explosion nucléaire - renvoient, comme chez Crawford à une déflagration d'énergie destructrice. Pour reprendre les termes de l'article de Fortune, parlant de Crawford, il s'agit d'une "compulsion à la désintégration qui pour lui représente le fait métaphysique central de la guerre". Ainsi confondues en un éclair, réunies en un moment, deux offensives séparées et victorieuses. Celle de l'école de New York contre celle de Paris, telle que théorisée par Clement Greenberg - le principal commentateur critique de l'oeuvre de Pollock (3). Et celle des forces, politiques et militaires, qui de 1945 à 1948 redessinent le monde à l'aube de la Guerre Froide et, pour la politique intérieure, liquident l'aile gauche du New Deal (4) et instaurent un consensus conservateur de vingt ans, du Parti Républicain à la Partisan Review.
(1) "Mes formes et couleurs ne sont pas des transcriptions directes; ils renvoient, en tant que symboles picturaux, à l'éclat aveuglant de l'explosion, à ses couleurs, à son caractère dévastateur tel que je l'ai expérimenté sur l'atoll de Bikini".
(2) Serge Guilbaut - How New York stole the Idea of Modern art, University of Chicago Press 1983 / Comment New York vola l'idée d'art moderne, Ed. Jacqueline Chambon 1996, pp. 127-134 de l'éd. française. (3) Offensive victorieuse dont on trouvera une traduction graphique par ici. (4) Henry Wallace, vice-président sous Roosevelt, n'obtient au titre de la gauche du parti démocrate que 2,5 % des voix aux primaires de 1948. Sur Fulltable on trouvera icil'article de Fortune illustré par Crawford et là un ensemble documentaire sur les essais de Bikini, tiré des médias de l'époque. Et de Serge Guilbaut, plus récemment.
Jeune homme assis dans un atelier d'artiste Daguerréotype, 1850 Gallica/BnF
Car il suffit, pour accéder à la célébrité, de ne pas être Baudelaire mais de se voir coller, au dos de la photo...
...l'étiquette qui lui donnera un certain prix. Et ainsi de devenir, pour l'éternité peut-être, la photo du jeune Baudelaire, comme par exemple - et très ironiquement - en couverture de ce livre...
...(fort bon (1) au demeurant, et que les chats recommandent).
(1) Eric Chauvier - Je me suis rendu compte que Baudelaire avait été l’observateur des changements de Paris sous Haussmann, sous le Second Empire. Les travaux ont commencé en 1852, et Baudelaire est mort en 1867. Pendant quinze ans, il a donc vu les gares apparaître, les boulevards se créer, et les principes mêmes de la grande ville moderne naître. Il était fasciné par ça. Pour moi c’est donc un témoin précieux, et je pense qu’il avait cinquante ans d’avance sur les sociologues qui plus tard ont écrit sur la ville (Source).
L'amiral William Henry Purnell Blandy, son épouse et le contre-amiral George M. Lowry célèbrent la campagne de tests nucléaires de l'opération Crossroads en entamant un gâteau en forme de champignon nucléaire, lors d'un réception à l'Army War College de Washington DC, 5 novembre 1946 Tennessee Virtual Archive
Au cours de l'opération Crossroads la marine des Etats-Unis procéda à deux essais nucléaires (les tests Able et Baker des 1er et 25 juillet 1946) à ciel ouvert sur l'atoll de Bikini. C'étaient les premières exposions nucléaires depuis Trinity, Hiroshima et Nagasaki, et les premiers essais rendus (a posteriori) publics. Plusieurs centaines de chèvres et cochons et plusieurs milliers de rats furent exposés aux radiations et moururent. Dans une phrase demeurée célèbre, l'amiral Blandy déclara que les animaux atteints par les radiations "étaient simplement atteints de langueur, puis se remettaient, ou mouraient sans souffrance".
