John Coltrane - A love supreme, 1964
En soliste
Ma mère me dit qu'elle a rêvé
de John Coltrane, que dans son rêve il était jeune
et jouait avec tant de joie
d'énergie contenue, de rage
qu'elle n'avait pu que pleurer.
Elle est assise maintenant, les mains croisées
sur les genoux, des larmes coulent
de ses yeux aveugles et la télévision
derrière elle reste impassible et grise.
Il est tard, les voisins ne font pas de bruit,
même la ville - Los Angeles - ne fait pas de bruit.
Sur la 99 j'ai roulé des heures,
sur les collines et jusqu'au ciel (1)
pour être ici. Je pose ma main gauche
sur son épaule, alors elle sourit.
Quel monde tout de même, une mère son fils
trouvant à se consoler en Californie
juste là où tout est prévu
pour ça, les palmiers les super-
marchés ouverts toute la nuit
qui vous mettent plein la vue d'oranges
rétro-éclairées en orange
à deux heures du matin.
"Il était seul" dit-elle et pas
comme je le dis maintenant "soliste".
Quel monde tout de même, un grand homme la moitié
de son âge à elle, vient à ma mère en son sommeil,
lui fait le don d'un chant qu'en effaçant ses larmes
elle m'offre à son tour, et alors
je peux l'entendre, la musique que fait le monde
dans le silence, et puis ce mot :
"soliste". Tout de même quel monde
quand je suis arrivé le grand bol des montagnes
était caché sous un nuage de fatigue
et la mer s'étendait
comme une nappe
de pétrole et les fleurs achetées à Fresno
étaient en train de sécher sur le siège
à côté de moi, et j'aurais pu
faire demi-tour et manquer la musique.
Philip Levine - Soloing, in What Work Is, Alfred A. Knopf ed. 1992
Trad. Les chats
(1) Over the Grapevine into heaven : l'US99 (aujourd'hui Interstate 5) monte l'escalier des collines de Grapevine, jusqu'au col de Tejon Pass. Pour une oreille états-unienne, l'association des mots Vine et Heaven a des résonances d'hymne religieux.
My mother tells me she dreamed
of John Coltrane, a young Trane
playing his music with such joy
and contained energy and rage
she could not hold back her tears.
And sitting awake now, her hands
crossed in her lap, the tears start
in her blind eyes. The TV set
behind her is gray, expressionless.
It is late, the neighbors quiet,
even the city -- Los Angeles -- quiet.
I have driven for hours down 99,
over the Grapevine into heaven
to be here. I place my left hand
on her shoulder, and she smiles.
What a world, a mother and her son
finding solace in California
just where we were told it would
be, among the palm trees and all-
night super markets pushing
orange back-lighted oranges at 2 A.M.
"He was alone," she says, and does
not say, just as I am, "soloing."
What a world, a great man half
her age comes to my mother
in sleep to give her the gift
of song, which -- shaking the tears
away -- she passes on to me, for now
I can hear the music of the world
in the silence and that word:
soloing. What a world -- when I
arrived the great bowl of mountains
was hidden in a cloud of exhaust,
the sea spread out like a carpet
of oil, the roses I had brought
from Fresno browned on the seat
beside me, and I could have
turned back and lost the music.
Un fils vient le soir visiter sa mère âgée et aveugle. Intervention d'une tierce personne : John Coltrane.
Philip Levine (Detroit 10 janvier 1928 - Fresno 14 février 2015) est le poète du Detroit ouvrier. Il naît dans une famille d'immigrants juifs; son père mort quand il avait cinq ans, il doit travailler tôt, à l'âge de quatorze ans pour aider à nourrir sa famille. Ses années d'ouvrier chez Chevrolet, Cadillac ou Detroit Transmission plantent le décor d'un bonne partie de ses poèmes, notamment dans le recueil What Work Is. Passé par l'Iowa Writers Workshop, et donc à l'école de John Berryman, il enseigne ensuite à l'université de Californie à Fresno, de 1958 jusqu'à sa retraite en 92. Levine a été nommé United States Poet Laureate pour 2011-2012.