19/09/2017

Cet endroit où ni l'été ni l'hiver le jasmin ne se fane


Vénédict Eroféiev, étudiant en philologie, tireur de câbles, aide-maçon, préposé aux chaudières, planton de poste de police, tireur d'élite dans la milice armée, bibliothécaire, écrivain, buveur et poète (1938-1990)



Tout le monde dit : le Kremlin, le Kremlin… J'en entends toujours parler et je ne l'ai jamais vu. Combien de fois déjà (un millier) soûl ou mal dessoûlé, ai-je parcouru Moscou du nord au sud, d'ouest en est, d'un bout à l'autre, de part en part et au hasard : jamais je n'ai vu le Kremlin.

Hier encore je l'ai raté. Pourtant j'ai tourné toute la soirée dans les parages, et je n'étais pas tellement soûl : à peine descendu à la gare de Savéliov, j'avais pris un premier verre, de la Zoubrovka, car je sais d'expérience que l'on n'a encore rien inventé de mieux en fait de décoction matinale.

Bon. Un verre de Zoubrovka. Ensuite, dans la rue Kalaïevskaïa, un autre verre, de la Coriandre cette fois. Un ami à moi dit que la Coriandre produit sur l'homme un effet déshumanisant, que, tout en fortifiant les membres, elle affaiblit l'âme. Chez moi, bizarrement, c'est le contraire qui s'est passé : mon âme s'est fortifiée à l'extrême tandis que mes membres se sont affaiblis. Mais je suis bien d'accord que c'est tout aussi déshumanisant. Alors, sans aller plus loin, dans la même rue, j'ai enchaîné avec deux chopes de bière des Jigoulis et une lampée d'Albe-de-Dessert à même le goulot. 

Vous n'allez pas manquer de me demander : “et après, Vénitchka, après, qu'est-ce que tu as bu ?” Eh bien, c'est assez fumeux dans mon esprit. Je me rappelle (ça, très nettement) avoir bu deux verres de vodka du Chasseur, rue Tchékhov. Mais auparavant, je n'ai quand même pas pu traverser le boulevard de ceinture sans rien prendre ? Non. Donc, j'ai bu encore autre chose.

Puis je me suis dirigé vers le centre, car avec moi ça se passe toujours comme ça : quand je cherche le Kremlin, je tombe à tous les coups sur la gare de Koursk. A dire vrai, c'est bien là que je devais aller plutôt que dans le centre, mais je suis quand même parti vers le centre, pour voir le Kremlin ne serait-ce qu'une fois. De toute façon je savais très bien qu'il ne fallait pas trop y compter et que je me retrouverais à coup sûr à la gare de Koursk.

Vénédict Erofeiev - (les cinq premiers paragraphes de) Москва-Петушки/Moscou-Pétouchki (1), trad. Annie Sabatier & Antoine Pingaud, Albin Michel éd. 1976.



La Gare de Koursk à Moscou dans les années 1950...




...telle que la connaissait Vénédict Erofeiev au temps où il composait son récit, achevé en 1969 trois ans avant la reconstruction du bâtiment. C'est de là que son buveur céleste, dénommé Vénitchka Eroféiev soi-même, prend son élan




Paweł Pawlikowski - Moscou-Pétouchki, d'après Vénédict Erofeiev (partie 1 de 5), 1990
Mis en ligne par axelys3



...espérant retrouver à Pétouchki, peut-être, la bien aimée.




La gare de Pétouchki, terminus du voyage onirique de Vénédict Erofeiev





Première édition russe (Samizdat), 1970



On peut suivre les étapes de cet aller avec et sans retour sur le site de Connie Müller-Gödecke, en français ou en d'autres langues

Moscou-Pétouchki est un voyage initiatique, ferroviaire et soviétique; on y parle de Gorki, de Herzen et de Tourguéniev, de la dernière cuite et du dernier plénum du PCUS, mais on y trouve aussi de grandioses recettes de cocktails maison à base de produits d'époque...







...et même de précieux graphiques puissamment explicatifs.







Mais il faut lire Moscou-Pétouchki jusqu'à la toute fin...

Sauve-toi, Vénitchka, n'importe où, mais sauve-toi !… File à la gare de Koursk ! À gauche, à droite, derrière, de toute façon tu y arriveras. Sauve-toi, Vénitchka, vite !…

...quand des anges se mettent à rire, méchamment.  Les anges, ils ont ri. Vous savez comment ils rient, les anges ? Ce sont des créatures ignobles, je le sais maintenant… Voulez-vous que je vous explique comment ils ont ri à cet instant ?

C'est jusqu'à la toute fin, donc, qu'on est  prié de lire ce roman...



Edition française de 1976



...avant de se plonger dans le commentaire du dernier paragraphe.


Puis, si on se promène à Moscou, place Borby, on verra les deux statues, celle du buveur-voyageur...



 Valéri Kouznetsov & Sergueï Mantserev - Double monument Moscou-Pétouchki (1). 
Sur le socle : Peut-on ajouter foi à l'opinion d'un homme dans cet état, qui n'a même pas eu le temps de reprendre ses esprits en même temps que sa dose matinale ? (Moscou-Pétouchki, p.25).



...et celle de la bien-aimée qu'il voudrait rejoindre - Dans un instant tu sauras tout, pourquoi il n'y a personne nulle part, pourquoi elle n'est pas venue. Tout… Va, Vénitchka, va.



 Valéri Kouznetsov & Sergueï Mantserev - Double monument Moscou-Pétouchki (2).
Sur le socle : Pétouchki... cet endroit où ni le jour ni la nuit les oiseaux ne se taisent, où ni l'été ni l'hiver le jasmin ne se fane (Moscou-Pétouchki, p.46)




On peut trouver chez les bouquinistes, en fouillant un peu (ou beaucoup) :  
- Moscou-Pétouchki, dans l'édition Albin Michel, ou la réédition de 1997 chez Ibolya Virág
- Les carnets d'un psychopathe (2007) et Mon Lénine de poche (2008) aux éditions Anatolia.


Ah, j'oubliais, la bière des Jigoulis, c'est ça :



Publicité soviétique, 1966
Mis en ligne par вова печеный



(1) Titre de la première édition française, conforme à l'original russe. Les éditions suivantes on été titrées Moscou-sur-Vodka.

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