08/01/2017

Une semaine Annenkov (4) : la révolution leur a fait un grand tort, il faut leur donner à chacun un peu de chocolat


Iouri Annenkov - Portrait de Maxime Gorki, 1920




"A cette époque, Gorki lui-même était en voie à de sérieux doutes. La cruauté qui accompagna le coup d'état "sans effusion de sang" (1) l'avait profondément ébranlé. Le bombardement du Kremlin avait fait se lever en lui une foule de sentiments contradictoires. Il ressentit comme une blessure à son propre corps la brèche béante qui défigurait la coupole de Basile le bienheureux" (2).

"La chambre de Gorki et son cabinet de travail étaient encombrés de représentations sculptées du Bouddha, de laques chinoises, de masques, de sculptures chinoises polychromes, toutes choses que Gorki collectionnait avec passion. (...)

Détail curieux : dans la richissime bibliothèque de ce "marxiste" où s'entassaient des livres ayant trait à toutes les branches de la culture humaine, je ne trouvai pas (en dépit de mes recherches systématiques) un seul tome des œuvres de Karl Marx.
Gorki appelait Marx "Karlouchka" et Lénine "le  petit nobliau", ce qui, d'ailleurs, correspondait à la réalité(3).


Iouri Annenkov avait fait la connaissance de Maxime Gorki alors qu'il avait encore lui-même onze ans, et que Gorki habitait Kuokkala, banlieue finlandaise de Saint-Pétersbourg (4). Kuokkala était un refuge de membres de l'intelligentsia, où le père d'Annenkov avait lui aussi sa datcha. Lénine lui même y vécut en 1905-06, mais ceci est une autre histoire.

Le dessin est plus complexe que la plupart des portraits réunis dans son recueil de 1922. Et moins antibolchévik que le commentaire des Souvenirs. A l'époque où Annenkov les écrivait, au milieu des années 60, il était difficile de faire l'impasse sur la figure de Gorki écrivain officiel du stalinisme, préfaçant des odes au Biélomorkanal... avant d'être lui-même assigné à résidence en 34, et peut-être empoisonné avant d'être enterré en grande pompe, son cercueil porté sur l'épaule même du tyran. 

Ici deux éléments caractéristiques de l'avant-garde russe (du suprématisme en particulier), le losange rouge et la diagonale dynamique; sur cette ligne ascendante une manifestation porte un panneau : Vive la R.S.F.S.R. (5) vers des grues qui construisent la ville (Moscou ?) du socialisme à venir, surplombant trois malheureux petits bulbes - est-ce un rappel de celui de Basile le bienheureux endommagé en 17, ou simplement des vieilleries à déblayer ?

Mais cette diagonale peut se lire aussi en descendant, en suivant le regard de Gorki, vers le Bouddha et le vase de Chine : adieu aux œuvres du passé, ou nostalgie ? Certes, le Bouddha penche dangereusement (prêt à tomber dans l'oubli ?) pourtant notez que le vase de Chine se surimpose, intact, à la manifestation - sur son col, un dragon paraît même se fondre dans la foule en marche (6) - mais par construction, il tournerait en rond...

Portrait polysémique d'un Gorki pensif, envahi d'une foule de sentiments contradictoires, traversé par le losange rouge de l'avenir, tourné vers un passé menacé de disparition. Ne pas y voir un compromis conscient avec l'idéologie officielle, ici le conflit est interne à l'acte même de création.

Au moment où ce dessin est tracé, Annenkov et d'autres mettent en scène des spectacles de masse pour célébrer Octobre (le coup d'état "sans effusion de sang"), et Malévitch repeint les murs de Vitebsk aux couleurs suprématistes.



"Dans les rues principales, la brique rouge est recouverte de peinture blanche. Et le fond blanc est semé de ronds verts. de carrés orange. De rectangles bleus. C'est Vitebsk en 1920. Le pinceau de Kasimir Malévitch est passé sur les murs de brique" (7).



Peintures murales de l'UNOVIS à Vitebsk, 1920



Ce sont les brèves noces de l'avant-garde et de la révolution. Malévitch sera forcé de quitter Vitebsk en 22, de fermer son institut de Pétrograd en 26. Annenkov émigrera en 24.