Le public s'intéressa beaucoup plus aux animaux qu'aux marins qu'on envoya nettoyer à la brosse les bateaux-cibles contaminés jusqu'à l'os, et cela six jours seulement après l'explosion du test Baker. Les travaux de décontamination manuelle continuèrent pendant une semaine, jusqu'à ce que Blandy comprenne que les compteurs Geiger utilisés par la Marine ne détectaient pas le plutonium - il fallut pour cela lui montrer un poisson devenu émetteur de rayons X, rendu lumineux par les radiations émises par le plutonium ingurgité. Selon une étude menée beaucoup plus tard, le taux de mortalité des marins exposés au test Baker était plus élevé de 4,6 % que la moyenne.
Blondie - Accidents never happen, 1979
Mis en ligne par Igor Karevski No I don't believe in luck No I don't believe in circumstance no more
A partir de 3'10" : Il lunedì la legge non permette che la leggera la vada a lavorà tirullallillillero Il lunedì la legge non permette che la leggera la vada a lavorà. Il martedì è giorno di mercato non 'mai lavorato, nun voglio lavorà tirullallillillero il martedì è giorno di mercato non 'mai lavorato, nun voglio lavorà. Il mercoledì io vado sul lavoro piglio la cazzuola mi metto a lavorà tirullallillillero piglio la cazzuola, mi casca giù 'l martello proprio per quello nun voglio lavorà. Il giovedì poi e l'è il giorno dei santi noi tutti quanti 'un si vole lavorà tirullallillillero il giovedì poi e l'è il giorno dei santi noi tutti quanti 'un si vole lavorà. Il venerdì poi è morto Gesù Cristo 'nun l'ho mai visto, nun voglio lavorà tirullallillillero il venerdì poi è morto Gesù Cristo 'nun l'ho mai visto, nun voglio lavorà. Il sabato poi io vado in sul cantone aspetto il padrone che mi venga a pagà tirullallillillero il sabato poi io vado in sul cantone aspetto il padrone che mi venga a pagà. E alla leggera che poco gliene importa la manda sull'ostia la fabbrica e 'l padron tirullallillillero e alla leggera che poco gliene importa la manda sull'ostia la fabbrica e 'l padron. La forza leggera che canta il cucù un bacio alla mamma n'Italia mai più.
La loi ne permet pas
Que la Légère aille au travail le lundi
Tirullallillillero
La loi ne permet pas
Que la Légère aille au travail le lundi
Le mardi, c'est jour de marché
On ne travaille jamais, je ne veux pas travailler
Tirullallillillero
Le mardi, c'est jour de marché
On ne travaille jamais, je ne veux pas travailler
Le mercredi, je vais au travail
Je prends la truelle, je me mets au travail
tirullallillillero
Je prends la truelle, un marteau me tombe sur le dos
Je ne peux pas travailler
Et puis, le jeudi, c'est le jour des saints
Aucun de nous ne veut travailler
Tirullallillillero
Et puis, le jeudi, c'est le jour des saints
Aucun de nous ne veut travailler
Puis Jésus Christ est mort le vendredi
On ne l'a jamais vu, mais on ne veut pas travailler
Tirullallillillero
Puis Jésus Christ est mort le vendredi
On ne l'a jamais vu, mais on ne veut pas travailler
Puis, le samedi je vais sur le chantier
J'attends le patron qui vient me payer
Tirullallillillero
Puis, le samedi je vais sur le chantier
J'attends le patron qui vient me payer
À la légère peu nous importe
On envoie au diable l'usine et le patron
Tirullallillillero
À la légère peu nous importe
On envoie au diable l'usine et le patron
Force légère que chante le coucou
Un baiser pour Maman, et adieu l'Italie.
Le train de la légère (il trenino della Leggera, ou La Leggera tout court) menait en Maremme les travailleurs pauvres de Toscane (ou d'ailleurs). La Maremme, marécage côtier du sud de la Toscane où sévissait la malaria, a été progressivement asséchée à partir du milieu du XIXème, mais à la fin du siècle elle restait un lieu de travail pénible et infertile, assez semblable à la Camargue et où ne venaient que les saisonniers sous-payés qui n'avaient pas d'autre solution pour survivre. Ils voyageaient alla leggera, sans bagage parce qu'ils n'avaient rien, d'où le surnom du train. Et ils chantaient cette chanson, qui reste pourtant moins connue que Maremma amara. Caterina Bueno (d'elle, déjà) a transcrit la chanson au début des années soixante à Stia, province d'Arezzo. On en trouvera d'autres versions par ici.
