10/04/2018

Une semaine Proust (1) : Molieros et catleyas



Périodiquement, quand il n'ont rien de mieux à faire, les chats relisent La Recherche. A cette occasion, ils s'offrent (vous offrent ?) une Semaine Proust, avant de prendre quelques vacances. Semaine qui sera faite de quelques nouveautés et de la republication de quelques madeleines - ces billets où les chats ont déjà parlé de Marcel Proust. Première Madeleine donc, Les femmes de sport...

(parce que le temps de Proust c'est aussi cela - juste avant que le cinéma ne l'emporte, les derniers feux, entre autres (4) du spectacle vivant)...

(précédemment publié le 1er décembre 2010 et qui fait  partie d'une série que l'on peut trouver en entier et, bien entendu, en ordre inversé - soit du plus récent au plus ancien, par ici).



James Tissot - Les femmes de sport/Amateur Circus, 1883-85
Museum of Fine Arts, Boston



Voici Décembre et c'est le mois du Cirque. Dans la même série La Femme à Paris que la précédente Demoiselle de magasin, exposée en 1886 à la galerie Sedelmeyer, voilà probablement la toile la plus connue de son auteur, et un tableau plein de surprises.
Un cirque - mais quel cirque ?

Un trapéziste, un clown, des dames et des messieurs...









...mais quel trapéziste ? Quel clown, quelles dames et quels messieurs ?

Commençons par le Cirque.
Ernest Molier, fils "d'un trésorier-payeur de la bonne ville du Mans" vient d'une de ces familles bourgeoises dont l'ascension s'est faite au cours du XIXème siècle et qui à sa fin se trouvent aux portes de l'aristocratie avec des parents dans l'armée et la magistrature, voire déjà titrés. Membre du Jockey-club, bon dresseur de chevaux et entraîneur d'écuyères, assidu des salles d'armes, à force de fréquenter les manèges il est aussi devenu grand amateur de Cirque, de pantomime et d'acrobatie, et a pris des leçons avec Bradbury, une célèbre écuyère de l'époque.


Ernest Molier vers 1913, montant Jupiter


En 1879 il loue un terrain à Passy rue de Bénouville, à deux pas de chez Tissot qui habitait avenue de l'Impératrice (notre avenue Foch) et alors que l'endroit, non loin du Bois de Boulogne, est encore un terrain vague. Il y installe son écurie et fait construire un hangar en bois qui lui servira de manège et de cirque privé où il reçoit des amis, sportsmen du même milieu, amateurs de voltige, de funambulisme et de fêtes. Lassés de n'avoir qu'eux-mêmes pour spectateurs, ils décident en 1880 de donner une représentation publique sur invitation. Molier rachète les décors de la Maison Espagnole qui a servi à l'Hippodrome de l'Alma...




Gustave Doré - Première page pour Paris-Murcie


...pour la Fête de Paris-Murcie, donnée le 18 décembre 1879...




Fête de Paris-Murcie à l'Hippodrome



...en faveur des victimes des inondations de cette province.



Notez que ces mots "Fête de Paris-Murcie" sont une madeleine de Proust au carré puisqu'ils évoquent directement deux passages-clefs de la Recherche...





La lettre d'Odette à Swann, le chrysanthème juste avant les catleyas
Marcel Proust - A la recherche du Temps perdu, Un amour de Swann, éd. 1919 T2, p. 17 -  p.186 éd. Quarto


et...