Et pourtant ces brèves noces étaient des noces de la faim. car ils mouraient de froid et de faim, les artistes, en 19, 20 et 21. 




Iouri Annenkov - Autoportrait durant l'hiver 1919-1920 à Saint-Pétersbourg



"Je commençai par brûler dans le poêle la porte qui séparait le bureau (...) de l'antichambre, ensuite la porte qui séparait le corridor de la cuisine. Après quoi ce fut le tour des lames du parquet : je commençai par l'entrée… Je fus ensuite saisi d'un sentiment d'horreur : encore un peu et je devrais commettre le sacrilège de brûler les étagères de la bibliothèque, voire les livres eux-mêmes" (8). 

Pour la mise en scène de la Prise du palais d'hiver, avec huit mille participants répartis en groupe de cent acteurs, cent cinquante projecteurs électriques...





Iouri Annenkov - Scénographie pour La prise du palais d'hiver, 1920




La prise du palais d'hiver, 1920 
Mise en scène de Nikolaï Evreïnov, ass. Iouri Annenkov, Gavrila Derjavine, Alexandre Kouguel, Nikolaï Petrov



...et toute la place du palais pour scène, le salaire d'Annenkov avait été 

"une ration de tabac à rouler pour faire cent cinquante cigarettes russes et deux kilos de pommes gelées" (9).

C'étaient les noces du froid et de la faim et pourtant en ces années ils restaient encore. Ils allaient voir Gorki chez qui "on ne manquait toutefois de rien : ami de Lénine est habitué de Smolny, Gorki appartenait à la catégorie des « camarades bien-aimés », qui jetaient les fondements d'une nouvelle classe de privilégiés..." (10).

Gorki qui avait fondé la Commission pour la Sauvegarde de l'Art et du Passé...

"Son apport à la lutte contre l'inertie destructrice de la révolution est inestimable." (11)

...ainsi que le Comité pour l'Amélioration du Quotidien des Savants, le CAQS.

"Cet organisme destiné à lutter contre la misère se trouvait rue Millionaïa. Les hommes de science y venaient, vêtus de haillons et chaussés de souliers en lambeaux, avec des sacs de grosse toile et des luges d'enfant. On leur donnait une ration d'une semaine : tant d'onces de viande de cheval, tant de gruau, de sel, de tabac, d'ersatz de graisse ainsi qu'une plaquette de chocolat. Un jour, dans une conversation avec Gorki, je me moquai de cette plaquette. Il dit d'un ton pensif : tous les hommes sont quelque peu des enfants et l'enfant continue à vivre même dans l'âme d'un savant chenu. La révolution leur a fait un grand tort. Il faut leur donner à chacun un peu de chocolat. Cela en réconciliera plus d'un avec la réalité qui les entoure et les soutiendra intérieurement" (11).



Et ensuite voilà qu'Annenkov dessine ce portrait d'un Gorki qui n'est ni bolchévik, ni anti-bolchévik. Ou encore, qui est l'un et l'autre.



(1) La révolution d'octobre.

(2) Iouri Annenkov, Journal de mes rencontres, trad. du russe par Marianne Gourg, Odile Melnik-Ardin et Irène Sokologorsky, éd. des Syrtes, 2016, p. 32.

(3) Iouri Annenkov, Journal de mes rencontres, p. 42. L'arrière grand-père de Lénine était un serf affranchi, mais son père avait été anobli au titre de la noblesse personnelle (et non pas héréditaire) qui s'acquérait automatiquement en accédant à un certain grade de fonctionnaire - dans le cas d'Ilia Oulianov, celui de directeur de l'enseignement pour le gouvernement de Simbirsk.

(4) Kuokkala se trouve aujourd'hui en Russie et s'appelle Repino en l'honneur d'Ilia Repine, qui y a vécu.

(5) République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie, depuis la Constitution de 1918 jusqu'au 25 décembre 1991 où elle devient, plus sobrement, Fédération de Russie.

(6) Des commentateurs y voient une allusion à la révolution chinoise de 1911.

(7) S. M. Eisenstein, cité in A. M. Ripellino, Maïakovski et le théâtre russe d'avant-garde, p. 80.

(8) Journal de mes rencontres, p. 100.

(9) Ibid, p. 534.

(10) Ibid, p. 41.
 
(11) Ibid, p. 33-34.

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