Pour clore cette petite série havraise, republication d'un vieux billet de 2015, on redonne un coup de manivelle pour Antoine Roquentin sur sa banquette au Rendez-vous des cheminots, Antoine qui est déçu
Je venais pour baiser, mais j’avais à peine poussé la porte que Madeleine, la serveuse, m’a crié :
« La patronne n’est pas là, elle est en ville à faire des courses. »
et qui a le mal de mer
« Qu’est-ce que vous prenez, monsieur Antoine ? »
Alors la Nausée m’a saisi, je me suis laissé tomber sur la banquette, je ne savais même plus où j’étais ; je voyais tourner lentement les couleurs autour de moi, j’avais envie de vomir. Et voilà : depuis, la Nausée ne m’a pas quitté, elle me tient.
Antoine reluque le cousin et ses bretelles mauves (elles sont peut-être violettes ?)
Quand la patronne fait des courses, c’est son cousin qui la remplace au comptoir. Il s’appelle Adolphe
sur sa chemise bleue, et sur fond de mur chocolat, et ça le rend encore plus malade
Ça aussi ça donne la Nausée. Ou plutôt c’est la Nausée. La Nausée n’est pas en moi : je la ressens là-bas sur le mur, sur les bretelles, partout autour de moi. Elle ne fait qu’un avec le café, c’est moi qui suis en elle
Mais heureusement
« Madeleine, jouez-moi un air, au phono...»
Madeleine tourne la manivelle du phonographe. Pourvu qu’elle ne se soit pas trompée, qu’elle n’ait pas mis, comme l’autre jour, le grand air de Cavalleria Rusticana.
Mais non, c’est bien ça, je reconnais l’air dès les premières mesures. C’est un vieux ragtime avec refrain chanté. Je l’ai entendu siffler en 1917 par des soldats américains dans les rues de La Rochelle. Il doit dater d’avant-guerre. Mais l’enregistrement est beaucoup plus récent. Tout de même, c’est le plus vieux disque de la collection, un disque Pathé pour aiguille à saphir.
Pendant ce temps, à côté, on joue à la manille, mais
Quelques secondes encore et la Négresse va chanter. Ça semble inévitable, si forte est la nécessité de cette musique : rien ne peut l’interrompre, rien qui vienne de ce temps où le monde est affalé ; elle cessera d’elle-même, par ordre. Si j’aime cette belle voix, c’est surtout pour ça : ce n’est ni pour son ampleur ni pour sa tristesse, c’est qu’elle est l’événement que tant de notes ont préparé, de si loin, en mourant pour qu’il naisse. Et pourtant je suis inquiet ; il faudrait si peu de chose pour que le disque s’arrête : qu’un ressort se brise, que le cousin Adolphe ait un caprice. Comme il est étrange, comme il est émouvant que cette dureté soit si fragile. Rien ne peut l’interrompre et tout peut la briser.
Le dernier accord s’est anéanti. Dans le bref silence qui suit, je sens fortement que ça y est, que quelque chose est arrivé.
Silence.
Some of these days
You’ll miss me honey !
Ce qui vient d’arriver, c’est que la Nausée a disparu. Quand la voix s’est élevée, dans le silence, j’ai senti mon corps se durcir et la Nausée s’est évanouie. D’un coup...