Une fois elle lui parla d'une visite que Forcheville lui avait faite le jour de la Fête de Paris-Murcie. « Comment, tu le connaissais déjà ? Ah ! oui, c'est vrai », dit-il en se reprenant pour ne pas paraître l'avoir ignoré. Et tout d'un coup il se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d'elle la lettre qu'il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut-être avec Forcheville à la Maison d'Or. Elle lui jura que non. « Pourtant la Maison d'Or me rappelle je ne sais quoi que j'ai su ne pas être vrai », lui dit-il pour l'effrayer. – « Oui, que je n'y étais pas allée le soir où je t'ai dit que j'en sortais quand tu m'avais cherchée chez Prévost », lui répondit-elle (croyant à son air qu'il le savait), avec une décision où il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la timidité, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle voulait cacher, puis le désir de lui montrer qu'elle pouvait être franche. Aussi frappa-t-elle avec une netteté et une vigueur de bourreau et qui étaient exemptes de cruauté, car Odette n'avait pas conscience du mal qu'elle faisait à Swann ; et même elle se mit à rire, peut-être il est vrai, surtout pour ne pas avoir l'air humilié, confus. « C'est vrai que je n'avais pas été à la Maison Dorée, que je sortais de chez Forcheville. J'avais vraiment été chez Prévost, ça c'était pas de la blague, il m'y avait rencontrée et m'avait demandé d'entrer regarder ses gravures. Mais il était venu quelqu'un pour le voir. Je t'ai dit que je venais de la Maison d'Or parce que j'avais peur que cela ne t'ennuie. Tu vois, c'était plutôt gentil de ma part. Mettons que j'aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Quel intérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j'avais déjeuné avec lui le jour de la Fête Paris-Murcie, si c'était vrai ? D'autant plus qu'à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis, chéri. » Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de l'être sans forces qu'avaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi, même dans les mois auxquels il n'avait jamais plus osé repenser parce qu'ils avaient été trop heureux, dans ces mois où elle l'avait aimé, elle lui mentait déjà ! Aussi bien que ce moment (le premier soir qu'ils avaient « fait catleya ») où elle lui avait dit sortir de la Maison Dorée, combien devait-il y en avoir eu d'autres, receleurs eux aussi d'un mensonge que Swann n'avait pas soupçonné. Il se rappela qu'elle lui avait dit un jour : « Je n'aurais qu'à dire à Mme Verdurin que ma robe n'a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s'arranger. »

Odette et Swann, "Tu vois, c'était plutôt gentil de ma part...Il y a toujours moyen de s'arranger" après les catleyas, ou les débuts de la fin
A la recherche du temps perdu, Un amour de Swann, p. 296 éd. Quarto





...avant et après les fameux catleyas.



De ce décor espagnol installé autour de la piste rue de Bénouville, vient le surnom de Molieros donné un temps à la troupe. On peut s'en faire une idée à partir de cette gravure d'Adrien Marie, le dessinateur officiel du Cirque...





Adrien Marie, gravure pour l'Illustration
reproduite dans Le magasin pittoresque, 1913





...où l'on note la même organisation que dans le tableau de Tissot : les rangs des dames au milieu, ceux des hommes en-dessous et au-dessus. A la différence du Cirque de Seurat (le Cirque Franconi, ouvert à tous) la répartition n'est pas sociale (les plus pauvres en haut, chez Seurat) mais par genre - et pour cause : ici, tout le monde est riche.

Durant toute l'existence du Cirque Molier, de 1880 à la mort de son fondateur en 1933 (1) le principe restera immuable : les numéros (et cela vaut aussi pour l'orchestre et les clowns) sont exécutés par des amateurs (2) venant de la haute société et se produisant exclusivement devant elle. On ne vend pas de billet - écrire au Directeur, qui a sa liste et qui invite.



Invitation au Cirque Molier, dessin d'Adrien Marie



La première représentation a lieu en Mars 1880 et l'invitation disait simplement "on fera un peu d'équitation, d'acrobatie, et après on mangera des tripes à la mode de Bénouville". Les numéros d'écuyéres étaient ceux de Fanny Lehman et de Bradbury, il y avait un trapéziste et un clown dont je parlerai plus tard, de la pantomime, "un harmonie flûte d'où sortaient des feux d'artifice, enfin et surtout les fameux lapins-sauteurs...se livrèrent à une course très amusante, pour laquelle on pariait comme à Longchamp" (3). Le succès est tel qu'on décide de répéter la représentation tous les ans - le hangar est refait pour l'abriter plus dignement, ce qui correspond probablement à l'état peint par Tissot. 

En 1882, Molier décide d'effectuer une seconde représentation annuelle, permettant d'inviter les Femmes du Monde, épouses et filles de Ces Messieurs - les demi-mondaines restant cantonnées à la première. De nouveau, l'idée a un succès fou, aux deux occasions on fait la queue en habit noir devant la rue de Bénouville.


