Albrecht Dürer - Le Christ aux limbes, de la Grande Passion, avant 1511
Gravure sur bois
Chez mes grands-parents, dit M. Chat, il y avait ce vieux recueil d'images religieuses, dans la veine sulpicienne fin XIXème, au temps où des missions couraient les villages pour tenter vainement de les rechristianiser. Quatre grandes planches rotogravées. Le Paradis, où on avait l'air de s'ennuyer ferme. Le Purgatoire, plutôt cool et reposant, on s'y promenait sous des bosquets, l'inconvénient c'est qu'on était obligé d'en sortir un jour ou l'autre - ma grand-tante Philomène était une spécialiste des neuvaines pour les âmes du Purgatoire, elle connaissait tous les morts du village qui y séjournaient. L'Enfer, beaucoup plus intéressant, là au moins il y avait de l'action. Et, suprêmement angoissants, Les Limbes.
On y voyait le Christ, enveloppé d'un élégant suaire, poser un pied prudent dans un espace nuageux d'où émergeaient des têtes d'angelots sans corps, pareils à ces minuscules chérubins de cire qui, posés sur du coton jauni sous une cloche de verre, trônaient sur les cheminées de mes grand-tantes ou pendaient aux murs décrépits des chapelles de cimetières. Le Grand Culpabilisateur qui avait fabriqué le bouquin avait évidemment confondu le Limbe des Pères (ou des Patriarches), celui de la gravure de Dürer, avec le Limbe des enfants morts sans baptême.
Détail
Le Limbe des Pères, c'est le réduit dont on voit l'entrée en bas à droite de la gravure. On y a enfermé tous les justes (1) morts entre le péché originel et l'an 33 après J.C. (2) date à laquelle JC, précisément, est mort, a été enseveli, est descendu aux enfers (3) pour les libérer : c'est cette descente que décrit Dürer.
Détail
J'aime beaucoup l'espèce d'autruche, probablement le gardien en second du réduit.
Donc, dès 33, si l'on s'en tient aux articles de foi, les pères étaient tirés d'affaire. Mais, comme il arrive souvent, en fermant une prison on en a rouvert une autre, celle des enfants morts avant le baptême. Ici, un bref rappel de théologie catholique.
Dans un premier temps les Pères de l'Eglise (Saint Augustin, en fait) estimaient que ces enfants allaient directement en enfer : pas de baptême, pas de salut. Après une rapide réflexion est venu ce correctif : ils n'étaient condamnés qu'au plus léger des châtiments infernaux (bien sûr qu'il y a une gradation, voyez chez Dante). A partir d'Abélard (1079-1142) les théologiens ont précisé ce qu'était ce châtiment : les mioches sont simplement privés de la vision béatifique de leur Dieu. Et donc, vers la fin du XIIème siècle (4) on a réalisé que, si l'enfer est conçu pour faire vraiment souffrir le pécheur, il est difficilement soutenable - et cela pourrait même prêter à confusion - d'y maintenir des innocents qui ne souffrent pas ou si peu. On a donc conçu ce lieu : Limbus, la Lisière - la lisière de l'enfer, mais ce n'est déjà plus tout à fait l'enfer, même si on y reste (restait ?) pour l'éternité.
Se sont ensuivis neuf siècles d'intense réflexion théologique, avec quelques zigzags (par exemple, les Jansénistes sont contre les Limbes, pour eux les mioches vont en enfer, point final) jusqu'à ce qu'enfin les instances responsables décident de baisser définitivement la grille sur les Limbes des enfants, le 19 janvier 2007 (5).
Que s'est-il passé alors, dans les nuages de coton où pâlissaient les angelots de mon vieux livre ? A-t-on entendu, ce 19 janvier au soir, la sonnerie de fermeture ? Est-ce que le gardien est passé en répétant Messieurs on va fermer, au revoir comme dans The Waste Land (6) :
?
Détail
(1) Quant
à savoir qui est juste et qui ne l'est pas, c'est une autre histoire, à
voir avec le Dieu de l'ancien testament - qui n'était pas un tendre.
(2) On dit maintenant 33 EC, pour ère courante, ce qui évite de parler à tout bout de champ de J.C. Pour avant J.C. on dit AEC, Avant l'ère courante.
(3) C'est le texte du Symbole des Apôtres.
(3) C'est le texte du Symbole des Apôtres.
(4) A noter que c'est à peu près à la même époque et toujours à Paris sur la rive gauche que, selon Jacques Le Goff, on inaugure le Purgatoire.
(5) Plus précisément, dans une formulation diplomatique, lesdites instances constatent qu'on des raisons théologiques et liturgiques solides "d'espérer" que les Limbes n'existent pas, voir ici au paragraphe 102.
(6) T. S. Eliot, The Waste Land, II, A game of chess. Messieurs on va fermer
Messieurs on va fermer
'Soir, Bill. 'Soir, Lou. 'Soir, May. 'Soir, Bob. A la prochaine.
Bonsoir. Bonsoir. Bonsoir.
(Dans la traduction de Pierre Leyris).
Messieurs on va fermer
'Soir, Bill. 'Soir, Lou. 'Soir, May. 'Soir, Bob. A la prochaine.
Bonsoir. Bonsoir. Bonsoir.
(Dans la traduction de Pierre Leyris).
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