Moi, j’ai eu de vraies aventures. Je n’en retrouve aucun détail, mais j’aperçois l’enchaînement rigoureux des circonstances. J’ai traversé les mers, j’ai laissé des villes derrière moi et j’ai remonté des fleuves ou bien je me suis enfoncé dans des forêts, et j’allais toujours vers d’autres villes. J’ai eu des femmes, je me suis battu avec des types ; et jamais je ne pouvais revenir en arrière, pas plus qu’un disque ne peut tourner à rebours. Et tout cela me menait où ? À cette minute-ci, à cette banquette, dans cette bulle de clarté toute bourdonnante de musique.
And when you leave me.
Oui, moi qui aimais tant, à Rome, m’asseoir au bord du Tibre, à Barcelone, le soir, descendre et remonter cent fois les Ramblas, moi qui près d’Angkor, dans l’îlot du Baray de Prah-Kan vis un banian nouer ses racines autour de la chapelle des Nagas, je suis ici, je vis dans la même seconde que ces joueurs de manille, j’écoute une Négresse qui chante tandis qu’au-dehors rôde la faible nuit.
Le disque s’est arrêté.
Mais les disques ne s'arrêtent jamais vraiment, n'est-ce-pas, les seules choses qui s'arrêtent ce sont les ports de mer...
Je vais rentrer à Bouville. La Végétation n’assiège Bouville que de trois côtés. Sur le quatrième côté, il y a un grand trou, plein d’une eau noire qui remue toute seule (2) .
...comme Bouville qui est aussi Le Havre décadastré - la même année que que cet autre quai - une jetée au bord du grand rien, un terminal pour le néant, tu as de beaux yeux tu sais, et un de ces jours tu me manqueras, vraiment...
(1) Walging (néerlandais) - Dégoût, aversion, écœurement. (2) Tous les passages cités, ainsi que le titre de ce billet : Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, 1938.
George Grosz - Peace, 1934 Plume, calame, fusain, lavis et blanc couvrant sur papier Collection Judin, Berlin
Grosz a quitté l'Allemagne pour les Etats-Unis en 1932. Le premier grand plan de réarmement allemand (pour une armée de 300.000 hommes) est annoncé en décembre 1933 et accéléré à partir d'avril 34 ; il est opérationnel en octobre. Dans la même année la Grande-Bretagne dénonce ce réarmement dans un livre blanc, mais son gouvernement temporisera dès 1935.
Franz Skarbina - Ein Nachtbild, 1895 Huile sur toile Collection H. Huth
Ne jamais dire son rêve A celui qui ne vous aime pas L'oreille hostile est tarie La bouche amère calomnie La haine vomit le sable du sablier Plus vite toujours plus vite La nuit trahie avorte Une passion au présent déjà passée Et la peur ne fait qu'augmenter La rage du caïman La taille du cancer Enfouissez vos rêves dans les poches sous vos yeux Ils seront à l'abri de l'envie Ils seront à l'abri de l'adage Qui veut que l'Africain babille Et que tous les vieux soient sages
Ignatius Taschner - Schneewittchen / Blanche Neige, ca 1907-1913 Fontaine des contes / Märchenbrunnen, parc de Friedrichshain, Berlin
La Fontaine des contes / Märchenbrunnen fut conçue par Ludwig Hoffmann et construite au début du siècle dernier à l'entrée du parc de Friedrichshain. Les dix principales figures qui ornent la fontaine illustrent les contes de Grimm et sont dues à Ignatius Taschner. D'autres furent produites par Georg Wrba (dont le Rübezahl d'un précédent billet) et Joseph Rauh. L'ensemble fut quasiment détruit pendant la seconde guerre (mondiale), les statues récupérées en mauvais état, des restaurations sommaires entreprises dans les années 50, 70 et 80, pour aboutir à une réfection complète en 2007, les statues ayant longtemps fait la joie des graffiteurs.
L'un des sept nains est censé porter les traits du peintre Adolph Menzel, en guise de protestation après le refus opposé (1) par Guillaume II à l'érection d'un monument à sa mémoire. Mais, entre les misères survenues aux statues d'origine - retrouvées en mauvais état dans un potager en 1950 - et les restaurations successives, difficile de savoir si Menzel est plutôt Prof ou plutôt Grincheux, sans compter que chez les Grimm les nains n'ont pas de noms, tout au plus des numéros.
