11/11/2011

Une semaine russe (2) : Le Pétersbourg de Doboujinski


Mstislav Valerianovitch Doboujinski - Petite maison à St-Pétersbourg, 1905
Source : Диаскоп


Ce billet pour faire suite à celui d'hier, à propos de Doboujinski. Aujourd'hui on le connaît surtout comme décorateur de théâtre pour Stanislavski et Diaghilev - et accessoirement parce qu'il fut le professeur qui persuada Vladimir Nabokov qu'il était écrivain et non pas peintre. Mais Doboujinsky fut aussi l'œil qui vit le mieux Pétersbourg dans les vingt premières années du XXème siècle...


 Mstislav Doboujinski - La drague
Lithographie extraite du recueil Pétersbourg en l'an 21, 1923.


...spécialement en cette année 1921... 


 Mstislav Doboujinski - La cathédrale St Isaac sous une tempête de neige
Lithographie extraite du recueil Pétersbourg en l'an 21, 1923.


...les artistes crevaient de faim, tous, Blok, Biély, Akhmatova...


 Mstislav Doboujinski - l'Hiver au jardin d'été
Lithographie extraite du recueil Pétersbourg en l'an 21, 1923.


 ...ils étaient les "chasseurs de rations"...


Mstislav Doboujinski -  Le Pont aux Lions
Lithographie extraite du recueil Pétersbourg en l'an 21, 1923.


...car pour avoir les rations il fallait être rattaché à une usine, ou être dans les petits papiers d'un soviet, ce qui n'était pas leur cas...


 Mstislav Doboujinski - Quai de la Priajka
Lithographie extraite du recueil Pétersbourg en l'an 21, 1923.


...mais parmi eux c'est Iouri Annenkov qui avait trouvé le meilleur moyen de ne pas mourir de faim : il organisait des cours d'histoire de l'art pour les miliciens...


Mstislav Doboujinski - Jardin sur le canal latéral
Lithographie extraite du recueil Pétersbourg en l'an 21, 1923.


...ce qui permettait de toucher leurs rations spéciales et même, dans certains cas, celles de la Flotte de la Baltique.


Mstislav Doboujinski - La forteresse Pierre-et-Paul
Lithographie extraite du recueil Pétersbourg en l'an 21, 1923.


Annenkov trouva ainsi du travail pour Doboujinsky, qui alla enseigner aux miliciens...


 Mstislav Doboujinski - Les Sphinx
Lithographie extraite du recueil Pétersbourg en l'an 21, 1923.


...l'histoire et l'architecture des monuments qu'ils surveillaient. 

Cette année-là au mois d'Août, Alexandre Blok, l'auteur des Douze, parfaitement inapte à la chasse aux rations, mourut tenaillé par la faim. Et Iouri Annenkov fit son dernier portrait (1).


 Iouri Annenkov - Alexandre Blok sur son lit de mort, 1921


De toute façon cette année-là, même les marins de la Flotte de la Baltique avaient tiré dans le sang de Kronstadt les leçons de la famine.

Doboujinsky survécut - et il quitta l'URSS en 1924. Annenkov partit la même année, sans plus d'illusions - en faisant le portrait de Lénine, il avait recueilli les pensées de son modèle sur l'art et les artistes 

"— Vous savez, je ne suis pas calé en art, dit Lénine (...) l’art c’est pour moi... quelque chose comme un appendice intellectuel, et lorsque son rôle de propagande, qui nous est indispensable, sera accompli, nous le couperons – clac-clac ! A cause de son inutilité" (2).

En 1929 Annenkov trouve Maïakovski errant, affamé et misérable, à Monte-Carlo - son salaire bloqué en URSS il a tenté de se refaire au jeu et perdu sa chemise. Annenkov le dépanne et Maïakovski lui demande quand il compte retourner au pays. Annenkov répond qu'il veut rester un artiste et qu'il ne reviendra donc pas. "Maïakovski m'a donné une tape sur l'épaule, il s'est soudain assombri et a dit d'une voix rauque 
- Moi j'y retourne, puisque je ne suis plus poète." Il éclate en sanglots et chuchote, presque inaudible "à présent, je suis... fonctionnaire" (3). Clac-clac, comme disait Lénine.

Doboujinski travaillera pour le théâtre, en Lituanie et aux Etats-Unis où il mourra. Pendant la seconde guerre, il y dessinait des paysages d'une lointaine Léningrad assiégée, qu'il appelait probablement encore Pétersbourg.


Mstislav Doboujinski - Illustration pour les Nuits Blanches de Dostoïevski, 1922-23
Source : Olga's Gallery



(1) Dans Littérature et Révolution, trois ans plus tard, Léon Trotsky versera quelques larmes sur Blok. Des documents déclassifiés en 1995 jettent une lumière plus crue sur le sinistre vaudeville bureaucratique qui accompagna son agonie. Gorki et Lounatcharski se battent jusqu'au bout pour que Blok soit autorisé à partir en Finlande dans un sanatorium. Pendant des mois Lénine atermoie, la Tchéka faisant valoir le risque que Blok écrive un jour "des poèmes contre nous" (Menjinski, N°2 de la Tchéka, dans un rapport à Lénine). Puis le Politburo autorise Blok à partir sans sa femme - ainsi retenue en otage - alors qu'il ne peut se déplacer seul. Quand enfin vient le laissez-passer pour les deux époux, le 5 août, il est trop tard et  Blok meurt le 7. Sur cette affaire voir Bengt Jangfeldt, La vie en jeu, une biographie de Vladimir Maïakovski, Albin Michel 2010, pp. 183-184.

(2) Iouri Annenkov, Vies et Œuvres, extrait, traduction de Pavel Chinsky, Revue Labyrinthe, n°6, 2000.

(3) Iouri Annenkov, Journal de mes rencontres, cité par Bengt Jangfeldt, La vie en jeu, une biographie de Vladimir Maïakovski, Albin Michel 2010, pp. 425-426. Excellent livre bourré d'archives pas forcément bien connues du lecteur français.

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