Le magasin pittoresque, 1913


Cent-cinquante places, dans lesquelles s'entassent trois cent personnes, l'éclat des toilettes, les messieurs qui se faufilent prestement dans les rangs des dames le jour des demi-mondaines... 



Julius Fucik - Entrée des gladiateurs
Mis en ligne par AeolianHall1




Pour les numéros, le cheval prédomine, Molier fait des démonstrations, Julia de Nys et Blanche Allarty, les écuyères étoiles de la maison - la seconde...


 Blanche Allarty

...épousera le propriétaire - font les voltiges et montent aussi...



Une écuyère et son chameau
(probablement Blanche Allarty, dont c'était la spécialité)
L'Almanach des sports, 1899



...des chameaux en haute école. Viennent ensuite les athlètes des barres fixes et anneaux, les escrimeurs...


Illustration pour Félicien Champsaur - 
Journal d'un clown du Cirque Molier, La Revue Illustrée, Juin-Déc.1887


...les lutteurs, les haltérophiles...


llustration pour Félicien Champsaur - Journal d'un clown du Cirque Molier


...les concours de beauté et de chapeaux...





Et encore les entrées de clowns, les pantomimes musicales...


Mlle Dezoder du Palais-Royal et le dessinateur Gerbault
llustration pour Félicien Champsaur - Journal d'un clown du Cirque Molier

...et les divertissements à texte, souvent écrits par Félicien Champsaur, j'y reviendrai car ce n'est pas la part la moins intéressante.


Et sur la piste comme sur les gradins, ducs et comtesses, peintres, actrices connues et hauts gommeux. Un tout petit Grand Monde s'encanaille tendrement, strictement entre soi mais aussi au bénéfice de ses bonnes oeuvres, les Pauvres de l'Hospitalité du Travail ou les Jeunes Filles Poitrinaires...  Le baron Rivet et le comte de Vissocq, le marquis de Galliffet de sinistre mémoire, les duchesses d'Uzès et de Grammont, le comte de La Rochefoucauld, MM. de Beauregard et de Sainte-Aldegonde, le duc de Crussol et le duc de Morny, fils de son père, et sa soeur, Missy marquise de Belbeuf. Habits rouges bientôt en déshérence, fantômes du côté Guermantes, tôt surpassés en nombre dans ce même Cirque, du côté Verdurin, par les non-titrés du haut commerce, de la finance et même de l'Université. Regardez, pour une des dernières fois ils prennent la pose...





Au Cirque Molier - Revue la femme seule, Août 1928



...regardez : la République des livres d'images, celle dont on vous rebat les oreilles, elle est là (4) tassée en forme de minuscule bohême, pendant un peu plus d'un demi-siècle - avec la parenthèse du Grand Abattoir où le Cirque fait relâche - de la Semaine Sanglante au 6 Février, savant équilibre de bourgeoisie rêveuse et de noblesse passée par la taxidermie, la République du Temps Perdu et de Mme de Villeparisis, fantôme qui va bientôt s'évanouir dans un dernier claquement de fouet.



Ernest Molier saluant avec une danseuse
Illustration de Jules Garnier pour Hugues Le Roux, Les jeux du cirque et la vie foraine








A noter que le Carnet d'un clown du Cirque Molier, de Félicien Champsaur, peut être lu intégralement sur l'excellent Livrenblog.


(1) L'existence du Cirque Molier correspond à peu près parfaitement aux grandes années de la IIIème République, du premier ministère Ferry de 1880 au dernier ministère Herriot, avant l'instabilité qui devait déboucher sur le 6 février 34.

(2) A quelques exceptions près dont les écuyères de voltige - métier dangereux où les héritières se risquaient peut-être moins à se casser le cou.

(3) Le Figaro, 6 Mai 1883. 

(4) La IIIème est la seule République parlementaire stable que le Vieux Pays ait connu. Vichy n'est déjà pas une République, la IVème n'est pas stable, la Vème n'est pas parlementaire. Je sais que j'enfonce, historiquement, des portes ouvertes - d'où me vient cette impression qu'elles sont en train de se refermer ?

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