Car depuis les frères Grimm nombreuses sont les Blanche Neige, mais ma préférée c'est celle de
Donald Barthelme - Snow White / Blanche Neige
Atheneum books, 1967, Gallimard 1969
Trad. Céline Zins
(1) Et supposé - en fait Guillaume II autorisa les funérailles officielles de Menzel et même il y participa.
Erwin Wurm - Narrow House, Installation au Havre, 2019
Erwin Wurm a rétréci (en largeur) la maison de son enfance - être né en Autriche dans les années 1950 pouvait donner un sentiment d'étroitesse voire de claustrophobie, quelques-uns de ses proches aînés pourraient aussi en témoigner. Ici l'étroitesse de la maison contraste avec la vastitude et la largeur d'esprit de l'avenue Foch. On peut voir ici, par exemple, la salle de bains.
Georg Wrba - Statue de Rübezahl, ca 1907-1913 Märchenbrunnen / Fontaine des contes, Parc de Friedrichshain, Berlin
Rübezahl est un personnage des contes allemands, tchèques et polonais; il aurait son origine dans les monts du Riesengebirge, d'où son vrai nom Herr der Berge - seigneur des montagnes. C'est un géant - ou parfois un gnome - génie des forêts parfois bienveillant, parfois jouant des tours, parfois assimilé au chasseur sauvage - et en tout cas très méchant quand on l'appelle par ce nom ridicule - Rübezahl, le compteur de navets.
Le conte (1) dit qu'il enleva un jour une princesse pour l'enfermer dans son royaume secret. La princesse se morfondant, il lui offrit un panier rempli de merveilleux navets qui pouvaient se transformer en tout ce qu'elle désirait (2) - y compris les demoiselles de compagnie qui pourraient la distraire. Ce qui se produisit effectivement. Mais bien vite les demoiselles se mettaient à vieillir et à se ratatiner, comme les vieux navets qu'elles étaient. Et il fallait toujours trouver de nouveaux navets, et ils ne duraient jamais assez... et l'hiver vint. Et le gnome (ou le géant, enfin le Seigneur des montagnes) s'en alla replanter des navets, les récolter au printemps, les amener à la princesse, etc...
Mais la princesse s'ennuyait de plus en plus. Donc, un jour, elle inventa un stratagème. Elle demanda au géant - ou au gnome, enfin, au Seigneur des montagnes - une preuve d'amour.
On ne résiste pas à une telle demande.
Gnome, dit-elle (ou Géant...), pour preuve de ton amour, va compter tous les navets qui poussent dans ton royaume, et reviens m'en donner le nombre exact.
Et le géant (ou le gnome) s'exécuta, allant fureter partout avec son boulier / sa calculette / son bâton de Napier ou tout ce que vous voudrez. Il compta, compta, recompta puis revint.
Et la princesse était partie, elle était allée retrouver son prince, il était charmant, ils se marièrent, ils furent heureux, ils eurent beaucoup d'enfants, ils placèrent une partie de leurs économies dans l'immobilier en Floride, une autre partie dans des fonds d'investissement équitable, et le reste dans l'industrie d'armement.
Et le gnome (ou le géant) fut très malheureux, puis il s'en remit, et depuis il erre par les montagnes, parfois gentil, parfois jouant des tours, en tout cas dégoûté des princesses. Mais il aime toujours les navets - regardez, il en a plein son panier (3). Et maintenant notre question test. Que préférez-vous : (a) les princesses (b) les navets (c) vous pelotonner dans votre lit en pensant aux malins génies qui errent dans la montagne.
(1) On peut lire ici ici (en allemand) la version de Johan Karl August Musäus (1783) et là une adaptation en anglais par Andrew Lang. Pour la version ci-dessus, seuls les chats sont à blâmer. (2) Sauf, évidemment, un prince charmant. (3) Ou des raves, ou des betteraves - Rübe, c'est le même mot en allemand. Bon appétit / Guten appetit.